Selon Saint-Simon, Samuel Bernard est à la fin du XVIIème siècle, « le premier et le plus riche banquier de l’Europe. » Louis XIV le fait chevalier, précisant même que « sans que pour cela il soit tenu de cesser son commerce, que nous lui avons expressément défendu par l’utilité que nous et nos sujets pouvons continuer à en retirer. »
Samuel Bernard (1651-1739) - Comte de Coubert par Mignard
Samuel Bernard est l’un de ces hommes qui, quelles que soient ses capacités personnelles, a d’abord la chance d’avoir été porté par les événements, de ces évolutions dont l’histoire a la secret. Depuis la dernière grande défaite des protestants à l’issue du siège de La Rochelle en 1627-28, les guerres de religion semblaient appartenir à une autre époque et vouées aux gémonies.
Or en 1685, Louis XIV persuadé que la légitimité religieuse de roi catholique, garant de la devise « une foi, une loi, un roi » ne saurait souffrir d’exceptions, se décida, sûr de son bon droit, par l’édit de Fontainebleau promulgué le 28 octobre 1685 et dûment enregistré par le parlement, à révoquer le fameux édit de Nantes qui eut pourtant toutes les peines du monde à entrer en vigueur et à s'imposer.
Dans la tourmente qui suivit le diktat du Roi Soleil, beaucoup de protestants choisirent l’exil, laissant une partie de leur vie derrière eux, affaiblissant aussi la France mais certains, comme Samuel Bernard, préférèrent abjurer leur religion, rester dans leur pays… et conserver leur situation. Au départ, il était simplement le fils d’un peintre du roi, et commence comme marchand drapier, [1], un homme respecté dans sa corporation qui s'oriente rapidement vers des activités plus lucratives. [2]
Décision pleine d’à-propos puisqu’il deviendra rapidement un maillon essentiel entre les besoins du financement du pouvoir royal et les capacités d’investissement des protestants exilés qui font souvent appel à ses capacités financières. Car sous les apparences de bonnes pratiques catholiques, il entretient des rapports avec la banque protestante et les réformés partis en Allemagne et en Suisse.
Il va s’illustrer en 1687 en réglant à la demande du Conseil des soixante (ou Conseil de Genève) une affaire embrouillée de perception des dîmes du pays de Gex à la frontière suisse, entre les archevêques de Genève et d’Annecy. Son aura qui grandit va être fortement renforcée par la nomination en 1689 de Louis Phélypeaux duc de Pontchartrain, comme ministre de la Marine, un homme qu’il connaît pour l’avoir déjà servi quand il était premier président du Parlement de Bretagne, et qui l’apprécie.
Vues du pays de Gex : Collonges et St-Jean de Gonville
Grâce à Ponchartrain, il pénètre le cercle restreint des décideurs, des hommes de pouvoir et sait se rendre indispensable par sa capacité à entreprendre et ses compétences monétaires et cambiaires. Dès lors, ses activités prirent une ampleur considérable et il devint peu à peu un personnage important, éminence grise du pouvoir dans le domaine bancaire.
Il est de toutes les transactions, présent dans les ports de Dunkerque à Marseille, possède des intérêts aussi bien dans les galions espagnols que dans les vaisseaux de commerce avec les colonies. Si ses affaires sont un temps contrariées par la guerre de la ligue d’Augsbourg qui se termine en 1697, on le retrouve siégeant aussi bien au conseil de la Compagnie des indes qu’à celui de la compagnie des mers du sud ou comme l’un des fondateurs de la compagnie de Saint-Domingue.
On le sait depuis longtemps, les guerres sont une manne pour les fournisseurs de guerre et les banquiers. Pour financer cette guerre, le contrôleur général a épuisé tous les moyens, manipulé la monnaie mais tout ses talents d’agioteur n’ont pas suffi. Il a beau « réformer » les espèces (les remplacer par des valeurs faciales supérieures), générer des diminutions entre deux périodes d’augmentation des valeurs, jouer sur le rapport or-argent et le rapport entre cette monnaie réelle et la valeur de la monnaie de compte, la livre-tournois.
Samuel Bernard passe pour un expert en manipulation de taux, jouant avec art des écarts entre espèces et entre matières. Il faut dire qu’il avait organisé à travers l’Europe un dense réseau d’informateurs et rien ne lui échappe de la situation politique dans telle principauté allemande, la probabilité de pénurie de grains dans tel pays ou des écarts importants du prix de blé entre par exemple la France et des pays de la Baltique, ce qui on va le voir, peut revêtir des conséquences considérables sur la situation d’un pays.
Louis Phélypeaux duc de Pontchartrain
Justement, dans les années 1692-94, la récolte de froment est si catastrophique que la mesure en vigueur à l’époque, le prix du setier de grains quadruple. C’est la famine, les deux hivers particulièrement rigoureux de 1692-93 feront des milliers de morts. La guerre et le blocus qu’elle véhicule continuent et la révolte gronde, des troubles ici ou là dans le pays. Seul Samuel Bernard prend les choses en mains, active ses réseaux, fait jouer ses relations et finit par réussir à affréter des bateaux pour transporter ce blé si précieux, commandé par le grand capitaine Jean Bart qui parvient à se faufiler entre les mailles serrées du filet anglais.
Michel de Chamillard
Un vrai feuilleton digne d’Hollywood où ne manque que la jaune héroïne bouche bée devant le héros du jour. La gloire pour Jean Bart et la reconnaissance éternelle du Roi-soleil pour Samuel Bernard dont pouvoir et fortune s’accroissent encore à cette occasion mais qui reste largement dans l’ombre. D’autant qu’il va devoir encore devoir intervenir dans les grandes famines qui séviront dans le royaume en 1713-14 et après la mort de Louis XIV, en 1724-25.
Dans le même temps, il poursuit ses activités en recourant lui-même à la technique de « réformes des espèces » revendant plus cher de vieilles espèces encore en circulation à Genève (anciens louis, réaux, ducats, pistoles) à la Monnaie de Lyon dont il a obtenu le monopole. [3] Cette technique pour réussir repose d’abord sur la confiance des marchés, le contrôleur général Pontchartrain ayant tenté le même type d’opérations en 1694 prématurément, sans préparation, et contre l’avis de Samuel Bernard, déclenche une panique dans les milieux financiers.
Une famille de paysans au XVIIe siècle, vue par Le Nain
Quand tous les expédients et recours sont épuisés, on se tourne vers lui, sauveur in fine, le roi lui envoie le fidèle Ponchartrain, et l’ambassadeur de Polignac, lors de l’épisode du pourvoi du trône de Pologne, constatera que le pouvoir est obligé « de se reposer sur le sieur Bernard. » Quelque quatre années après le traité de Rijswijk, la guerre reprend avec cette fois pour enjeu le trône espagnol, Samuel Bernard est toujours là pour soutenir l’effort de guerre et va même obtenir le monopole du financement des armées. Michel de Chamillard, le successeur de Pontchartrain, s’en remet totalement à lui et suit ses conseils à la lettre.
Les Jardins de Marly-le-roi
Il devient encore plus indispensable au point qu’il parviendra à drainer des fonds étrangers de pays en guerre avec la France en passant par Genève, plaque tournante capitale. Sa vanité est récompensée quand il est nommé chevalier de l’ordre de Saint-Michel avec croix sur ruban bleu et, faveur des plus recherchées, lui fait l’honneur de ses jardins de Marly. La noblesse ronde son frein et assiste, impuissante, à l’avènement de la finance dans le cercle restreint du pouvoir royal.
En 1714, la situation financière du royaume est catastrophique. La dette s'élève alors à plusieurs milliards de livres représentant une dizaine d'années de recettes. La spéculation de financiers et d'agents de change qui sévit alors provoquera une réaction des pouvoirs publics. plusieurs d'entre eux seront embastillés mais Samuel Bernard s'en tirera en 1716, donc peu après la mort de Louis XIV, avec une amende de six millions de livres. Le temps n'est plus à l'élimination d'un Nicolas Fouquet.
A travers le parcours d’un Samuel Bernard, on voit que les mécanismes monétaires et financiers n’ont guère variés dans leur fondement en un peu plus de trois siècles et qu’un homme d’influence comme Samuel Bernard étendait ses tentacules mondialistes sur l’Europe, ainsi qu’outre atlantique vers les colonies et même au-delà avec la compagnie du pacifique, maniait une masse considérable d’informations par ses réseaux d’informateurs et ses agents, espèces de « golden boys » de l’époque. Il ne lui manquait guère que l’informatique, un gros Cray-II pour digérer cette formidable quantité de données qu’il collectait de par le monde.
Samuel Bernard, banquier des rois et surtout roi des banquiers.
Buste de Samuel Bernard par Guillaume Coustou
Notes et références
[1] Il est exactement « maître mercier grossiste pour draps d'or, d'argent et de soie de Paris » avant de s’orienter vers le commerce et la banque.
[2] Il commence son ascension social à la fin du XVIIe siècle en rachetant les prises de corsaires royaux et en s’associant à la traite des négrière. Après son abjuration, il crée la compagnie de Guinée et étend encore ses intérêts dans la traite des Noirs., réalisant des profits considérables.
[3] Dans cette affaire, soutenu par l’État qui ne pouvait se permettre de perdre un financier aussi puissant, il va réussir à éviter la banqueroute en passant un accord avec ses créanciers.
Quelques dates-clés
- 1685 : révocation de l'édit de Nantes, hostilité des pays protestants
- 1688-1697 : guerre de la ligue d'Augsbourg conclue par le traité de Rijswick
- 1701-1713 : guerre de succession d'Espagne conclue par la paix d'Utrecht
Un banquier bien en cour
En 1708, Louis XIV fait à Samuel Bernard les honneurs de ses jardins de Marly,
privilège réservé à une toute petite élite. La noblesse, médusée,
assiste impuissante assiste alors à l'avènement de la finance. Pour que
le roi n'eût pas à s'abaisser de recevoir en audience le financier, Desmarets organise à Marly une petite rencontre que nous relate Saint-Simon :
« Le roi sur les cinq heures, raconte Saint-Simon, sortit à pied et passa devant tous les pavillons [...] Au
pavillon suivant, le roi s'arrêta. C'était celui de Desmarets qui se
présenta avec le fameux banquier Samuel Bernard qu'il avait mandé pour
dîner et travailler avec lui. C'était le plus riche d'Europe et qui
faisait le plus gros et le plus assuré commerce d'argent. Le roi dit à
Desmarets qu'il était bien aise de le voir avec M. Bernard, puis, tout
de suite, dit à ce dernier :
– Vous êtes bien homme à n'avoir jamais vu Marly, venez le voir à ma promenade, je vous rendrai après à Desmarets.[...]
J'admirais, et je n'étais pas le seul, cette espèce de prostitution du roi, si avare de ses paroles, à un homme de l'espèce de Bernard ».
* Voir aussi l'étude de Daniel Dessert sur L'argent du sel entre l'époque de Richelieu et celle de Colbert
<<< • • Christian Broussas - Samuel Bernard • °° © CJB °° • • 03/2014 >>>
– Vous êtes bien homme à n'avoir jamais vu Marly, venez le voir à ma promenade, je vous rendrai après à Desmarets.[...]
J'admirais, et je n'étais pas le seul, cette espèce de prostitution du roi, si avare de ses paroles, à un homme de l'espèce de Bernard ».
* Voir aussi l'étude de Daniel Dessert sur L'argent du sel entre l'époque de Richelieu et celle de Colbert
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