mercredi 8 mai 2019

Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli

Référence : Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000

   

Ouvrage touffu s’il en est puisqu’en 660 pages, Paul Ricoeur n’aborde pas moins de 23 auteurs. Autant dire qu’il est présomptueux de vouloir résumer tant de thèmes abordés et même de trouver une structure évidente à ce livre.

On nous dit que l’objet de ce livre se structure autour d’une phénoménologie [3] de la mémoire, d’une épistémologie [1] de l’histoire et d’une herméneutique [2] de l’oubli. Voilà un jargon qui ne nous avance guère. Mais   Ricœur n’était-il pas maître dans l’art de résoudre les contradictions et d’assembler les contraires ?

          

On sait qu’en philosophie, il existe des questions d’approche de la connaissance, des problèmes épistémologiques [1] comme disent certains, qui concernent la mémoire, par exemple :
- Que devient l’image-mémoire quand on n’y pense plus et comment retrouver une image ? – Comment peut-elle être réactivée ?
- Comment se fait-il qu’on « oublie » ceci plutôt que cela et pourquoi certains souvenirs reviennent-ils parfois en mémoire ?

                

En matière d’histoire, d’autres questions essentielles se posent également :
- Quelles différences entre histoire et fiction, un livre d’histoire et un roman ?
- Un historien peut-il être objectif ou tout n’est-il question que de points de vue ?
La dialectique de Ricœur ne veut pas seulement mettre l’histoire entre la mémoire et l’oubli dans un louable effort de synthèse. Non, ce serait trop simple.
L’origine de l’idée de trace, l’une des relations essentielles entre la mémoire et l’histoire, c’est le symbole de la trace qui reste en mémoire, cette « empreinte qui s’inscrit dans la cire ». Mais Ricoeur ne nous dit rein du lien entre l’image et la notion de temporalité. Ce lien entre la mémoire et l’histoire ne peut être que le témoignage [4], tout recours à des formes pathologiques  occulterait la description préalable de la mémoire.

                  

La mémoire est d’abord affaire de motivation quand on peut réciter un poème par exemple mais est aussi parfois bloquée, comme le dit Ricœur, il en existe trois formes, la mémoire empêchée, la mémoire manipulée et la mémoire abusivement commandée.

 La mémoire empêchée repose sur des lésions, des traumatismes qui ne peuvent guère être traités que par la psychanalyse.  Si l’histoire est une forme de mémoire collective, elle est sujette aux mêmes problèmes que la mémoire individuelle. Aller de la mémoire individuelle à la mémoire collective permet d’établir un lien entre la mémoire et l’histoire.
Dans la mémoire manipulée, c’est l’idéologie qui est en cause, cette volonté de légitimation de tout pouvoir, reposant sur quelque chose de fondateur, des références (ou mémoires) communes.

La mémoire commandée repose sur les histoires "officielles" que récitent les écoliers  ou les chants collectifs.  Mais se souvenir passe aussi par autrui, par les souvenirs communs, ce qui nous renvoie à la question du témoignage. Ceci passe donc aussi par des intermédiaires comme la famille et les proches. [5]
Conclusion de Paul Ricœur sur ce thème : « Ce n’est donc  pas avec la seule hypothèse de la polarité entre mémoire individuelle et mémoire collective qu’il faut entrer dans le champ de l’histoire, mais avec celle d’une triple attribution de la mémoire : à soi, aux proches, aux autres ».

       

La deuxième partie est centrée sur l’étude critique (épistémologie) de la notion d’archive qui constitue la première source de l’histoire. À la suite de Platon, il se demande ce que représente l’écriture pour la mémoire. Le lien entre les deux tient au souvenir personnel qui fait référence à l’espace, aux lieux et aux souvenirs collectifs qui eux, tiennent à la géographie.

Outre les souvenirs et les écrits, l’archive repose aussi sur les conditions d’accès aux documents. Ceci sans oublier les éléments non écrits comme les objets d’art, la monnaie, les outils…

En s’appuyant sur l’histoire culturelle ou l’histoire des mentalités, il tente de comprendre le rôle que joue "la représentation" dans la compréhension explicative de l’opération historique. Selon Ricœur, le discours historique « doit transiter à travers la preuve documentaire, l’explication causale / finale et la mise en forme littéraire. Cette triple membrure reste le secret de la connaissance historique. »

       

"N'exerce pas le pouvoir sur autrui de façon telle que tu le laisses sans pouvoir sur toi."


La troisième partie est consacrée à ce que Ricœur appelle la « condition historique », avatar d’une démarche herméneutique.
Après une digression sur une comparaison entre le juge et l’historien, qui lui permet de contester l’idée d’une prétention de l’histoire à être absolue et totalisante mais qui nous éloigne du thème de l’oubli, il se penche sur le rôle de l’historien et des d’interprétations qui proviennent soit de sa subjectivité, quelle qu’en soit la cause, soit  de la plus ou moins grande fiabilité des documents qu’il utilise. (Herméneutique dans l’histoire)

L’oubli apparaît à la fois comme une menace et un défi pour la mémoire et l’histoire et ne peut être contrecarré que par l’archive, surtout contre "l’oubli ordinaire", les cas cliniques posant d’autres problèmes.
Ricœur  revient sur le fonctionnement de la mémoire, constatant après Freud que quand elle a été éprouvée, elle est ineffaçable, même si elle n’est pas toujours accessible. Dans la "mémoire manipulée", réside les secrets, les non-dits, tout ce qui est "officiellement" interdit. [6]

À cela s’ajoute l’oubli institutionnel, l’amnistie comme l’Édit de Nantes d’Henri IV en 1598. L’amnistie implique alors le pardon et pour lui, « le pardon, s’il a un sens et s’il existe, constitue l’horizon commun de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli ». [7]

Le paradoxe de la situation est qu’il faut demander un pardon qui est lui-même un "don inconditionnel" : « Nous avons attaché ce caractère relationnel au vis-à-vis qui confronte deux actes de discours, celui de l’aveu et celui de l’absolution… » Il se produit ainsi une dialectique permanente entre l’amnésie et l’amnistie.

Selon Paul Ricœur, on peut dire que la mémoire, élément essentiel du témoignage et de l’archive sur qui repose l’histoire, dan ses trois dimensions que l’auteur appelle l’archive, l’explication historique et la mise en forme narrative. Reste à préciser le rôle que joue l’écriture dans le processus de mémoire et l’articulation entre mémoire, histoire et oubli. Comme  souvent, cet ouvrage de Ricœur laisse un certain nombre de questions pendantes.

      

Notes et références
[1] Épistémologie : étude de la connaissance en général et plus particulièrement étude critique des sciences et de la connaissance scientifique.
[2] L’herméneutique concerne l’interprétation des textes, plus précisément ici, l’interprétation des témoignages et des discours sur l'histoire.
[3] La phénoménologie est une démarche consistant à comprendre l’essence des choses par la conscience, à écarter toute interprétation abstraite pour se limiter à la description et à l'analyse des seuls phénomènes perçus.
[4] L’origine de l’archive est le témoignage : « Avec le témoignage s’ouvre un procès épistémologique qui part de la mémoire déclarée, passe par l’archive et les documents, et s’achève sur la preuve documentaire » écrit Ricœur
[5] « Les proches, ces gens qui comptent pour nous et pour qui nous comptons sont situés sur une gamme de variation des distances dans le rapport entre le soi et les autres. »
[6] « En tout cela, la structure pathologique, la conjoncture idéologique et la mise en scène médiatique ont régulièrement joint leurs effets pervers, tandis que la passivité excusatoire composait avec la ruse active des omissions, des aveuglements, des négligences ».

[7] Sur ces thèmes de la culpabilité et du pardon, il se réfère à Jacques Derrida,  « le pardon s’adresse à l’impardonnable ou n’est pas », à Karl Jaspers sur les types de culpabilité.
Sur cet aspect de la problématique, Ricœur s’appuie sur le cas de la Commission « Vérité et Réconciliation » de l’Afrique du Sud après la fin de l’apartheid, et la compare aux procès de Nuremberg et de Tokyo après la Deuxième Guerre Mondiale.

             

Voir aussi
* Paul Ricœur, De l’interprétation : Essai sur Freud. Paris, Éditions du Seuil, 1965
* Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Éditions du Seuil, 1975
* Paul Ricœur, Temps et récit, Tome I, II, III, Paris, Éditions du Seuil, 1983, 1984, 1985
*
Paul Ricoeur : Gabriel Marcel et Karl Jaspers Philosophie du mystère et philosophie de paradoxe
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