Référence : Emmanuel Todd, "Les luttes de classes en France au 21e siècle", éditions du Seuil. 2020
« On vit dans un monde où toutes les classes se racontent des choses inexactes sur la France et sur elles-mêmes. »
Dans un article de 2013, commentant son ouvrage intitulé « Le mystère français », j’avais déjà noté cette réflexion lourde de sens : « La France est un pays divisé contre lui-même ». [1]
Il y traitait de la reconfiguration du pays à la suite du déclin du
secteur industriel et de la montée d’un secteur tertiaire de plus en
plus diversifié qui avantageaient certaines régions et en plongeaient
d’autres dans la récession. Le constat d’alors n’a fait que s’accentuer
depuis avec d’énormes conséquences sur le plan socio-politique.
Pour Emmanuel Todd, telle qu'il la présente, « La lutte des classes, c’est la France. Marx
a certes étendu le concept à l’échelle planétaire, mais il ne faisait
aucun doute pour lui que le lieu de naissance des luttes de classes
modernes, c’était la France. Beaucoup plus que la chasse aux arabes ou
aux homosexuels, la lutte des classes est notre identité. »
C’est en tout cas l'idée qu’il développe dans son dernier ouvrage consacré aux rapports tumultueux entre Français
où il pense que la lutte de classes sous différents aspects a repris de
la vigueur, après l’espèce de consensus mou qui avait suivi la chute du
communisme.
Voilà qui est dit. Avec lui, au moins on sait où on en est et son constat est sans appel.
Premier pavé dans la marre : « c’est
qu’en fait la France est engagée dans une période de baisse du niveau
de vie et du pouvoir d’achat, depuis 2007 au moins mais probablement
depuis 2000. » Les gens craignent l’organisation de leur appauvrissement futur.
Il
a observé deux tendances lourdes : indices démographiques eu berne,
légère hausse de la mortalité infantile, moins de mobilité géographique
et de fécondité, plus grande homogénéité sociale et culturelle surtout
en matière de baisse de fécondité et de nivellement de l’éducation.
Pays divisé sur lui-même disait-il, rajoutant maintenant « je suis en train de dire à tous les gens qu’ils se trompent sur eux-mêmes et j’ai peur de blesser. »
Revenant à la lutte de classes, il y voit d’abord un mépris généralisé, où chaque classe snobe la classe inférieure, même s’il distingue un groupe
central important estimé à la moitié du corps social, mais totalement
hétérogène avec ses professions intermédiaires, ses employés qualifiés,
ce qu’il reste de paysans et de petits commerçants. [2] Finalement, il pense que le groupe supérieur, « l’aristocratie financière, va mal aussi dans sa tête... »
Les plus défavorisés, ceux qu’on nomme "les petits blancs", voient les immigrés comme "plus bas qu’eux". Ceux qui forment les "winners"
de la "France ouverte", c’est-à-dire les cadres et professions
intermédiaires et supérieures, seraient alors des "losers d’en haut",
espèce de "petits blancs au deuxième degré". Dans leur tête, rien qu’une
cascade de "petits blancs ".
Dans
une bonne lutte des classes, tous devraient arrêter de lorgner vers le
bas pour lever la tête et viser le haut, pour s’apercevoir que « leur
persécuteur réel, est l’aristocratie financière. »
« L'élitisme n’a plus comme but que de dénoncer le populisme. »
Revenant sur « la stratification éducative » qu’il avait déjà traitée dans son livre L’illusion économique
en 1997), il pense qu’elle a eu pour conséquence la lutte entre
populisme et élitisme. Ceux qui ont fait des études supérieures vivent
en vase clos et finissent par faire un complexe de supériorité. On a pu
s’en apercevoir dans certains propos des élites visant des ouvrières ou
des gilets jaunes.
La
mobilité scolaire est au point mort. Il existe un écart grandissant
entre la perception des phénomènes et la réalité économique, et comme il
dit « pour moi, l’intelligence réelle est en train de se séparer du niveau éducatif. »
Avec son ironie inimitable, il remarque que la mobilité scolaire en berne, « signifie
qu’en bas, il y a de plus en plus de gens intelligents qui n’ont pas de
diplôme particulier et qu’en haut le taux de crétins diplômés
progresse. »
Pour
lui, ce sont d'abord les questions socio-économiques qui sont à l'ordre
du jour, beaucoup plus que des questions sociologiques à base de
recherche d'identité. Il n'existe d'ailleurs pas dans ce domaine de
vraie convergence entre les pays, chacun ayant ses propres valeurs. [3]
Dans
les différences sociologiques qui marquent l'histoire de chaque pays,
il note l'importance de L’idée de la souveraineté et le parlementarisme
des Anglais, certaines tendances xénophobes et anti-élites des Américains et une autonomisation du pouvoir des Français, qu'on retrouve selon lui chez Napoléon III... et chez Macron.
Sur le modèle anglo saxon, le MEDEF est passé d’une bourgeoisie industrielle à un néo libéralisme qui lui est largement étranger. Les
élites aussi se prennent pour des néolibéraux mais leurs pratiques
monétaires sont souvent incompatibles avec cette idéologie. « Tout ce qu’ils ont réussi à faire, c’est détruire l’industrie et la société civile. »
Tout
ceci, sous couvert d’une fausse polarisation entre extrême droite et
macronisme nous conduit à recourir au vieux thème de l’indépendance
nationale.
Dernier point important : Pour lui, les profs représentent le cœur idéologique de la nation, ceux qui ont accepté Maastricht. Avec leur niveau éducatif supérieur, ils « forment les enfants, et s'ils basculent dans une opposition au système, alors nous basculons dans une autre phase historique. »
Notes et références
[1] Interview au journal La Croix, 27 mars 2013
[2]
Il dit de lui-même : « Je suis un petit bourgeois CPIS (cadres et
professions intellectuelles supérieures) des générations encore
protégées »
[3] Il
prend comme exemple l’après crise de 1929 qui « a donné le nazisme en
Allemagne, Roosevelt aux Etats-Unis et Léon Blum en France. Ce qui donne
une idée pour comprendre pourquoi les Etats-Unis ont Trump,
l’Angleterre Johnson, et la France Macron... »
Voir aussi
* Joseph Ponthus, A la ligne -- Jérôme Fourquet, L'archipel français --
* Olivier Guez, Le siècle des dictateurs --
* Régis Debray, Civilisation et Du génie français --
* Thomas Picketty, Capital et idéologie --
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<< Christian Broussas, Emmanuel Todd 02/02/2020 © • cjb • © >>
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