lundi 5 janvier 2015

Annie Ernaux Le vrai lieu

<<<<<<<<<<<<<<  D'Yvetot  à  Cergy  >>>>>>>>>>>>>


« L'écriture,
c'est là où j'ai l'impression d'être, c'est le lieu. » Annie Ernaux

Profitons de la parution du livre d'entretiens d'Annie Ernaux Le vrai lieu, avec Michelle Porte où elle s'explique sur sa conception de l'écriture, pour revenir sur son parcours et savoir pourquoi, malgré son succès et sa place dans le monde des lettres, malgré qu'elle soit parfois si encensée [1], elle est parfois si décriée.

Dans ce livre, Annie Ernaux revient sur son itinéraire, sa géographie personnelle, en commençant par la fin, la maison qu’elle habite depuis 1977 à Cergy, dans le Val-d’Oise, "son refuge" où elle écrit, puis on revient à Yvetot, en Seine-Maritime, l’épicerie de ses parents au temps de sa jeunesse, déjà rencontrée dans des romans précédents, dont Une femme qui aborde les rapports difficiles avec sa mère. Malgré leurs relations complexes, elle reconnaît ici  qu'elle lui a transmis l'image d'une femme volontaire et indépendante, et ayant été « une dispensatrice de lecture », privilège dans ce milieu populaire où elle vivait alors.

Sa vie à Cergy reste dans la droite ligne de cette existence. Elle fait ses courses comme la plupart des "Français moyens" au super marché à côté de chez elle, Auchan, au centre commercial des Trois-Fontaines, à Cergy. Cette expérience si commune en apparence, elle la raconte dans son récit  Regarde les lumières mon amour. [2] Pendant une année, de novembre 2012 à octobre 2013, elle a scrupuleusement consigné toutes ses visites dans un journal.
« Voir pour écrire, c'est voir autrement » [...] « pour raconter la vie » commente-t-elle à ce propos, elle qui voit l'hypermarché comme «  un grand rendez-vous humain, un spectacle, je l'ai éprouvé à plusieurs reprises. La première fois, de façon aiguë, avec une vague honte…»  

Avec sa mère à Yvetot
Écrire a été d'abord pour elle une rébellion pour défendre sa classe sociale [3], une langue vive qu'on retrouve dans son premier livre  Les Armoires vides, puis elle change de style pour écrire La Place, le livre sur son père : « J’ai compris que l’écriture violente des Armoires vides appliquée, cette fois, non à une narratrice disant “je” mais à “il”, mon père, plaçait celui-ci en position de “dominé”, par rapport à moi-même qui avais la “supériorité” d’écrire sur lui, et surtout par rapport au lecteur. D’une certaine manière, l’écriture de dérision des Armoires vides me plaçait du côté des dominants, creusait la distance avec mes ascendants. » En quelque sorte, le contraire de sa volonté de départ. Elle avait trouvé sa voie et continuera dans cette veine, allant vers un "style sans fioritures", un « dépouillement qui provoque tant d’émotion sans jamais la dire », sans ces recherches qui ne font qu'alourdir le propos, « cette écriture factuelle des choses, qui n’est au fond que de la violence rentrée […], une violence d’autant plus agissante, je crois, que l’écriture se contente de montrer les faits, sans commenter ».

 
« Comme le désir sexuel, la mémoire ne s'arrête jamais. Elle apparie les morts aux vivants, les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l'histoire ». Les Années 

Son rapport aux mots, elle l'exprime ainsi : « Des mots comme des pierres que j'extirpe du fond d'un puits ou d'une rêverie », des mots et une écriture qui se veut concrète et prend forme à partir d'une image réelle, d'une chose ou d'un souvenir. [4] Le souci de rendre son style concret se retrouve dans son roman Les Années qui ajoute une volonté mémorielle, sauver de l'oubli ce « temps où l'on ne sera plus ». Position contestée par tous ceux pour qui une œuvre est d'abord et avant tout un style, une "patte" reconnaissable et inimitable entre toutes.

Si ses premiers romans furent très critiqués par  la presse littéraire qui lui reprochait son attitude « racoleuse » soutenue par un style frustre, la parution de son roman Les Années, un livre « éblouissant de maîtrise » soulignait Télérama, qui a fait l'objet d'éloges quasi unanimes [5], lui a permis de rejoindre son succès populaire.
Elle pique une grosse colère en septembre 2012 quand l'écrivain Richard Millet publie un pamphlet intitulé Éloge littéraire d'Anders Breivik, publiant à son tour une réponse dans les colonnes du journal Le Monde intitulée "Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature", texte signé par une centaine d'écrivains. [6] Sa prise de position a engendré ensuite une polémique avec l'écrivain Patrick Besson, attaque personnelle autant que réaction à une "cabale collective".


« Mes livres, c’est la fusion la plus étroite entre le collectif et l’individuel. »

Elle se défend d'être une écrivaine "féministe", « je ne suis pas une femme qui écrit, je suis quelqu’un qui écrit » précise-t-elle. N'empêche, dans une interview [7], elle revient sur son expérience de l'avortement qu'elle avait raconté dans son livre L'Événement publié en 2000, précisant : « Je voulais témoigner. Cette expérience a changé ma vie d’une façon extrême : il y a un avant et un après. D’où le titre : l’Événement. J’ai été confrontée à l’inimaginable, à l’inouï. On sait que l’on peut en mourir, mais on affronte quand même la mort. On a du mal à comprendre ce qu’est l’absence de loi, ce que signifie être totalement dans l’illégalité, dans la quête d’une personne pour vous donner l’adresse d’une avorteuse, ou pour vous prêter de l’argent. Une femme dans mon quartier, à Yvetot, a été trouvée morte sur la table. Elle avait deux enfants. »

Outre son avortement, la femme vivra aussi des moments très difficiles, son cancer du sein qu'elle retrace dans L’Usage de la photo puis  la maladie d'Alzheimer de sa mère et sa mort qu'elle décrit dans Je ne suis pas sortie de ma nuit et Une femme.

      

Elle refuse aussi les étiquettes, comme d'écrire des romans d’autofiction ou d’autobiographie au sens restreint, de délaisser la forme et le style car souligne-t-elle, « c’est la forme qui bouscule, qui fait voir les choses autrement ». S'il est beaucoup question dans ses livres d'autobiographie, il s’agirait plutôt d'une forme "d’autobiographie collective". Elle ne dissocie pas son vécu personnel de sa dimension sociale. Il ne s'agit ni d’introspection ni de narcissisme, mais plus sûrement de la transmission de son expérience intime.

Sur ce plan, et bien qu'elle revendique une écriture « plate », elle reste fidèle à son milieu, à ses racines, bousculant la syntaxe, le rythme de la phrase, n'ayant pas peur d'utiliser des mots issus de son terroir. Sa façon de rester fidèle à ses convictions, critique quand elle constate dans Le vrai lieu : « Il est certain que, ces vingt dernières années, se sont accrues l’injustice sociale, la séparation entre les modes de vie, la différence des espérances entre les jeunes. Les jeunes sont les grands sacrifiés de ce début de troisième millénaire »

« Dans La Honte, La Place, Passion simple, explique Annie Ernaux dans le Vrai Lieu, ensemble d'entretiens où elle s'explique, ce n’est pas la particularité d’une expérience que j’ai voulu saisir, mais sa généralité indicible. Quand l’indicible devient écriture, c’est politique. Bien sûr, on vit les choses personnellement. Personne ne les vit à votre place. Mais il ne faut pas les écrire de façon qu’elles ne soient que pour soi. Il faut qu’elles soient trans personnelles, c’est ça. Et c’est ce qui permet de s’interroger sur soi-même, de vivre autrement, d’être heureux aussi. » Elle fait partie de ces écrivains qui haussent l'intime de leur propre expérience à l'essence de la condition humaine.

      

Son hommage à Pierre Bourdieu lors de sa disparition en 2002 rend compte de l'influence qu'il a exercée, écrivant dans un article intitulé Bourdieu : le chagrin, « les textes de Bourdieu ont été pour moi un encouragement à persévérer dans mon entreprise d'écriture, à dire entre autres, ce qu'il nommait "le refoulé social" ». Elle y retrace les liens  entre son œuvre et celle de Bourdieu, pour elle « synonyme de libération et de "raisons d'agir" dans le monde ». En 2013, elle participe à l'ouvrage collectif Pierre Bourdieu. L'insoumission en héritage où, dans un essai consacré à l'ouvrage de Bourdieu La Distinction, elle revient sur ce que représenta cette lecture qui confirma son expérience d’un monde social divisé où opèrent des logiques de distinction qui sont, en fait, des logiques de domination.

Dans Retour à Yvetot [8] paru en 2013, elle affirme encore que « la petite fille de l'épicerie de la rue du Clos-des-parts » qui ne connaissait alors que le langage populaire, ne peut adopter de facto « la langue littéraire où je suis entrée par effraction, "la langue de l'ennemi" comme disait Jean Genet, [...] comment, en écrivant, ne pas trahir le monde dont je suis issue ? »

       
Annie Ernaux - Retour à Yvetot  -  photos de jeunesse


Notes et références
[1] « Sa mémoire est comme un puits sans fond. Qui recèle des pépites. De témoignage en roman, de carnet en conférence, Annie Ernaux invente l'écriture, questionne la vie, joue avec les années passées ».  L'Express du 11 juin 2013 
[2] Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, éditions du Seuil, coll. «Raconter la vie», 80 pages, 2014 
[3] Voir ce qu'elle écrit en 2002 dans son hommage à Pierre Bourdieu : « Pour peu qu'on soit issu soi-même des couches sociales dominées, l'accord intellectuel qu'on donne aux analyses rigoureuses de Bourdieu se double du sentiment de l'évidence vécue, de la véracité de la théorie en quelque sorte garantie par l'expérience : on ne peut par exemple refuser la réalité de la violence symbolique lorsque, soi et ses proches, on l'a subie ». 
[4] film documentaire de Michelle Porte, "Les Mots comme des pierres. Annie Ernaux", 2014
[5] Son roman a notamment obtenu le prix Marguerite-Duras, le prix François-Mauriac et le prix de la langue française. 
[6] Elle écrit notamment qu'il a tenu « des propos qui exsudent le mépris de l'humanité et font l'apologie de la violence au prétexte d'examiner, sous le seul angle de leur beauté littéraire, les "actes" de celui qui a tué froidement, en 2011, 77 personnes en Norvège. »
[7] Interview de Mina Kaci, L'Humanité le 3 février 2014
[8] Retour à Yvetot, éditions du Mauconduit, 2013. Texte de sa conférence prononcée dans la ville de son enfance en octobre 2012, plus un entretien avec Marguerite Cornier et des photographies personnelles

Bibliographie
* Le Vrai Lieu, Annie Ernaux, entretiens avec Michelle Porte, éditions Gallimard, 111 pages

* Voir aussi mon site "Portraits de femmes"

<< Christian Broussas - Ernaux - Feyzin - 6 janvier 2015 - © • cjb • © >>



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire