SOMMAIRE
1- Présentation ** 2- Qualité et souveraineté ** 3- Vailland face à la guerre ** 4- Drôle d'après guerre 45-50, Et maintenant ? ** 5- Roger Vailland à Meillonnas ** 6- Le salaire de la peur : 325.000 francs ** 7- En guise de conclusion **
1- Introduction
Pendant qu’on attend les camions militaires, je sors de mes bagages un petit bouquin, ultime livre anthume de Roger, qui s’intitule simplement "La Réunion". Quelques belles descriptions sur la flore locale, qui rappellent les "orchidées de Boroboudour", peu de notations plus personnelles sinon sur Élisabeth sa femme, sur les "licornes", jeunes filles de l’île, sur les esclaves importés pour travailler la canne à sucre, sur les Marrons, esclaves fuyant leur condition dans les montagnes, dans ces "cirques" quasi inaccessibles où Roger ira pointer son grand nez.
Roger est mort ce 12 mai 1965 à Meillonnas, dans son lit, ce qui est un comble pour un ex surréaliste adepte du suicide, pour celui qui a défié la mort comme Résistant puis l’année suivante sur le pont de Remagen, mais bien sûr je n’en sais rien. On ne s’est pas revu avant mon départ, moi peu disponible, lui toujours en courate, à l’enterrement de Togliatti en août 1964 par exemple ou ailleurs en reportage. Et moi, je suis là sur le quai du Port en train d’ouvrir à La Réunion son dernier bouquin qui parle de La Réunion. Ne me parlez pas de hasard.
Difficile de parler de Roger Vailland, de cerner ses différentes facettes car a écrit Jean-Jacques Brochier, l’un de ses biographes, « il était ou n’était plus surréaliste, parce qu’il était ou n’était plus communiste, en un mot parce qu’il faisait peur…. » [1]
Ancien surréaliste avec "Les phrères simpliste" et la revue Le Grand Jeu, pris dans les dérives addictives qui le poursuivront toute sa vie, allergique à certains milieux de gauche qui lui reprochaient ses origines bourgeoises, ancien communiste pas vraiment orthodoxe et pas vraiment admis, libertin jaloux de cette « souveraineté » qui lui était chère. Quoi d’autre encore… la haine d’un Mauriac qui ne digérait pas son rejet de la religion…
Il faut dire que Roger avait la dent dure contre le surréalisme [2], les écrivains au style relâché, « le désespoir Céline-Queneau-Giacometti, c’est travailler des matériaux mous, langage parlé ou glaise. » [3] et s’élevait avec Camus contre une certaine « irresponsabilité de l’artiste ».
Roger Vailland ne laissait pas indifférent, tenait son rôle, un rôle d’agitateur d’idées et d’empêcheur de tourner en rond. Il a ainsi cumulé les handicaps… et bien sûr il s’en fichait.
On peut affirmer qu’il était considéré comme « un homme encombrant » [4], irrécupérable dont on peut faire "l’éloge de la singularité". [5]
Un écrivain encombrant parce que libre mais toute liberté a un prix. Son surréalisme, il l’a rejeté comme un pécher de jeunesse, son dilettantisme des années 30, il l’a transcrite à travers le personnage de Marat, son héros de Drôle de jeu et de Bon pied bon œil, son communisme idéalisé, il l’a rejeté comme une purge dure à avaler…
À chaque fois, sa renaissance fut synonyme de rupture en « autant de saisons » comme l’a dit lui-même Vailland. [6] Des ruptures qu’il a subies comme son exclusion du mouvement surréaliste en 1929 ou la déstalinisation en 1956 ; des ruptures qu’il a voulues comme celle avec son milieu bourgeois, son passage dans la Résistance en 1942 ou celle d’avec le milieu parisien et son départ dans l’Ain avec Élisabeth en 1951 quand il décide, selon sa formule, « de rompre avec la culture bourgeoise. »
C’est à cette pérégrination dans son univers, sur les traces de cet homme de qualité à laquelle il a toujours aspiré, que je vous convie pour en apprécier toute la saveur et la richesse, les contradictions aussi car c’est de leur dynamique qu’il a nourri son œuvre.
À sa mort, enfin dépouillé de toutes ses vies passées, nu et amnésique, il voulait repartir vers de nouveaux combats qui l’auraient mené en Amérique latine… ou ailleurs dans le vaste monde.
Notes et références
[1] Voir l’essai de Jean-Jacques Brochier intitulé "Roger Vailland, tentative de description", éditions Éric Losfeld, 1969.
[2] Voir son court essai intitulé Le surréalisme contre la Révolution, éditions Sociales, 1948, réédité par les Éditions Delga en 2007
[3] Écrits intimes p. 623
[4] Alain-Georges Leduc, Roger Vailland, un homme encombrant, L'Harmattan, 2008
[5] Christian Petr, Roger Vailland, éloge de la singularité, Éditions du Rocher, 1995
[6] En vérité, écrira-t-il, « la vie ne m’apparaît digne d’être vécue que dans la mesure où je parviendrais à la constituer en une succession de saisons si bien enchaînées qu’il ne resterait pas la moindre place pour la vie quotidienne. » Expérience du drame
2- Qualité et souveraineté
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Cette notion de qualité, qu’il décline aussi en souveraineté, irrigue toute l’œuvre de Roger Vailland.
Parfois il s’en est approché, en osmose avec sa vie et ses principes,
parfois le lien s’est distendu provoquant chez lui à chaque fois une
crise existentielle durable. Il écrira dans "Éloge de la politique" : « Nous pensions en 1945 que "l'homme nouveau" serait créé dans les dix années qui allaient suivre... »
Dépassant
cette notion, il rêve d’un autre idéal à travers la notion d’homme de
qualité. Malgré tous ses déboires, l'écriture reste là, ultime recours,
et
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il note dans son Journal : « Je
crois que je serais maintenant capable d'écrire un livre sur moi-même,
ce qui à mon âge et après mes livres précédents, est bien le comble du
détachement de soi. » Un espoir vissé au cœur, insensé, persiste comme le rappelle sa femme quand il lui dit, enthousiaste : « Tu comprends Élisabeth,
quand le monde sera enfin au stade du communisme, l’homme sera
tellement en possession de lui-même qu’il sera libertin, apte à tous les
plaisirs, c’est-à-dire souverain. » [1] Merveille
de la dialectique qui lui permet en conciliant rigueur communiste et
plaisir du libertin, de se réconcilier avec lui-même.
Il définit la souveraineté comme une « morale athée »
qui s’exerce par rapport à lui-même. Maîtresse exigeante, elle demande
refus de toute croyance et de tout préjugé. Il met en avant son fameux
principe du « détachement de soi d’avec soi » et rejette la passion qui lui rappelle sa tumultueuse relation avec Boule. Avec l’autre ne peut exister qu’un rapport d’égal à égal. Autre condition essentielle pour lui : « L’irrespect exige beaucoup de grandeur d’âme. Alors il donne naissance à l’esprit libre, la plus haute expression de l’homme. »
Après le traumatisme de la déstalinisation en 1956, il écrit l'Éloge du Cardinal de Bernis qui lui renvoie largement son image. Cet homme de qualité dont il prend le "cardinal de Bernis" pour référence, connaît d'instinct la "distance"
qu'il met entre lui-même et le monde; ce n'est plus l'engagement qu'il
prône alors mais la distanciation, la liberté d'esprit, la légèreté
même, pour atteindre à la vertu suprême, la souveraineté. « Bernis, écrit Claude Morgan [2] apparaît comme l'anti-Staline, » et Vailland s'identifie si bien à cette figure politique du siècle des lumières qu'il a su comme lui, « faire face à l'adversité, en prenant ses distances, en se reconstruisant lui-même. »
Références
[1] Témoignage d’Élisabeth Vailland dans Roger Vailland, Écrivains d’hier et d’aujourd’hui, éditions Seghers, 1973
[2] Voir l’article de Claude Morgan "Roger Vailland, un homme de qualité", éditions Subervie, Entretien, 1970
3- Roger Vailland face à la guerre
La guerre, le jeune Roger va la rencontrer au début de la première guerre mondiale. Il l’évoque dans un article paru dans l’Humanité en 1945 [1], intitulé "L’apprentissage de l’horreur". Ses parents, croyant bien faire, l’ont mis à l’abri de la guerre à Massy-Palaiseau. Un jour, il y rencontre des soldats envoyés à l’arrière, au repos après l’enfer du Chemin des dames.
Devant eux, il joue les bravaches avec le sabre en bois qu’il s’est
confectionné. Au bout d’un moment, un soldat excédé se lève et brise
avec rage son arme.
Un autre pleure en apprenant que sa section doit bientôt remonter au
front. À voir ces jeunes au désespoir, la réaction de ce soldat qui
voyait sans doute déjà en lui la source de futurs conflits, « J’eus
la certitude, comme une illumination, confesse-t-il, que l’on m’avait
menti depuis le début de la guerre. Découverte de ses horreurs : le
front n’était pas le merveilleux domaine où l’homme se surpasse dans
l’héroïsme. J’eus soudain honte de mes enfantillages. »
Mais refuser la guerre et ses horreurs,
cautionner d’une certaine façon le rêve de domination des puissants, ce
n’est pas refuser la confrontation avec soi et avec la mort. La gestion
des conflits par la guerre, ça ne le concerne pas. Son dessein, son
obsession le condamne à braver sa propre condition pour se prouver à
lui-même sa propre valeur. Son roman Un jeune homme seul paru en
1951 est à cet égard fort révélateur des contradictions qui l’agitent et
qu’il résoudra pour un temps dans son engagement communiste.
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Dans Drôle de jeu,
il raconte un épisode de "sa" résistance, comment une espèce d’instinct
indicible l’a fait agir hors de sa conscience, comme s’il se
dédoublait, par une réaction instantanée, irrépressible, se jetant hors
du piège qui se refermait et quittant avec un parfait sang-froid ce
bistrot de tous les dangers dans lequel il avait rendez-vous, il réussit
miraculeusement à s’échapper. Tous ses camarades de Résistance n’auront pas cette réaction salutaire. [2] L’instinct de survie mais pas seulement. Il s’est senti en même temps acteur et spectateur de sa propre vie, double face de Janus, comme il sera narrateur et personnage dans ses romans autobiographiques, de Drôle de jeu à Un jeune homme seul.
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Il était ainsi Vailland, crânant, affrontant le danger avec le panache du libertin, un pied de nez à la vie, à la mort, contemplant Edgar Morin et son mi Jacques-Francis Rolland qui suaient la trouille et Vailland qui en souriait , qui voyaient la Gestapo partout dans le train Toulouse-Paris , un jour de 1943. Il sera toujours ainsi, bravache, trompe-la-mort, sur le pont de Remagen
en particulier, à la fin de la guerre. Aux côtés d’un officier
américain, insensible à la mitraille qui striait l’air et ricochait sur
les poutrelles, il traversa le pont, imperturbable. Un "drôle de jeu"
fort sérieux, un bras-de-fer avec lui-même, comme quand il jouait à la
roulette russe dans les années vingt au temps de son engagement
surréaliste, avec ses camarades Gilbert-Leconte, Meyrat et Daumal.
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Cette saison de la Résistance, si importante pour lui, qui se termine avec l’écriture de Drôle jeu, il la prolongera à sa façon jusqu’à la fin de la guerre. Il deviendra correspondant de guerre pour des journaux comme Action et Libération, issus de la Résistance, suivant le parcours des armées alliées, parcourant l’Allemagne jusqu’au dénouement, retraçant son épopée dans deux livres-reportages, "La bataille d’Alsace" et "La dernière bataille de l’armée De Lattre" parus tous deux en 1945.
Notes et références
[1] Repris par Christian Petr dans son livre « Sacré métier ! Roger Vailland journaliste », éditions Le temps des cerises
[2] Ce qu’il nomme « la nécessaire distance de soi d’avec soi. »
4- Drôle d'après-guerre 1945-50
Et maintenant
Que peut faire de sa vie un Résistant
qui a lutté pendant quelque deux ans contre l’Occupant ? Son avenir
personnel semble lié à l’aventure collective du pays, de ses avatars, sa
première rupture en 1929 avec le surréalisme et ses amis de
jeunesse, intervient à l’époque de la grande crise économique de 1929,
la crise socio économique des années trente en parallèle à sa propre
crise existentielle. Cet entre-deux-guerres sera aussi ponctué par la
bouffée d’air du Front populaire, l’abandon de Munich, victoire à la Pyrrhus comme, la drôle de guerre, pendant de cette autre drôle de guerre qu’il mène contre lui-même, la guerre que la France mène aussi contre elle-même… compagnonnage inquiétant que ces destins bousculés par les aléas de la vie.
Il pense au curieux destin de Jean-Baptiste Drouet [1], jeté dans la Révolution
sans l’avoir voulu, coup de pouce de l’Histoire avant d’en recevoir des
coups de pied, toutes ces occasions perdues sans raison apparente…
Il faut rompre avec tout ça, redessiner son avenir comme si le passé pouvait n’être qu’une tunique de Nessus, un oripeau facile à jeter. Vailland voulait y croire tellement fort, de quoi tordre le cou à la réalité et faire un pied de nez à don destin.
Mais le passé se débrouille toujours pour vous rattraper. Jours de
malheur et jours de fête au gré des circonstances. Et justement, ce sont
les circonstances qui vont répondre à ses attentes et donner un nouveau
souffle à son œuvre.
Notes et références
[1] Vailland coécrira sa biographie en1936 parue sous le titre "Un homme du peuple sous la Révolution". Voir mon fichier "Un homme du peuple sous la Révolution ".
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L'après-guerre de Vailland
1945, Roger Vailland a fait ce qu’il devait faire dans la Résistance, son orgueil cornélien satisfait, mais pas question pour lui de médailles ou de rempiler dans l’armée régulière. Il reprend son errance de journaliste dans les fourgons de la Première armée française de De Lattre de Tassigny. [1] mais plus pour France-Soir maintenant, pour les journaux communistes issus de la Résistance comme le journal Action.
Finis les articles de circonstance, fini les articles lénifiants sur le préfet Chiappe qui déplut si fort à André Breton, finis désormais « phrère François » du Grand Jeu, les pseudos d’un double jeu, d'une double face, Etienne Merpin ou Georges Omer, il est désormais Roger Vailland bientôt auréolé d’un prix Interallié décerné en 1945 pour son premier "véritable" roman Drôle de jeu. [2]
Un roman plus sur Roger Vailland que sur la Résistance, ses héros comme deux facettes de lui-même, moitié libertin tel ce Lamballe-Marat [3] auquel il réglera son compte dans "la suite" intitulée Bon pied bon œil [4], moitié communiste tel ce Rodrigue au nom si lumineux, un pur prêt à avaler bien des couleuvres aurait dit son ami Claude Roy qu’il rencontre justement à cette époque. Finie aussi l'amour-passion dévorant avec Andrée Blavette dite Boule, sa première femme à laquelle il réglera également son compte dans son deuxième roman Les mauvais coups.
C’est ici que se situe l’épisode du pont de Remagen [5], un officier américain contemplant le pont bombardé, dit par bravade : « Alors, on y va ? » Roger Vailland, plus cornélien que jamais, le « regard froid » [6] de l’homme d’acier, traversa le pont un stick à la main, ralentissant soigneusement ses pas sous les mitraillages. [7] Une façon aussi de marquer auprès des américains « sa singularité d’être Français ». [8]
Pendant cette immédiate après-guerre, il retrouvait à Paris ses amis, Jacques-Francis Rolland [9], Claude Roy [10] et Pierre Courtade [11], expliquant doctement à ses copains la stratégie des opérations comme son modèle, le général d’artillerie Laclos, « l’aristocrate passé aux Jacobins, avec le goût de la mathématique, sa culture, son brillant et la séduction des belles manières de la cour, légèrement soufrés de libertinage désinvolte. »
En visite au Sacro Monte à Varese près de Milan avec Claude Roy, Roger Vailland grinçait devant cette foule en prière chantant des cantiques, « montant à genoux le sentier en se déchirant les genoux au dallage de galets pointus. » Il hochait la tête, désapprobateur devant ce spectacle qu'il trouvait désolant.
Avec Claude Roy, Roger Vailland marchait à l’amble, tentant de « résoudre leurs contradictions intérieures en même temps, et au même pas, que celles de la société. » Roger, toujours imprévisible, avait dégoté Zora, une brésilienne communiste et un peu sorcière, assez fofolle pour sacrifier des poulets censés conserver son amour. Il était à la fois athée, maniant la dialectique, citant Descartes à Rome sur la Piazza Navona et deux heures plus tard, se faisant tirer les cartes dans sa chambre par une nommée Lucia. Ils croyaient tous deux que la Révolution viendrait d’Italie, ce pays si contrasté entre misère et richesse, « Vésuve de contradictions. » Un pays où il séjourna souvent, y compris quelques années plus tard avec sa femme Lisina, italienne de Bologne.
Pour les élections d’avril 1948, le trio Vailland, Roy, Courtade s’était reformé, prenant le petit déjeuner dans le kiosque-café de la Villa Borghèse, se retrouvant dans la chambre de Roger au cinquième étage de l’hôtel d’Angleterre, dînant sur les terrasses de Trastevere. Immense tristesse quand le 18 avril, le Fronte democratico populare fut battu aux élections législatives.
En décembre 1947, Vailland qui vit souvent à l’hôtel, s’installe à Sceaux chez ses amis De Meyenbourg.
Il y restera trois ans. Cette période est marquée par la parution de son deuxième roman Les Mauvais coups, roman assez dur où il liquide sa relation passionnelle avec Andrée Blavette. Il liquide aussi son rapport douloureux avec le surréalisme et André Breton dans un court essai intitulé Le Surréalisme contre la Révolution paru en 1948. Max Chaleil, l'un de ses biographes, écrira dans son article La transparence et le masque : « À travers Breton, c'est sa propre jeunesse impuissante qu'il dénonce… » Pour lui, le surréalisme représente son passé et la révolution communiste, son avenir.
En 1947, il part en reportage pour trois mois en Égypte. Il profitera de ce changement pour rompre avec la drogue et se séparer pour de bon de sa femme Andrée Blavette, les deux étant d’ailleurs liés, pour dit-il « n’être plus jamais l’esclave de personne. » [12]
Mais malgré tout, il a du mal à tourner la page, toujours aussi instable. Son travail d’écrivain est à l’unisson, touchant tous les genres : deux courts essais, Quelques réflexions sur la singularité d’être français [8] et Esquisse pour un portrait du vrai libertin parus en 1946 aux éditions Jacques Haumont [13], une pièce de théâtre Héloïse et Abélard en 1947, qui obtiendra le prix Ibsen, Appel à Jenny Merveille, une pièce pour la radio en 1948, différentes contributions dont un article sur le thème "Pour ou contre l’existentialisme" paru aux éditions Atlas en 1948 et "L’amour est à réinventer" paru dans la revue La Nef en 1950.
Parallèlement, il s’implique dans le cinéma en écrivant des scénarios pour le cinéaste Louis Daquin, en particulier Les frères Bouquinquant en 1947 et La grande grève de 1948 comme il le fera de la même façon dans une autre période de tâtonnement, au début des années soixante pour le cinéaste Roger Vadim.
C’est à la fin de l’année 1949 qu’il va rencontrer Élisabeth Naldi, "la femme de sa vie", une rupture qui l’incitera à quitter Paris pour s’installer dans le département de l’Ain, la maison de campagne de ses amis le couple André Ullmann et Suzanne Tenand, "la grange aux loups", en mai 1951. Rupture nette qui débouche sur sa "saison communiste".
Notes et références
[1] Voir ses livres-témoignages La dernière bataille de l'armée De Lattre, Paris Ed. du Chêne, 1945 et La bataille d'Alsace, Paris Jacques Haumont, 1945 – Voir aussi sur cette période son ouvrage "Léopold III devant la conscience belge", éd. Du chêne 1945
[2] D’après Vailland lui-même dans l’avertissement qui ouvre le roman, Drôle de jeu n’est pas un livre sur la Résistance, ni l’histoire d’un réseau de résistants qui témoignent de leur action, ni même une vision personnelle de la France occupée.
[3] Personnage double, issu d’un libertin débauché Louis Alexandre Stanislas de Bourbon, prince de Lamballe (1747-1768) et de Jean-Paul Marat le révolutionnaire dont il écrivit aussi un essai inachevé "Marat-Marat", paru aux éditions Le Temps des Cerises en 1995
[4] Bon pied, bon œil : « mes adieux à la culture bourgeoise, » écrit Roger Vailland dans ses Écrits intimes le 24 mars 1950. Et il ajoute : « Ma position relativement en marge pendant ce deuxième 'entre-deux-guerres' (...) n'est plus tenable aujourd'hui. Dans les circonstances actuelles, il n'est plus possible pour moi comme pour toi d'écrire autrement que dans une perspective communiste. » (Lettre à son ami Pierre Courtade)
[5] Le pont de Remagen en Allemagne, fut le dernier pont intact qui enjambait le Rhin durant la phase finale de la Seconde guerre mondiale, conquis par les Alliés le 7 mars 1945.
[6] C'est en exergue de son essai « Esquisse pour un portrait du vrai libertin » que Vailland place cette citation de Sade : "Il posa sur moi le regard froid du vrai libertin," qui sert de titre à son recueil paru en 1963 et qui sera aussi reprise dans la monumentale biographie que Yves Courrière lui a consacrée.
[7] Voir "Nous", Claude Roy, tome II de son autobiographie, pages 75-76
[8] Voir ma présentation de son essai intitulé Quelques réflexions sur la singularité d'être français --
[9] Voir son livre-témoignage intitulé Un dimanche inoubliable près des casernes paru chez Grasset en 1984
[10] Voir "Nous", Claude Roy, tome II de son autobiographie, page 120
[11] Ceux qu’on nommait parfois La bande des quatre : Roger Vailland, Claude Roy, Pierre Courtade et Jacques-Francis Rolland.
[12] Vailland fera un second voyage en Égypte en 1952.
[13] Pour ses essais sur les concepts de souveraineté et de libertinage, voir son recueil de textes Le Regard froid paru en 1963
5- Roger Vailland à Meillonnas
* Voir mon fichier "Vailland à Meillonnas" --
6- Le salaire de la peur : 325.000 francs
Philippe Lacoche [1] évoque sa découverte de 325.000 francs, un roman de 1955 que Vailland écrit pendant sa période « communiste. » Ces 325.000 francs, c’est « le salaire de la peur » de Bernard Busard, condition de sa liberté… du moins le croit-il.
Roger Vailland, en pleine saison communiste, y dénonce l’asservissement de l’homme à la machine et au libéralisme industriel de l’époque. On reconnaît bien ici le Vailland journaliste qui projette dans ce texte les éléments, les précieux témoignages recueillis lors de son enquête "sur le terrain" à Oyonnax dans l’Ain, la capitale française de la plasturgie où les accidents du travail sont alors nombreux.
Son fil conducteur, c’est Busard qui doit se procurer, avec une volonté rageuse, la fatidique somme de 325.000 francs pour obtenir la main de Marie-Jeanne, se colleter à cette machine qui lui impose son rythme intenable, un rythme que Vailland simule avec une écriture autant plus directe et rapide qu’on se dirige vers la conclusion.
Mais Busard veut aussi réaliser son rêve, un rêve d’émancipation pour sortir de sa condition, celle d’un ouvrier condamné à rester ouvrier toute sa vie et à n’avoir d’autre horizon.
Un roman qui débute par une course cycliste locale que ce loser de Busard va perdre bêtement. Car Bernard est un gagneur, crispé sur le guidon, la rage au cœur mais pas un gagnant… un homme d’un individualisme indécrottable qui joue le jeu du patronat, ce qui va provoquer sa perte.
Un roman qui se poursuit par un déroulement implacable, une lutte infernale avec une machine qui lui impose son rythme. Un morceau d’anthologie comme Vailland les aime, qu’on retrouve dans d’autres romans comme le vêlage de la "Blonde" dans Les Mauvais coups, la noce dans Un jeune homme seul, le jeu dans La loi ou la partie de bowling dans La Truite.
Des scènes qui sont au centre de la dynamique et de la portée de ses romans.
Philippe Lacoche nous confie aussi, outre l’histoire, ce qui l’a séduit dans ce roman : « la métaphore est rare mais toujours juste et précise comme un coup de surin […] On ne sent pas l’effort ni les ficelles de ce grand prosateur, professionnel aguerri. » Il aime également le ton utilisé, « ses dialogues carrés, puissants, jamais bouche-trou mais qui toujours font avancer la narration. »
Chez lui, pas de "pavés", pas de romans fleuves, il va à l’essentiel et cette règle s’applique à tous ses romans.
Un style tranchant, sans fioriture, sans superflu, sec et osseux comme lui, avec ses petits yeux perçants et son long nez un peu crochu, en forme d’oiseau de proie disait-il lui-même. Références à la buse et son héros Busard, à d’autres romans comme Milan le héros des Mauvais coups ou à Duc, le héros de La Fête.
Autre exemple, sa photo en gros plan, œuvre qui orne la couverture de ses Écrits intimes [2], avec ce visage émacié, nez bec-de-lièvre, regard de braise de montagnard alpin (ses aïeux viennent de Haute-Savoie), bouche charnue du "libertin au regard froid" comme il aimait à se définir. Une photo au réalisme saisissant due à son ami et photographe Marc Garanger.
325.000 francs est une période bénie pour lui, une vie faite de certitudes, un avenir tout tracé. Plus de doutes, d’angoisses, ces états d’âme délétères auxquelles il était souvent sujet. Une belle période, une belle saison comme il les appelait lui-même [3] mais bien sûr ça ne durera pas… mais qu’est-ce qui dure ?
Notes et références
[1] Philippe Lacoche, Roger Vailland, Drôle de vie, drôle de jeu, éditions La Thébaïde, 2015
[2] Écrits intimes, éditions Gallimard, 839 p., 1968
[3] Voir l’ouvrage de François Bott intitulé Les saisons de Roger Vailland, éditions Grasset, 1969
7- En guise de conclusion
Roger Vailland a traversé des périodes très contrastées, ce qu’il appelle dans son Journal ses "saisons". Du temps du Surréalisme à l'homme apparemment rangé, petit "hobereau" communiste puis libertin de Meillonnas, dans le Revermont bressan de ses dernières années, que de choses il a vécues. Cette existence, elle fut finalement telle qu’il l’avait voulue, assez courte, emporté à 57 ans par un cancer, mais riche en événements et en rebondissements. Toujours la qualité contre la quantité.
Vailland, résistant toujours et encore, d’abord contre la bourgeoisie au temps du surréalisme car pour lui résister c'est exercer "sa faculté d'irrespect", singularité éminemment française pense-t-il, tout en exerçant sa liberté, être libre penseur, être libertin autour des grandes figures que sont pour lui celles du XVIIIè siècle, Choderlos de Laclos, Stendhal ou Bernis.
Vailland résistant pour se battre contre un système libéral qui sclérose la société française, dans son engagement communiste auquel il croit de toutes ses fibres. Un rêve à la hauteur de ses désillusions. « Quand on a pris l'habitude de brûler au feu de la politique, si le foyer s'éteint, on reste infirme, » note-t-il dans son Journal. Pour Alain Georges Leduc, Roger Vailland n'est pas désengagé mais dégagé : « Il faut dégager à temps » écrit-il dans "La Fête". Blessé mais lucide vis-à-vis du communisme, écrivant : « J’aimais Staline et je le pleure… mais ce fut un tyran et je le tue… » [1]
Il aura des mots assez durs pour cette mystique à laquelle il a succombé, une clairvoyance prédictive qui lui fera dire : « C’est formidable ce que la dégradation d’un certain truc qui fut tellement important de 1919 à 1956, s’accélère. Les Cathares, ou je ne sais quoi, furent peut-être aussi importants en leur temps. Peut-être que dans quelques siècles, on n’en saura pas davantage du communisme. » [2]
La même année, lord de l’invasion de la Hongrie par l’URSS, il signera une lettre de protestation avec d’autres intellectuels et recevra un blâme du Parti. Ne disait-il pas à la fin des années 40 : « Ce peuple sait s’indigner. Il y a de l’espoir sur la terre. » [3]
Inlassablement, il a traqué ce paradis perdu qu’il avait trouvé aux Allymes avec Élisabeth en 1951 quand il confiait à son Journal « J’étais heureux, j’écrivais Beau masque. » Après La Truite, il se forgea peu à peu une nouvelle vision de cet idéal, moins militant certes mais plus libre, avec une vision élargie de la politique, critique d’une société de consommation qu’il intègre dans ses deux derniers romans.
Roger Vailland note en 1962 dans ses Écrit intimes : « Maintenant je consomme : consommer, consumer, se consumer, je me sers de tout pour achever de mettre en forme ma matière. » Son idée du bonheur contient aussi une dimension morale, rejoignant la formule de son biographe Michel Picard « que l'être humain se définit contre la pesanteur, qu'il faut au moins avoir de la tenue. Il meurt debout. »
Roger Vailland recherchera toujours un équilibre entre destin et réalité, ce que Michel Picard a appelé "son système de jeu". Le retour du déséquilibre signifie que le jeu ne remplit plus son office et que la politique apparaît comme dérisoire. Il tente alors d’allier bonheur et plaisir et Casanova supplante alors Don Juan. Mais La Fête est sans grande illusion sur cette société de l'argent roi que décrit aussi La Truite.
Même s'il n'a plus guère envie de formuler « des recettes pour les marmites de l'avenir, » il revendique dans son "Éloge de la politique" « une bonne, belle, grande utopie. » [4] C’est en fin de compte « dans ce perpétuel balancement entre engagement et dégagement que réside la qualité, art de ne jamais s’aliéner et de ne pas prolonger les "saisons" après leur achèvement. » [5]
De cette qualité, Don Cesare et Duc… et Roger Vailland en sont les exemples les plus achevés.
Cette évolution qui se dessinait, il aurait voulu la concrétiser par un voyage en Amérique du sud, projet avorté par la maladie et la mort. Le désir ne manquait pourtant pas d'aller fouiner là où bouillonnaient les prodromes des changements futurs. Ainsi pensait-il à une nouvelle "saison."
« Depuis huit, dix jours un printemps blanc : pas de nuages, pas de chaleur, mais le bleu-blanc du ciel comme au comble de l’été. » Mots ultimes confiés à son Journal le 4 avril 1965.
Ainsi finissent les Écrits intimes, un peu plus d’un mois avant sa disparition. Il n’aura plus la force ou le désir d’y consigner ses dernières pensées.
Selon sa sœur Geneviève, à la mort de leur père en 1943, Roger disait « pour nous, savoir mourir, c'était savoir mourir lucidement » Remarque qu’on peut rapprocher de ses dernières paroles rapportées par sa femme Élisabeth : « Je meurs heureux. »
Notes et références
[1] Écrits intimes page 486
[2] Écrits intimes page 802
[3] Dans sa pièce Héloïse et Abélard p 168
[4] Éloge de la politique, interview au Nouvel observateur publiée en décembre 1964
[5] Jean-Pierre Tusseau, Vailland, un écrivain au service du peuple, page 9
SOMMAIRE général - Vailland un homme de qualité -
1- Présentation ** 2-Qualité et souveraineté ** 3- Vailland face à la guerre ** 4-Le Grand jeu et Georges Omer ** 5- Le Vailland des années 30 ** 6- De Paris-midi à la Résistance, Drôle de jeu ** 7- Drôle d'après guerre 1945-50 ** 8- Roger Vailland et Claude Roy ** 9-Des Allymes à Meillonnas ** 10- Beau Masque ** 11- Vailland à Meillonnas ** 12- 325.000 francs ** 13- Une drôle de loi ** 14- De La Fête à La Truite ** 15- En guise de conclusion **
Voir également
* Lectura-Dossier --
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