Références : Josyane Savigneau, Marguerite Yourcenar "L’invention d’une vie", collection Biographies, édition Gallimard, 542 pages, 1990, Folio, 1993

             
« La vie, ce chaos d'épisodes informes et violents d'où émanent quelques lois générales… presque toujours invisibles aux acteurs et aux témoins. » Sous bénéfice d'inventaire

J’avais écrit il y a quelques années un compte-rendu d’une autre  biographie de Marguerite Yourcenar, celle de Jean Blot qui était plutôt un jeu de miroir entre son parcours et son œuvre. Celle-ci se rapproche plus de la biographie classique, la présentation de son œuvre y ayant une place plutôt modeste.

L’enfance et la jeunesse de Marguerite Yourcenar font une large part à sa trilogie autobiographique Le labyrinthe du monde, en particulier le tome 2 Archives du nord et ses rapports avec son père. Son intérêt est de démystifier cette autobiographie qui raconte ce que Marguerite Yourcenar a bien voulu raconter, elle-même parlant à plusieurs reprises de "roman" à propos du tome 3  Quoi ? L’éternité.

 Reconstituer son parcours biographique n’est pas chose aisée, certaines dates étant incertaines, certaines périodes sans grandes références. Les notes de sa compagne Grace Frick avec qui elle vivrait quelque quarante ans sont cependant une aide précieuse pour se repérer dans les époques où elle a voyagé ici ou là, au point de n’avoir parfois aucun domicile fixe. Dans les années 1930, elle ira souvent visiter sa chère Grèce, sur les traces de ceux qu’on retrouvera dans ses livres, romans, théâtre, poésie, que ce soit Pindare,  La nouvelle Eurydice, Les charités d’Alcippe[1] Électre ou la chute des masques, Le mystère d’Alceste, Qui n’a pas son Minotaure ? [2]. Elle traduira aussi le poète grec contemporain Constantin Cavafy et publiera La couronne et la lyre, présentation critique et traduction d’un choix de poètes grecs.

En 1929, à la mort de son père Michel de Crayencour, Marguerite Yourcenar réussit à sauver quelques restes de sa fortune qui devraient lui permettre, calcule-t-elle, de "tenir" une douzaine d’années pour se consacrer à l’écriture.

En octobre 1939, sa vie va prendre un tour inattendu quand elle décide de partir à New-York rejoindre Grace Frick. L’Europe en guerre lui sera bientôt fermée, son pécule a fondu, elle n’a d’autre solution que de s’installer chez Grace  448 Riverside Drive. Elle se fera peu à peu à cette vie de sédentaire, trouvant un poste d’enseignante, écrivant peu, laissant pour un temps de côté son œuvre.

Puis avec Grace, elle va s’installer dans l’île des Monts-Déserts dans le Maine, entre New-York et la frontière canadienne, où elles achèteront la maison qu’elle appellera Petite Plaisance. On la présente souvent avec un air quelque peu hautain, mystérieuse avec sa cape ou ses grands châles, sortant peu, se mêlant peu aux gens du village, vivant comme dans un pavillon de banlieue.

Grâce Frick tenait méticuleusement l'agenda de leur vie commune. Elle était le pivot de Petite plaisance, où Marguerite résidait quand elle n’était pas en voyage.
Signe du destin ou hasard : un ami lui envoie une grande malle abandonnée avant guerre dans un hôtel de Lausanne. Parmi lettres et documents se trouvent nombre de feuillets d’une première version des Mémoires d’Hadrien. Aussitôt, c’est le déclic : elle va reprendre cette longue quiète, cette longue intimité avec cet empereur romain qui durera 3 ans et qui lui apportera (enfin) succès et reconnaissance. 

             
« Un écrivain, c'est quelqu'un pour qui sa vie et les mots, ses livres et le Temps paraissent consubstantiels. » François Nourissier

Dans une lettre datée du 7 avril 1951, elle écrit à son ami à Joseph Breitbach : « J’ai mis beaucoup plus de moi-même dans ce livre (…) J’y ai fait plus d’efforts d’absolue sincérité. » Une victoire sur elle-même à travers un orgueil, une conscience de soi qui ne la quittera jamais et qui lui permet de fouler de nouveau le sol de l’Europe, de revoir la France et la Suisse après onze ans d’absence. 

Puis ce sera au tour de l’Angleterre, de l’Italie et de l’Espagne, voyage constellé de nombreuses conférences. Un besoin impérieux de découvrir l’Europe d’après-guerre.
12 juin 1955 : retour à Petite Plaisance Marguerite Yourcenar décide de réactualiser son ouvrage La mort conduit l’attelage. Elle commence par le premier texte intitulé "D’après Dürer" : il deviendra ce qu’on considère comme son ouvrage majeur L’Œuvre au noir. Mais ce bel élan est altéré par des procès qui l’opposent à Gallimard pour les Mémoires d’Hadrien ou à un petit éditeur qui s’est permis de diffuser son recueil les charités d’Alcippe sans son imprimatur. Elle sera toujours très pointilleuse quant à la diffusion de ses ouvrages et comme le note sa biographe, « chez Marguerite, le flacon de vitriol n’est jamais loin de la théière. » (p 254)

  Marguerite au Japon en 1982

L’Œuvre au noir avance peu à peu et en mars 1957, elle écrit à une amie : « Je suis en ce moment entre Innsbruck et Ratisbonne en 1551. »  Mais là aussi, des embrouilles avec l’éditeur retarderont sa parution. Le coup de grâce que Grace Frick vient de traduire en anglais revêt une résonance singulière, se transforme en coup du sort quand elles apprennent que Grace est atteinte d’un cancer. Face à cette épreuve, bloquée sur l’île à Petite Plaisance, elle réagit en décidant de réécrire un ouvrage datant de 1934 Denier de rêve. Dans cette nouvelle version, l’attentat dans la Rome fasciste de 1933, s’est imposée sur les autres thèmes.

Dans les années 1961-63, paraissent d’abord Rendre à César, version théâtrale de son roman Denier de rêve puis un recueil d’essais, Sous réserve d’inventaire, « vue pénétrante alliée à une grâce classique du style » écrira un critique, qui recevra le prix Combat. L’année suivante, c’est au tour du Mystère d’Alceste, un teste ancien de 1942. Dans une lettre à Gaston Gallimard, elle évoque ainsi L’Œuvre au noir : « Roman d’une technique très complexe, d’intentions assez abstruses et parfois hardies. Il s’agit de la vie mouvementée mais aussi méditative d’un homme qui fait totale table rase des idées et des préjugés de son siècle pour voir ensuite où sa pensée librement le conduira. »

         

Confinée à Petite Plaisance par la maladie de Grace, elle se remet à la traduction ou plutôt à l’adaptation des poètes grecs dont le recueil paraîtra en 1979 sous le titre La couronne et la lyre. Elle vit plus que jamais avec ses personnages, frontière mouvante entre réel et imaginaire.
Marguerite atteint à la gloire -bientôt ce sera l'Académie française- au moment où Grace se meurt. 


Après cette disparition qui la touche beaucoup plus qu'elle n'en dit, le "temps immobile" est pour elle terminé. Presque rien ne transpire dans ses écrits de ses réactions, de son état d'esprit d'alors mais on sait sa façon particulière de voir les choses et de les recomposer, à son avantage si nécessaire. 

Elle va repartir sillonner le monde car, comme elle fait dire à Zénon, « Qui sera assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? » Cette fois, ce sera avec un nouvel "ange gardien", Jerry Wilson,  qui va jouer à ses côtés un rôle assez comparable à celui de Grace Frick. Sur leurs relations, les témoignages sont plutôt contradictoires, Marguerite brouille les cartes mais n'est-ce pas comme dit sa biographe, « ce qu'elle a recomposé qu'elle a vécu le plus intensément. »  

A ceux qui lui reprochent de réécrire ses textes (« ces mondes anciens » dit-elle) au lieu d'en inventer d'autres, elle réplique : « Parce que mes personnages ne me quittent jamais. Je me contente de les regarder vivre dans une circonstance différente en les enrichissant de mon expérience présente. »(Mémoires de Matthieu Galey)

          
Parmi ses dernières oeuvres
 


Ses conceptions littéraires
* Sur l’importance qu’elle donne à la fiction : « Fiction et réalité tendent, au moins en ce qui me concerne, à former dans le roman une combinaison si homogène qu’elle devient rapidement impossible à l’auteur de les séparer l’une de l’autre, si solide qu’il n’est pas plus possible d’altérer un fait fictif sans le fausser ou sans en détruire l’authenticité. […] Il y a entre l’autobiographie et la fiction l’observation impersonnelle de la réalité. »
* Sur les éléments autobiographiques dans ses ouvrages : « Nulle et très grande ; partout diffuse et nulle part directe. Un romancier digne de ce nom met sa substance, son tempérament et ses souvenirs au service de personnages qui ne sont pas lui. »
(Questionnaire proposé par la revue Prétexte, 1957)


* Pour elle, « il y a la prose, infiniment plus riche en crypto-rythmes qu’on ne l’imagine d’ordinaire et le vers soutenu par ses répétitions et ses séquences de sons bien à lui. Entre les deux, il me paraît que le poète moderne ne sait plus choisir. »
(Lettre à Dominique Le Buhan, 23/11/1978)

« J’ai tâché d’encombrer le moins possible mes ouvrages de mon propre personnage. On ne le comprend guère. Les interprétations biographiques sont bien entendu fausses et surtout naïves. »



Ouvrages biographiques de Josyane Savigneau
- Marguerite Yourcenar, l'Invention d'une vie
, Gallimard/Folio, 1993

- Carson McCullers, Un cœur de jeune fille, Stock, 1995
- Juliette Gréco : Hommage photographique, Actes Sud, 1998
- Benoîte Groult, Une femme parmi les siennes, Textuel, 2010
- Avec Philip Roth, hors série Connaissance, Gallimard, 2014

Publications posthumes et biographies de Marguerite Yourcenar
  • 1988:  Quoi ? L'éternité. Sortie de " L'Oeuvre au noir " du cinéaste belge André Delvaux.
  • 1988: Yourcenar.Qu'il eût été fade d'être heureux  de Michèle Goslar chez Racine.
  • 1989:  En Pèlerin et en étranger.
  • 1990:  Marguerite Yourcenar de Josyane Savigneau chez Gallimard.
  • 1991:  Le Tour de la prison . Essais et Mémoires dans la Bibliothèque de La Pléiade des éditions Gallimard.
  • 1993:  Conte bleu - Le premier soir - Maléfice.
  • 1995:  Vous, Marguerite Yourcenar de Michèle Sarde (Robert Laffont) et  Lettres à ses amis et quelques autres  (Gallimard).
  • 1999:  Sources II aux éditions Gallimard.
 
« Plaise à Celui qui est peut-être de dilater le cœur de l'homme à la mesure de toute la vie.»
(tiré de L’Œuvre au noir)


Notes et références
[1] "Poésies et poésies en prose" comprend Le jardin des chimères, Les dieux ne sont pas morts, Feux et Les Charités d'Alcippe.
[2] "Théâtre I" comprend 3 pièces : Rendre à césar, La petite sirène et Le dialogue dans un marécage.
"Théâtre II" comprend aussi 3 pièces  : Electre ou la chute des masques, Le Mystère d'Alceste et Qui n'a pas son Minotaure ?


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