Décrire le huit-clos de Sigmaringen avec, non pas le regard froid de l'historien,mais le regard décalé du romancier, pose le problème de savoir sous quel angle aborder le sujet. Pierre Assouline à répondu à sa manière à cette question en plaçant le majordome au centre de son récit. [1] Concernant ce personnage, Pierre Assouline a précisé dans une interview : « Il a en effet bien existé, mais je l’ai réinventé. Le majordome de l’époque, au service des Hohenzollern, puis des Français, dans le château de Sigmaringen, s’appelait en réalité Oelker ».
Jean-Paul Cointet "Sigmaringen"
Pour aborder la tragi-comédie de Sigmaringen, il y a aussi le regard de l'historien Jean-Paul Cointet qui retrace les difficultés, l’angoisse de l'exil et de la situation du dernier carré des collabos, souvent conscients, comme l’acteur Le Vigan, de sa déchéance, tandis que Marcel Déat note « qu’est-ce qu’on va devenir dans ce patelin ? ». [2] On peut y voir aussi une réédition des petites guéguerres vichyssoises, Doriot le successeur désigné opposé à de Brinon, les cabales en cascades qui ne font qu'exaspérer des relations déjà difficiles face à une situation militaire qui se dégrade chaque jour davantage.
Sigmaringen, d'un point de vue historique, est un château au sud de l'Allemagne, sur le Danube dans le Bade-Wurtemberg, choisi par Hitler pour héberger la dernière garde de la Collaboration française perdue dans ce coin de l'Allemagne. [3]
Comme le présente lui-même Pierre Assouline, « Julius Stein est le majordome général des Hohenzollern, quand, en 1944, Hitler réquisitionne leur château de Sigmaringen, pour que s’y réfugient le maréchal Pétain et le gouvernement de Vichy. » Régissant la domesticité et organisant la vie du château de septembre 1944 à avril 1945, Julius Stein est donc particulièrement bien placé pour assister aux rivalités exacerbées qui se font jour dans cet univers confiné entre ces Français à l'ego contrarié par la déroute annoncée, exacerbé par de fortes personnalités dominées par des figures comme Pierre Laval, Marcel Déat [4], Jacques Doriot [5], Fernand de Brinon, [6] Abel Bonnard [7].
Fernand de Brinon Abel Bonnard
Ces relations franco-allemandes stéréotypées par la guerre, marquées par ce gouvernement d’opérette en exil, Pierre Assouline les tempèrent par une liaison entre Julius et l’intendante du Maréchal, Jeanne Wolfermann, qui pour compliquer les choses, se trouvent être une Française d’origine alsacienne, donnant un peu de romanisme dans ce qui aurait pu être une comédie de boulevard manière Obaldia. Même si le drapeau français a flotté pendant huit mois, non sur la marmite, mais sur le château des Hohenzollern [8] Pierre Assouline pense que tout ceci « n’est pas un épisode majeur, parce que ça n’a rien changé à rien ».
La situation confinait à l’absurde, une espèce de dédoublement de la personnalité qui permettait à ces hommes de se croire encore investis de pouvoirs, de prendre des décisions qui impliquent l’État, alors qu’ils étaient promis à la prison ou même à la potence, même si Céline a écrit que « c’est un moment de l’histoire de France qu’on le veuille ou non… ».
Curieuse période n’empêche, quand l’histoire s’écrivait ailleurs. Les combats continuaient certes, les Allemands lançaient leurs dernières forces dans les Ardennes, mais l’équilibre des forces était clair, et l’aveuglement des hôtes français, leurs illusions collectives confinaient à l’absurde. On vit les ministres s’empoigner pour de lamentables questions de préséance dans les escaliers ou l’ascenseur pendant que leurs femmes dérobaient les couverts.
Joseph Darnand Jean Luchaire
C'est un curieux mélange que cette faune où l'on trouve pêle-mêle de "maréchalistes" proches du maréchal Pétain et de son gouvernement, des "ultras" qui ont créé des groupes politiques proches des Allemands -qu'ils financent souvent- et des collabos comme l'inénarrable écrivain Céline. En fait, mettre ensemble tous ces individus, c'était créer les conditions d'une situation ingérable très rapidement.
Général Eugène Bridoux
Là-bas, dans ce milieu confiné et protégé, dans des conditions matérielles qui sont parfois difficiles, on joue au gouvernement provisoire, on se met "en grève", on se fait du cinéma. Entre Pétain, Laval et de Brinon, chef de la Commission gouvernementale (le gouvernement en exil), c'est la haine cordiale et les vexations quotidiennes. Outre de Brinon, la Commission est constituée de Marcel Déat, Joseph Darnand, Jean Luchaire et Eugène Bridoux, mélange improbable d'hommes aux objectifs inconciliables. On caresse même l'idée de recruter de nouveaux membres et les chefs miliciens veulent organiser la lutte clandestine, en créant des maquis. L'opération Maquis blanc a ainsi prévu de parachuter des agitateurs politiques pour préparer les futurs maquis et des agents de renseignement se coulant dans la population.
Céline, [9] dans son roman-témoignage D'un château l'autre, parle des conditions de vie « grotesques » des réfugiés politiques français. Résidant dans un hôtel près du château, le Löwen, Céline se plaint d'être nourri « de Stammgericht écœurant, à base de choux rouges et de raves, prodigieusement laxatif ».
Il y décrit cette espèce de ridicule ambiant qui y règne : la promenade journalière du maréchal Pétain, son protocole pesant, la rigidité des Allemands, les rêves fous des idéalistes ou encore d'artistes espérant encore la victoire de l'Allemagne, les parties fines des militaires, l'hygiène plus que douteuse due à l'absence de service sanitaire, des mises en scène défiant toute réalité ou des réalisations bidon comme les réceptions officielles ou ce voyage officiel vers Hohenlychen, près de Lychen dans l'actuel Land de Brandenbourg...
A travers ses propos, on croise bien sûr les figures tutélaires du maréchal Pétain et de Pierre Laval, mais aussi l'ambassadeur allemand Otto Abetz, Alphonse de Châteaubriant, écrivain connu et chantre de la Collaboration ou Jean Bichelonne, jeune et brillant technocrate mort en Allemagne en décembre 1944, dans un récit sans grande cohérence narrative, donnant l'idée d'un chaos propre à ces "fins de règnes" que sont ces fidèles de Vichy.
Jean Bichelonne Alphonse de Chateaubrillant
Notes et références
[1] Le regard du majordome n'est pas neutre : on n'est pas impunément catholique et attaché à la famille des Hohenzollern, son amour de la musique.
[2] Note de son journal du 6 décembre - cité par Jean-Paul Cointet, "Sigmaringen" p.198
[3] En fait, entre le château et la ville, il y a un millier de Français collaborateurs, une centaine d'« officiels » du régime de Vichy, quelques centaines de membres de la Milice française, de militants des partis collaborationnistes et la rédaction du journal Je suis partout.
[4] Marcel Déat (1894-1955) mort à Piossasco, près de Turin, est un socialiste, néo-socialiste puis collaborationniste. Député SFIO, il est exclu du parti en 1933, ministre de l'Air en 1936 dans le cabinet Sarraut, député anticommuniste en 1939, il fonde en 1941 du Rassemblement national populaire, puis prend des positions de collaborationniste. Ministre du Travail et de la Solidarité en 1944, il s'enfuit à Sigmaringen puis en Italie.
[5] Jacques Doriot (1898 - 1945) est un journalisme et un homme politique communiste puis collabo et fasciste. Il est le fondateur du Parti populaire français qui fut l'un des deux principaux partis français de la Collaboration. En février 1945, il meurt après avoir été mystérieusement mitraillé par un avion à Mengen dans le Wurtenberg.
[6] Fernand de Brinon est un avocat, journaliste et homme politique né en août 1885 à Libourne et exécuté le 15 avril 1947 au fort de Montrouge près de Paris. Réfugié à Sigmaringen en août 1945, il y présida la "Commission gouvernementale" (espèce de gouvernement en exil). Devant l'avancée des armées alliées au début mai 1945, il tente d'abord de rejoindre l'Espagne par avion mais échoue dans ses tentatives.
[7] Abel Bonnard (1883-1968) mort en exil à Madrid, est un poète, romancier, essayiste et homme politique. Fervent maurrassien, il évolua vers le fascisme et al collaboration.
[8] La maison de Hohenzollern a donné notamment des empereurs d'Allemagne, des rois de Prusse et de Roumanie, des princes-électeurs de Brandebourg et des princes de Hechingen et de Sigmaringen.
[9] Céline est à Sigmaringen en tant que médecin avec le docteur Ménétrel, un homme très proche du maréchal Pétain
Mes autres fiches sur cette époque
Auschwitz, enquête -- Annette Wieviorka, Sur la Shoa -- Marthe et Mathilde -- La Résistance à Lyon -- Une femme à Berlin -- Irena Sendler -- Marc Lambron, 1941Bibliographie
* Louis-Ferdinand Céline, D’un château l’autre, roman, 1957.* Jean-Paul Cointet, Sigmaringen – Une France en Allemagne (septembre 1944-avril 1945), Paris, Perrin, 2003, 368 p. ISBN 2262018235.
* Henry Rousso, Château en Allemagne - Sigmaringen 1944-1945, Hachette Pluriel, 2012.
* Pierre Assouline, Sigmaringen, Paris, Gallimard, 2014, 368 p. ISBN 978-2070138852.
Marcel Déat Jacques Doriot Robert Le Vigan
Critiques du livre d'Assouline
* « Pierre Assouline entraîne le lecteur dans une ambiance au croisement d'Au théâtre ce soir, des Vestiges du jour [...] et d'un documentaire sur la fin des choses. Sigmaringen est également une encyclopédie de la fatuité, de la mégalomanie et de l'indifférence qui assaillent les seconds rôles de la tragédie du XXe siècle ». Le Point 21/01/2014
* « Fort d'une copieuse documentation, Assouline rend bien le climat de cette déliquescence surréaliste, qui agit par contre comme un carcan pour déployer une intrigue qu'on aurait souhaitée plus développée, malgré quelques beaux rebondissements. » La Presse 03/03/2014
* « Où Pierre Assouline raconte la fin pathétique du régime vichyste dans un roman sur Sigmaringen. » Bibliobs 23/01/2014
<> CJB Frachet - Sigmaringen - Feyzin - 17 octobre 2014 - <><> • © • cjb • © •• <>
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