Le Clézio - "À Nice, avec douleur et colère"

Enfant de Nice, le Prix Nobel de littérature a rendu  hommage à sa ville au lendemain de l'attentat du 14 juillet.


JMG Le Clézio en 2007

Je suis né à Nice, j'y ai grandi. Il n'y a probablement aucun endroit au monde que je connaisse mieux. Chaque rue, chaque quartier de cette ville, chaque coin et recoin. Je sais où cela se trouve, j'y suis allé un jour ou l'autre, j'en connais le détail, le petit rien qui fait que c'est cela et rien d'autre. La promenade des Anglais, ça n'a pas été mon endroit préféré. Je ne suis pas de ce quartier, trop beau, trop luxueux à mon goût. 

Je suis du port. J'ai aimé les bateaux - dans mon enfance, les pointus des pêcheurs, les vieux cargos rouillés qui trafiquaient le vin rouge et le liège sanglant venu de l'autre côté de la Méditerranée, et bien sûr les ferrys de la Corse qui, outre les touristes et leurs autos, transportaient des vaches et des chevaux. La Prom' - comme on l'appelle à Nice avec affectation et affection -, c'est plutôt la plage, les filles qui déambulent deux par deux en minishort, les garçons en espadrilles, les pédalos, les buvettes avec leurs tables de ping-pong en sous-sol. Quand j'avais 17 ans, on y allait, mais comme ça, sans plus, sans y croire vraiment, pour jouer au touriste.

La Prom' avait une histoire, pourtant. Celle de ces fameux Anglais qui, au milieu du XIXe siècle, avaient été émus par la misère des Niçois - au temps du duché de Savoie - et avaient voulu leur venir en aide en échangeant chaque jour un panier de pain contre un panier de cailloux. Un miracle à l'anglaise, afin de ne pas ajouter à la charité l'humiliation. Les cailloux, ils avaient servi à la construction d'un chemin le long de la mer, la Promenade des Anglais.


Nice : Hommage aux victimes


L'identité de la Prom'
À Nice, après cela, devant la mer, il s'est passé des choses cruelles. Avant la Première Guerre mondiale, une jeune fille émigrée de Russie a vécu là ses premières émotions de la vie adulte, elle a rêvé de devenir peintre et écrivain, de vivre une vie exaltée, libre et lumineuse, et c'est là qu'elle est morte de la tuberculose à 23 ans. Elle s'appelait Marie Bashkirtseff. Sur la promenade, il y a toujours une stèle à l'ombre d'un pin, pour rappeler qu'elle venait y lire ou rêver devant la mer. À peu près à la même époque, Paul Valéry est venu habiter Nice, et Modigliani s'est promené sur la belle avenue libre de voitures - mais ils n'ont pas vu la petite Marie

Un peu plus loin, en allant vers l'est, une amie de ma grand-mère, ouvrière monteuse chez Charles Pathé, a habité dans une de ces petites maisons construites dans le rempart, que le producteur avait louées pour son équipe à l'époque où il pensait faire de cet endroit la nouvelle Santa Monica de Californie. L'amie de ma grand-mère se prénommait Gabrielle, chaque matin elle sortait de sa petite chambre pour aller piquer une tête dans la mer froide, sous le regard des mouettes. C'était l'époque où les grands acteurs américains venaient à Nice, l'époque de Rudolph Valentino et d’Isadora Duncan.

La Prom', quand j'ai commencé à y aller, n'était plus fréquentée par ces remarquables excentriques, et par beaucoup moins de millionnaires. Elle était plutôt le rendez-vous des retraites confortables qui se chauffaient aux reflets du soleil sur les balcons des immeubles modernes, en attendant la bataille de fleurs ou le défilé du carnaval. Certains jours, c'était la promenade des tempêtes, la mer démontée jetait des pierres sur les vitrines des cafés et sur la façade du Palais de la Méditerranée

Certains soirs d'été, un dissident nommé Fontan dissertait sur les nouvelles limites du monde selon les langues, et dessinait sur une carte du monde. Quand il devenait gênant, la police l'expulsait de l'autre côté de la frontière, mais il revenait toujours. Tout cela est ancien, mais c'est resté pour moi l'identité de cette partie de la ville, entre exotisme et naïveté, adolescence insolente et maturité résignée.
En tuant ces innocents l'assassin a détruit, a sabré et meurtri ce qui nous attache : la vie ordinaire avec ses menus plaisirs.



Ce qui arrive à Nice, ce crime monstrueux, indescriptible, qui a frappé ce lieu et qui a tué tant de promeneurs innocents, de familles avec leurs enfants, un jour de fête, me touche doublement, parce que j'y suis allé souvent, autrefois, portant mes filles sur mes épaules pour qu'elles puissent voir le feu d'artifice sans être bousculées par la foule - et aussi, et surtout, parce qu'en tuant ces innocents l'assassin a détruit, a sabré et meurtri ce qui nous attache : la vie, non pas la pavane de luxe et de vanité telle qu'un esprit confus peut l'imaginer, mais la vie ordinaire, avec ses menus plaisirs, ses fêtes patronales, ses historiettes amoureuses sur la plage de galets, ses jeux d'enfants aux cris stridents, ses baladeurs à rollers ou ses petits vieux somnolant sur leurs chaises longues, ses autostoppeuses ébouriffées ou ses photographes de couchers de soleil. La tragédie entre ici, aveuglément, elle broie les corps et les rêves, elle tue les enfants qui ont encore dans les yeux les gerbes d'étincelles du bouquet final dans les nuages roses.

Que soit maudit l'assassin qui a ouvert cette blessure dans cette ville. Qu'a-t-il pensé, qu'a-t-il voulu au moment où son camion s'est lancé dans la foule, a broyé le corps des enfants dans les bras de leurs parents, qu'a-t-il entendu dans leurs cris avant le silence de la fin ? Que périsse le monde puisqu'il ne voulait plus y vivre, c'est ce qu'il a voulu. C'est ce que nous devons refuser. Cela sera difficile, peut-être impossible. 

Comment pouvons-nous écarter le voile du néant pour tenter de retrouver la vie ? Comment pourrai-je revoir le pin de Marie, le petit matin bleu de Gabrielle, comment refermer les bords de cette plaie ? La mémoire des innocents fauchés sur la Prom' ce soir du 14 juillet 2016 nous aidera peut-être, alors pour y croire nous devrons imaginer, comme les Japonais, leurs âmes flottant pour toujours dans le ciel au-dessus de la mer comme un vol de merveilleux papillons.
                

En complément : « Lettre à ma fille, au lendemain du 11 janvier 2015 », par JMG Le Clézio (extrait) 

Tu as choisi de participer à la grande manifestation contre les attentats terroristes. Je suis heureux pour toi que tu aies pu être présente dans les rangs de tous ceux qui marchaient contre le crime et contre la violence aveugle des fanatiques. J’aurais aimé être avec toi, mais j’étais loin, et pour tout dire je me sens un peu vieux pour participer à un mouvement où il y a tant de monde. 

Tu es revenue enthousiasmée par la sincérité et la détermination des manifestants, beaucoup de jeunes et des moins ­jeunes, certains familiers de Charlie Hebdo, d’autres qui ne le connaissaient que par ouï-dire, tous indignés par la lâcheté des attentats. Tu as été touchée par la présence très digne, en tête de cortège, des familles des victimes.



Émue d’apercevoir en passant un petit enfant d’origine africaine qui regardait du haut d’un balcon dont la rambarde était plus haute que lui. Je crois en effet que cela a été un moment fort dans l’histoire du peuple français tout entier, que certains ­intellectuels désabusés voudraient croire frileux et pessimiste, condamné à la soumission et à l’apathie. Je pense que cette journée aura fait reculer le spectre de la discorde qui menace notre société plurielle.

Il ­fallait du courage pour marcher désarmés dans les rues de Paris et d’ailleurs, car si parfaite soit l’organisation des forces de police, le risque d’un attentat était bien réel. Tes parents ont tremblé pour toi, mais c’est toi qui avais raison de braver le danger. Et puis il y a toujours quelque chose de miraculeux dans un tel moment, qui réunit tant de gens divers, venus de tous les coins du monde, peut-être justement dans le regard de cet enfant que tu as vu à son balcon, pas plus haut que la rambarde, et qui s’en souviendra toute sa vie.
Cela s’est passé, tu en as été témoin.           



* Voir aussi mon article Hemingway, Paris est une fête --
*Mes articles consacrés à JMG Le Clézio :
- L'homme et son œuvre avec présentation de ses
œuvres suivantes : Le procès-verbal, Révolutions, Onitsha, Ritournelle de la faim, le Mexique : Diego et Frida, la trilogie mauricienne.
- Le Clézio prix Nobel 2008, avec présentation de Désert et de Ritournelle de la faim --

- JMG le Clezio Voyageur et citoyen du monde --
- Le Clézio, passeur des arts et des cultures
par A.G. Leduc --
Voyage à Rodrigues -- La ronde et autres faits divers --


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