Julien Gracq en Bretagne entre Penmarc’h et Roskoff

« Ce qui me parle dans un paysage, c'est d'abord l'étalement dans l'espace - imagé, apéritif - d'un "chemin de la vie", virtuel et variantable ". »

  

1- Julien Gracq et la mer
Julien Gracq aborde dans ses Lettrines, aussi bien la Loire, ses îles et ses grèves que la Bretagne intérieure et littorale, de caps en rias ou en presqu'îles, dans toute sa dimension maritime : 

« La mer, bien sûr, est le spectacle envahissant et plus changeant encore vers lequel la terre - pénétrée, déchirée par elle - dévale de partout : jusqu'à des lieues à l'intérieur, la côte ici est placée sous son invocation : Ar Mor. C'est une mer plus que sérieuse, encore parée de ses attributs les moins rassurants, où les canots de sauvetage ne chôment pas et où la Société des Hospitaliers et Sauveteurs bretons garde du pain sur la planche. Une mer encore fée, et parfois de mauvaise fée, grosse encore de prodiges, comme lorsqu'elle poussait au rivage des auges de pierre, ou la voile noire de Tristan de Loonnois. Il faut l'entendre, au creux des nuits d'hiver, lorsque le grondement des rochers de la Torche, à 25 kilomètres, éveille encore vaguement les rues mouillées de Quimper comme une préparation d'artillerie. » (Lettrines, José Corti, 1967, rééd. Pléiade, t. II, p. 234).

2- Julien Gracq à Penmarc’h

Louis Poirier
, qui écrira sous le pseudonyme de Julien Gracq [1], fit ses études secondaires à Nantes (La Forme d’une ville). En 1930, il entre à l’École normale supérieure et se lie d’amitié avec le brestois Henri Queffélec , futur auteur du Recteur de l’île de Sein, qui lui fit découvrir le Finistère


    La pointe de Penmarc'h 

Il y reviendra, à Quimper, comme professeur d’histoire-géographie, de 1937 à 1939. Il y reviendra comme professeur d’histoire-géo à Quimper pendant presque 3 ans (de 1937 à 1939. Il se promenait beaucoup et allait souvent dans des petits ports du pays Bigouden, au sud-ouest de Quimper à Léchiagat, Le Guilvinec et surtout Penmarc’h.


   Le port du Guivinec     
 C’est durant ce séjour dans cette « province de l’âme, où la terre se fait île aux trois quarts », qu’il écrit et publie Au château d’Argol, son premier " roman breton ", avant Un beau ténébreux (1945) et La Presqu’île (1970). En lisant en écrivant est un recueil fort intéressant de fragments et de notes laissées par Julien Gracq où l’auteur évoque les rapports entre lecture et écriture ainsi que d’autres thèmes centrés sur la littérature. 

             

Il en donne des descriptions saisissantes en forme de tableaux impressionnistes comme dans cet exemple : « Le voile bas des grains se déchirait et l’éclaircie déplissait son mouchoir bleu : pour quelques minutes, sur les toits vernissés par l’averse, sur le vert cru de l’herbe arrosée, sur les sarabandes neigeuses du linge, il tombait avec le soleil neuf une gaîté acide, claquante, de printemps. Sous ce soleil d’embellie, un peu blanc, quand on montait vers l’intérieur en direction de Tronoën, la basse plate-forme étalée de Penmarc’h avec les frisures de son bord d’écume, avec le semis lâche de ses éclatantes petites maisons sur le gazon ras, avait l’air en effet d’un gai parc de mer, lavé, arrosé de frais, peuplé, alerte, et tout entier animé par le vent. »

                        
Il en conservait des images rémanentes qui enchantaient son retour : « Quand je revenais à la nuit tombante vers Quimper, il me semblait vraiment que je quittais un domaine du Couchant, une lisière qui tournait le dos au continent et restait attentive à d’autres soleils, pareille à une femme accoudée au balcon qu’on regarde de dos du fond de la chambre obscure. »

               
Image du film Un balcon en forêt tiré du roman éponyme de Gracq

Il s’intéressait à la vie des gens, comme la récolte des algues de mai à octobre et de leur traitement, comme le travail dans les usines chimiques qui exploitaient les propriétés de l’iode. Puis l’activité des goémoniers a peu à peu décliné et il note avec une pointe de nostalgie que « une part de la poésie de l’automne a déserté pour moi les plages d’octobre. »


Lucien Simon – La chapelle Notre-Dame de la Joie à Penmarc’h, 1913

Nostalgie encore dans cet extrait qui évoque le travail des goémoniers et la fabrication de la soude, les couleurs grisées qui se dégageaient des fumées et cette impression que dans la combustion du goémon, c’était aussi la saison d’été qui se consumait :

« Je n’ai jamais revu, depuis la guerre, monter au-dessus des grèves de mer de l’automne ce signal de solitude, qui était un adieu presque mystique à l’agitation et à la joie des vacances : les fumées des goémoniers du Finistère. On pratiquait alors, après les marées d’équinoxe, de longues tranchées dans le sable où on entassait le goémon d’épave sec, en prenant soin de ménager par-dessous une aération : après combustion, on recueillait les cendres riches en soude. J’observais ces travaux souvent près de Saint-Guénolé. (…) C‘était une fumée tremblée, qui montait d’abord presque transparente, comme la vibration de la chaleur sur l’asphalte des routes d’été, avant de se densifier faiblement en bouffées d’un blanc gris qui dérivaient lentement dans le fil du vent au-dessus du sable. Il y avait là la paix presque souriante de l’été consumé et du rideau tombé, et aussi la petite âme songeuse, menacée et pourtant opiniâtre, qui s’éveille dans tous les feux qui brûlent au bord de la mer. [2]
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3- Julien Gracq à Roscoff



Coucher de soleil sur Roscoff

Julien Gracq raconte toujours avec nostalgie la douce langueur des fins d’après-midi à Roscoff, décrivant avec raffinement ses promenades solitaires, les sens en éveil.

     Vue du port de Roscoff

« Ce qui ne paraît jamais dans les Amours Jaunes de Corbière, que j’aime tant, c’est la douceur particulière à Roscoff ; rarement l’heure vide du dîner sur les plages évacuées, alors que le soleil brille encore assez haut dans le ciel, m’a paru aussi délicieuse, aussi intime pour le promeneur attardé, aussi tendre de couleur et de silence, entre le ciel qui jaunit au ras de l’horizon et la couleur bleu ardoise de la mer. Et tendres aussi, au long de ses sentiers, l’herbe et les buissons de mer d’un vert éteint, pelucheux comme la coque de l’amande. 


       

J’y marchais le soir au long de l’étroit pré de mer décoloré, entre le vert bleu de la mer, cotonné de blanc à tous les beaux écueils de la côte, et la verdure frisée, ciselée, délicate comme l’acanthe, des champs d’artichauts. Le soir était si calme, dans la fin de saison d’une station alors à peine fréquentée, que j’entendais chaque fois, où que je fusse, sonner l’angélus à la jolie et basse église où la Bretagne, un instant, s’italianise. 

          L'oignon rosé de Roscoff 

Je longeais le figuier géant, les épaisses maisons de granit de la place, maisons de notaires, chagrines et cossues, sises entre jardin et mer, dont les vagues, par derrière, venaient battre à marée haute la porte de service. Je ne passais jamais devant le modeste et attirant laboratoire de biologie marine sans songer avec jalousie que les naturalistes de l’École Normale, où j’étais alors, avaient la possibilité de se faire détacher pour une année dans cette grotte bleue ; il me semblait qu’affecté là, captif une fois pour toutes de cette mer à sirènes, j’aurais pour toujours planté ma tente entre aquarium et artichauts.
[3]

 

      Un champ d’artichauts bretons

Notes et références 
[1] Voir ma fiche Biographie de Julien Gracq --
[2] Carnets du grand chemin, José Corti, 1992
[3]
Voir le site Julien Gracq-Roscoff --
*
Julien Gracq,En lisant en écrivant, José Corti, 1980, pp.270-271


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