Référence : Toni Morrison, "Délivrances" (God help the child), Éditions Christian Bourgeois, traduction Christine Laferrière, 197 pages, 2015
« Pendant que je parlais, certaines choses que j’avais enfouies remontaient, neuves comme si je les voyais pour la première fois. »
Toni Morrison, "Délivrances", Page 67
Toni Morrison ressent cette pression du temps, cette urgence d’écrire que lui dicte son âge, a-t-elle dit dans une interview. [1] D’où des romans assez courts mais denses, d’où son souci de dire l’essentiel en peu de mots, de resserrer son écriture pour la "dégraisser" de tout l’accessoire. « Il faut que je fasse vite, donc que j'écrive court » a-t-elle ajouté.
Son dernier roman "Délivrances" n’échappe par à cette règle non écrite qu’elle s’est imposée. Elle y dresse le portrait de Lulla Ann Bridewell, fille de « mulâtres au teint blond », que sa mère n’aime pas parce qu’elle la trouve beaucoup trop noire. Un texte ramassé qui traite comme souvent chez Morrison d'enfances foulées au pied que seul l’amour peut sauver.
Dans ce roman, Toni Morrison présente Bride comme quelqu’un qui est resté très longtemps enfermé dans ses souvenirs, dans son enfance, et qui va tenter de s’en libérer, de s‘en délivrer, d’où le titre "Délivrances" en Français, moins parlant que le titre original "Dieu aide l’enfant". D’où aussi cette citation de l’apôtre Luc, placée au exergue : « Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les empêchez point. »
Quinze ans ont passé. Maintenant, elle se fait appeler Bride et ne passe pas inaperçue avec ses tenues blanches sur sa peau noire. Elle a pris de l’assurance, sort avec Booker et dirige une entreprise de cosmétiques prospère "Toi, ma belle". Elle représente apparemment un exemple de réussite sociale marquée par des signes extérieurs comme être au volant de sa superbe jaguar. Comme l'écrit Laurent Raphaël dans Focus, « Bride est le produit phare d'une société qui semble avoir digéré la diversité. » [2]
Bride est une jeune femme noire –très noire pense sa mère- très belle dans son style, habillée de blanc faisant ressortir sa peau noire, qui a socialement réussi, mais instable, surtout depuis que Booker son compagnon, l’a quittée. Sa "Délivrance" passe par une prise de conscience, un dépassement de ses humiliations et de ses mensonges, y compris à elle-même pour éviter d’affronter la réalité.
Très tôt, elle a assisté et a été confrontée au traumatisme du viol, celui d’un jeune garçon par son logeur puis celui d’écoliers par leur institutrice Sofia Huxley, où de plus Bride à été obligée de témoigner lors du procès, ce qui n’a pu qu’accentuer son désarroi face à une situation qui la dépasse totalement.
Viol caché, tabou dans le premier cas et viol dévoilé, dénoncé, stigmatisé dans le second cas. Autant de traumatismes vécus par cette jeune enfant qui devra seule les affronter. Booker Starbern, son ex petit ami, sera lui aussi traumatisé par la mort de son frère Adam, sauvagement assassiné par un tueur en série.
Son histoire est comme un prisme, retracée à travers son propre témoignage mais aussi ceux de sa mère qu’elle nomme "Sweetness", parce qu’elle répugne à la toucher, "Sofia Huxley" l’ex institutrice condamnée pour viol et qu’elle a accusée, "Brooklyn" sa meilleure amie et "Booker Starbern", son ex compagnon qui l’a quitté pour une raison qui lui échappe.
« Une fois encore, écrit Lisa Shea dans le magazine "Elle", Toni Morrison déploie une écriture courageuse et sensuelle qui fait d’elle, sans doute, la plus grande romancière contemporaine. » Dans la quête de son amour disparu, Bride sera confrontée à bien de malheurs, comme la terrible raclée que lui administre "Sofia Huxley" après leurs retrouvailles ou son accident de la route quand elle abîme sa belle jaguar et sa jambe en roulant vers la petite ville de Whiskey où elle espère retrouver Booker.
Le roman bascule aussi dans la métaphore quand Bride constate une mutation de son corps qui rétrécit jusqu’à ce qu’elle redevienne petite fille. Elle entreprend alors une espèce de voyage initiatique, rencontrant Rain, la petite fille recueillie par un couple Steve et Evelyn qui recueilleront aussi Bride après son accident, Queen, la tante de Booker, une femme si rassurante, se débarrassant des oripeaux de sa propre vie pour lui permettre de tourner la page, de commencer une nouvelle vie.
« Il est important que mon œuvre soit afro-américaine », a-t-elle déclaré au New York Times. On y trouve bien en effet la marque des contes africains conjuguée à une peinture réaliste et minutieuse de la société américaine contemporaine.
On retrouve dans "Délivrances" ses thèmes favoris comme l'enfance, la famille et le racisme qu’elle a douloureusement vécus et qui l’ont marquée profondément, la soumission, la violence, la rédemption par l'amour. Cette fois, elle traite ces thèmes dans l’Amérique d’aujourd’hui, les diverses formes de racisme, la difficulté de vivre dans cette société violente qui méprise les noirs et les pauvres, où il est si compliqué d’être soi-même et de se réaliser pleinement.
Comme dit Jane Ciabattari de la BBC, « Toni Morrison ajoute une nouvelle pierre à l’édifice de son œuvre… au sein de laquelle elle ne cesse d’examiner, d’interroger les conflits et les changements culturels de notre époque. "Délivrances" est incontestablement un nouveau chef-d’œuvre. »
À propos de son roman précédent Home, j’écrivais déjà, ce qui est tout aussi vrai dans celui-ci : « C’est aussi le chemin du retour, un retour sur soi qui permet de dépasser les traumatismes du passé pour renaître à la vie. »
Notes et références
[1] « Je travaille consciemment et énormément à cela : écrire moins et dire davantage. Ne pas écrire deux pages quand une phrase peut tout contenir. C'est bien plus difficile que de s'étaler. Et c'est ce que je veux désormais. C'est à la fois une envie et une nécessité — j'ai 81 ans, il faut que je fasse vite, donc que j'écrive court ! » (entretien à Télérama en 2012)
[2] « Toni Morrison sonde depuis 1970 et L'œil le plus bleu les effets intimes du racisme et de l'injustice sur de jeunes filles mal dans leur peau sombre, le plus souvent à l'époque maudite de l'esclavage. Signe de l'état d'urgence, l'écrivaine déplace l'épicentre de son nouveau roman, Délivrances, à nos jours, comme pour souligner l'actualité brûlante des questions qui la taraudent. »Laurent Raphaël, Focus
Mes fiches sur Toni Morrison
* Toni Morrison écrivain avant tout -- L’œil le plus bleu - Sula -- Home --
* Love -- Délivrances -V2--
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< Ch. Broussas • TM Délivrances • Roissiat ° © CJB ° • 11/08 2016 >
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« Pendant que je parlais, certaines choses que j’avais enfouies remontaient, neuves comme si je les voyais pour la première fois. »
Toni Morrison, "Délivrances", Page 67
Toni Morrison ressent cette pression du temps, cette urgence d’écrire que lui dicte son âge, a-t-elle dit dans une interview. [1] D’où des romans assez courts mais denses, d’où son souci de dire l’essentiel en peu de mots, de resserrer son écriture pour la "dégraisser" de tout l’accessoire. « Il faut que je fasse vite, donc que j'écrive court » a-t-elle ajouté.
Son dernier roman "Délivrances" n’échappe par à cette règle non écrite qu’elle s’est imposée. Elle y dresse le portrait de Lulla Ann Bridewell, fille de « mulâtres au teint blond », que sa mère n’aime pas parce qu’elle la trouve beaucoup trop noire. Un texte ramassé qui traite comme souvent chez Morrison d'enfances foulées au pied que seul l’amour peut sauver.
Dans ce roman, Toni Morrison présente Bride comme quelqu’un qui est resté très longtemps enfermé dans ses souvenirs, dans son enfance, et qui va tenter de s’en libérer, de s‘en délivrer, d’où le titre "Délivrances" en Français, moins parlant que le titre original "Dieu aide l’enfant". D’où aussi cette citation de l’apôtre Luc, placée au exergue : « Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les empêchez point. »
Quinze ans ont passé. Maintenant, elle se fait appeler Bride et ne passe pas inaperçue avec ses tenues blanches sur sa peau noire. Elle a pris de l’assurance, sort avec Booker et dirige une entreprise de cosmétiques prospère "Toi, ma belle". Elle représente apparemment un exemple de réussite sociale marquée par des signes extérieurs comme être au volant de sa superbe jaguar. Comme l'écrit Laurent Raphaël dans Focus, « Bride est le produit phare d'une société qui semble avoir digéré la diversité. » [2]
Bride est une jeune femme noire –très noire pense sa mère- très belle dans son style, habillée de blanc faisant ressortir sa peau noire, qui a socialement réussi, mais instable, surtout depuis que Booker son compagnon, l’a quittée. Sa "Délivrance" passe par une prise de conscience, un dépassement de ses humiliations et de ses mensonges, y compris à elle-même pour éviter d’affronter la réalité.
Très tôt, elle a assisté et a été confrontée au traumatisme du viol, celui d’un jeune garçon par son logeur puis celui d’écoliers par leur institutrice Sofia Huxley, où de plus Bride à été obligée de témoigner lors du procès, ce qui n’a pu qu’accentuer son désarroi face à une situation qui la dépasse totalement.
Viol caché, tabou dans le premier cas et viol dévoilé, dénoncé, stigmatisé dans le second cas. Autant de traumatismes vécus par cette jeune enfant qui devra seule les affronter. Booker Starbern, son ex petit ami, sera lui aussi traumatisé par la mort de son frère Adam, sauvagement assassiné par un tueur en série.
Son histoire est comme un prisme, retracée à travers son propre témoignage mais aussi ceux de sa mère qu’elle nomme "Sweetness", parce qu’elle répugne à la toucher, "Sofia Huxley" l’ex institutrice condamnée pour viol et qu’elle a accusée, "Brooklyn" sa meilleure amie et "Booker Starbern", son ex compagnon qui l’a quitté pour une raison qui lui échappe.
« Une fois encore, écrit Lisa Shea dans le magazine "Elle", Toni Morrison déploie une écriture courageuse et sensuelle qui fait d’elle, sans doute, la plus grande romancière contemporaine. » Dans la quête de son amour disparu, Bride sera confrontée à bien de malheurs, comme la terrible raclée que lui administre "Sofia Huxley" après leurs retrouvailles ou son accident de la route quand elle abîme sa belle jaguar et sa jambe en roulant vers la petite ville de Whiskey où elle espère retrouver Booker.
Le roman bascule aussi dans la métaphore quand Bride constate une mutation de son corps qui rétrécit jusqu’à ce qu’elle redevienne petite fille. Elle entreprend alors une espèce de voyage initiatique, rencontrant Rain, la petite fille recueillie par un couple Steve et Evelyn qui recueilleront aussi Bride après son accident, Queen, la tante de Booker, une femme si rassurante, se débarrassant des oripeaux de sa propre vie pour lui permettre de tourner la page, de commencer une nouvelle vie.
« Il est important que mon œuvre soit afro-américaine », a-t-elle déclaré au New York Times. On y trouve bien en effet la marque des contes africains conjuguée à une peinture réaliste et minutieuse de la société américaine contemporaine.
On retrouve dans "Délivrances" ses thèmes favoris comme l'enfance, la famille et le racisme qu’elle a douloureusement vécus et qui l’ont marquée profondément, la soumission, la violence, la rédemption par l'amour. Cette fois, elle traite ces thèmes dans l’Amérique d’aujourd’hui, les diverses formes de racisme, la difficulté de vivre dans cette société violente qui méprise les noirs et les pauvres, où il est si compliqué d’être soi-même et de se réaliser pleinement.
Comme dit Jane Ciabattari de la BBC, « Toni Morrison ajoute une nouvelle pierre à l’édifice de son œuvre… au sein de laquelle elle ne cesse d’examiner, d’interroger les conflits et les changements culturels de notre époque. "Délivrances" est incontestablement un nouveau chef-d’œuvre. »
À propos de son roman précédent Home, j’écrivais déjà, ce qui est tout aussi vrai dans celui-ci : « C’est aussi le chemin du retour, un retour sur soi qui permet de dépasser les traumatismes du passé pour renaître à la vie. »
Notes et références
[1] « Je travaille consciemment et énormément à cela : écrire moins et dire davantage. Ne pas écrire deux pages quand une phrase peut tout contenir. C'est bien plus difficile que de s'étaler. Et c'est ce que je veux désormais. C'est à la fois une envie et une nécessité — j'ai 81 ans, il faut que je fasse vite, donc que j'écrive court ! » (entretien à Télérama en 2012)
[2] « Toni Morrison sonde depuis 1970 et L'œil le plus bleu les effets intimes du racisme et de l'injustice sur de jeunes filles mal dans leur peau sombre, le plus souvent à l'époque maudite de l'esclavage. Signe de l'état d'urgence, l'écrivaine déplace l'épicentre de son nouveau roman, Délivrances, à nos jours, comme pour souligner l'actualité brûlante des questions qui la taraudent. »Laurent Raphaël, Focus
Mes fiches sur Toni Morrison
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* Love -- Délivrances -V2--
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