mardi 4 novembre 2014

Milena Jesenska et Margarete Buber-Neumann

     
Margarete Buber-Neumann dans les années 30 et en 1986

Margarete Buber-Neumann et Milena Jesenska, ce sont des vies broyées par l'Histoire, mêlées aux aléas des idéologies et des guerres du XXème siècle. Elles se rencontrèrent en octobre 1940 à Ravensbrück, lieu de sinistre mémoire et pendant quatre ans, jusqu'à la mort de Milena en mai 1944, elles noueront une relation forte que Margarete a voulu perpétuer dans la biographie qu'elle a consacrée à son amie, réalisant ainsi le souhait de Milena qui lui dit peu de temps avant de mourir, « Tu leur diras qui je fus, n'est-ce-pas. Tu auras pour moi la clémence du juge ». Au-delà de l'horreur quotidienne, elles prirent l'habitude de se confier l'une à l'autre et de parler de leur passé.

Milena apprit que Margarete, alors militante communiste, avait fui le nazisme et s'était réfugiée à Moscou avec son mari Heinz Neumann, ancien député au Reichtag. Grave erreur, en URSS elle n'est pas vraiment en odeur de sainteté, Heinz disparaît rapidement dans les oubliettes staliniennes et elle reste deux ans en Sibérie où elle a été déportée.

Lors d'un simulacre de procès, comme on savait les faire au temps du stalinisme, elle fut accusée d'activités contre-révolutionnaires et condamnée à cinq années de camp de travail puis déportée à Karaganda, au Kazakhstan. Pire, les services secrets russes du NKVD la livreront à la Gestapo allemande, victime des aléas de stratégies politiques. Comme le chantait Georges Brassens, « Qu'au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi, mieux vaut attendre un peu qu'on le change en ami. »

        
          Milena Jesenska et Franz Kafka

Margarete apprit de Milena sa carrière prometteuse de journaliste à Prague, sa révolte face à l'invasion allemande de son pays la Tchécoslovaquie, ses désillusions de militante communiste, le bouillonnement artistique de la Prague de l'entre-deux-guerres auquel elle a participé avec passion. Elle lui parla aussi longuement de sa vie personnelle, de ses deux mariages, d'abord avec l'écrivain juif Ernst Polak puis avec l'architecte Jaromir Krejcar, et surtout de cette liaison brève et étrange avec Franz Kafka et leur longue correspondance, dans laquelle, il la présente ainsi  : « ... C'est un feu vivant tel que je n'en ai encore jamais vu... En outre, extraordinairement fine, courageuse, intelligente, et tout cela elle le jette dans son sacrifice ou, si on veut, c'est grâce au sacrifice qu'elle l'a acquis... » [1]

Milena est issue du milieu de la haute bourgeoisie où son père est un dentiste renommé, ce qui lui permet de fréquenter l'école huppée de la Minerva. Sa tante, la grande poétesse Ruzena Jesenska, jouera aussi un rôle déterminant de référence, de modèle dans sa formation. Elle se sent mal à l'aise dans son milieu et se veut une femme "moderne", journaliste, fréquentant les cafés littéraires en vogue à Prague où elle fait la connaissance de son futur mari Ernst Polak, qui l'emmène à Vienne et s'éloigne rapidement d'elle. Dans la Vienne de l'après-guerre, elle marque par un ton nouveau, plus direct, plus ancré sur la vie quotidienne, les reportages qu'elle publie dans plusieurs journaux.

Milena se veut témoin de son temps, au plus près des préoccupations des gens, et elles ne manquent pas dans cette capitale hypertrophiée, orpheline de l'Autriche-Hongrie. C'est en traduisant des livres en allemand et en tchèque qu'elle rencontre les œuvres de Kafka, qui en même temps la fascine et la rebute par son caractère difficile et ombrageux.

A la fin de la guerre en avril 1945, après la mort de Milena et avant que l'Armée rouge ne fonce sur le camp, Margarete fut larguée dans la nature et dut entreprendre à pieds un dangereux périple à travers l'Allemagne pour échapper aux Soviétiques et tenter de rejoindre sa famille en Bavière. En 1949 lors du célèbre procès Kravtchenko qui se déroula à Paris, son témoignage sur la comparaison qu'elle fit entre camps soviétiques et camps nazis, elle qui avait subi la terrible expérience des deux, fut un des grands moments du procès et établit de façon irréfutable l'existence des camps de déportés politiques en URSS.

Franz Kafka : Lettres à Milena
Pourtant, ils ne se ressemblent pas du tout : Ils font connaissance à Merano kafka fait une cure; elle a 24 ans, et lui 38. Il lui parle de ses problèmes, sa tuberculose, son hypocondrie, alors qu'elle est la vie même, une femme gaie et passionnée. Ces Lettres à Milena portent bien leur nom : elles sont à sens unique, seule Milena ayant conservé les courriers de Kafka.

C'est d'abord la silhouette de Milena Jesenská, « Milena de Prague » que Kafka distingue dans ses souvenirs, « Je m'aperçois soudain que je ne puis me rappeler en réalité aucun détail particulier de votre visage. Seulement votre silhouette, vos vêtements, au moment où vous êtes partie entre les tables du café : cela, oui, je me souviens… » Elle est un baume sur le cœur souffrant, éprouvé de l'écrivain qui lui susurre un 3 juin 1920 : « L’éclat de vos yeux supprime la souffrance du monde.  » Il lui confiera aussi peu après qu'elle est « une lumière dans les ténèbres... le ciel fourvoyé sur terre. »

En juillet 1920, ils se retrouvent à Vienne où ils passent quatre longs jours ensemble, « ton visage au-dessous du mien dans la forêt et ma tête qui repose sur ton sein presque nu… » Il ne voulait pas détruire ce miracle, cette harmonie par une rencontre mais il finit par céder; ce que femme veut... Seconde rencontre à Gmund à la frontière autrichienne, « ce jour-là nous nous sommes parlé, nous nous sommes écoutés, souvent, longtemps, comme des étrangers. »

  Franz Kafka & Milena

Après cette rencontre, il est à la fois lyrique et lucide, un seul être vous manque lui écrit-il d'une certaine façon dans cette lettre, ... « Je ne sais ce que j’ai, je ne puis plus rien t’écrire de ce qui n’est pas ce qui nous concerne seuls, nous dans la cohue de ce monde. Tout ce qui est étranger à cela m’est étranger » recherchant la fusion dans l'être aimé qui avoue « ce n’est pas toi que j’aime, c’est bien plus, c’est mon existence : elle m’est donnée à travers toi » mais au-delà de ces accents romantiques, il se sent toujours torturé par le doute quand il lui écrit « tu veux toujours savoir, Milena, si je t’aime ; c’est une grave question à laquelle on ne saurait répondre dans une lettre. »

Il est malheureux et les lettres s'espacent car; estime-t-il, « ces lettres en zigzag doivent cesser, Milena, elles nous rendent fous. » En fait, il est malade, toujours aussi angoissé et dans sa dernière lettre datée de juillet 1923, alors qu'il ne lui reste qu'à peine un an à vivre, il lui avoue qu'il « a trouvé à Müritz une aide prodigieuse en son genre, » qui s'appelle Dora Dymant, jeune Berlinoise de 19 ans qui l'accompagnera jusqu’à la fin le 3 juin 1924.

Dans le Narodni Listy du 7 juin 1924, Milena lui rend hommage dans un article d'un acuité extraordinaire où elle le peint comme un homme « timide, inquiet, doux et bon, mais les livres qu’il a écrits sont cruels et douloureux, » le présentant comme celui qui « a écrit les livres les plus importants de la jeune littérature allemande, » des livres ajoute-t-elle « pleins de l’ironie sèche et de la vision sensible d’un homme qui voyait le monde si clairement qu’il ne pouvait pas le supporter et qu’il lui fallait mourir s’il ne voulait pas faire de concessions comme les autres… »

Milena est présente dans chaque page du Journal de Kafka des années 1920-1922 mais il rompra ce lien, dévoré par son angoisse, la laissant désemparée avec ce qu'elle appellera "ce mal d'absence" dans une lettre à Max Brod, l'ami intime de Kafka.

       

Notes et références
[1] Franz Kafka, "Sur Milena", Correspondance page 326 

Voir aussi
+ Alena Wagnerova, Milena, Le Rocher, "Anatolia", janvier 2006, 192 pages
+ Franz Kafka, Lettres à Milena, traduction d'Alexandre Vialatte, L'Imaginaire, Gallimard, 350 pages

   < Christian Broussas – Margarete-Milena - 18 juin 2013 • © cjb © • >

2 commentaires:

  1. Vous vous trompez : la photo double du couple est de Franz Kafka avec sa plus jeune soeur Ottla !

    RépondreSupprimer
  2. La femme avec le grand chapeau est la mère de Kafka, ce n’est pas Milena !

    RépondreSupprimer