Rainer Maria Rilke : Paris, Duino et Muzot
Présentation en trois parties : d'abord une introduction à l'œuvre du poète, puis une évocation de son séjour à Paris et enfin l'époque des célèbres Élégies de Duino.
Portraits Rainer Maria Rilke et sa femme Clara
Rainer Maria Rilke, "le poète par excellence" a-t-on dit de lui,
n'aurait rien su faire d'autre que trouver son chemin dans l'écriture.
Pourtant, ses débuts furent laborieux et il connut le succès
puis la gloire petit à petit à travers un parcours semé d'embuches.
Il écrivit une œuvre difficile parfois, alliant "toutes les nuances du limpide à l'ésotérique", des poèmes en vers ou en prose, parfois facilement accessibles, parfois ardus à aborder sans un commentaire ou une bonne connaissance de l'homme. Du Cornette [1] au thème simple de l'amour d'un jeune homme et de sa mort à la guerre, aux Sonnets à Orphée et sa "métamorphose du monde en chant". Son ami Alfred Döblin évoque le violent débat qui suivit la disparition de Rilke et que traduit en ces termes l'écrivain Elmut Heissenbüttel :
Brecht et Rilke, quand ils nous eurent expédiés
Nous laissèrent sur le cul ou à genoux,
Cela aussi, c'est devenu historique, Brecht contre Rilke...
Il y a dans sa vie des lignes de fracture, la vie du jeune élève René qui sait au moins qu'il ne veut pas devenir militaire, sa vie à Munich où il rencontre Lou-Salomé, son séjour à Paris, "la ville terrible" comme il la nomme, et sa rencontre avec Auguste Rodin, son cher château de Duino qui sera détruit pendant la guerre, enfin le départ pour la Suisse après la Première guerre mondiale, où il deviendra "l'ermite de Muzot".
Rilke et Rodin
Ce séjour de Rilke dans la capitale française sera l’occasion d’une amitié étroite et durable avec le sculpteur Auguste Rodin. Jusqu’alors, il résidait au château de Haserdorf, village allemand dans le Schleswig-Holstein et pensait à écrire une monographie de Rodin, raison de sa venue à Paris. De plus, sa femme Clara Westhoff connaît bien Rodin dont elle a été l’élève quand elle étudiait la sculpture à Paris.
Rilke est alors un jeune poète inconnu âgé de 27 ans, intimidé par la célébrité et l’aura de Rodin. Il arrive à Paris à la fin du mois d’août 1902 et loue une chambre rue Toullier au quartier Latin, près du Luxembourg. Le 2 septembre, il écrit à sa femme Clara restée à Westerwede, village près de Brême où Rilke résida dans la ‘colonie d’artistes’. Le journal où il relate ces années, intitulé "Journal de Westerwede et de Paris", écrit en 1902, fut publié à titre posthume. Il l’informe sur ses premiers pas dans la capitale et sa rencontre avec Rodin : « Je suis allé pour la première fois chez Rodin, atelier 182 rue de l’université… Je l’aime beaucoup, je l’ai senti tout de suite. » Le courant passe puisque dès le lendemain, Rodin l’invite chez lui Villa des Brillants à Meudon. Si Rilke peut admirer les sculptures du maître, ce dernier ne peut goûter les vers du poète qui ne sont pas encore traduits en Français. Ils le seront quelques années plus tard mais dans des traductions encore insuffisantes.
Rilke apprend beaucoup au contact de Rodin, avec une existence entièrement vouée au travail, qui lui répète : « Il faut travailler, rien que travailler, et il faut aussi avoir patience. » Les périodes que connaît Rilke où l’inspiration lui fait défaut, lui pèsent et il veut prendre exemple sur Rodin, écrivant plus tard qu’il est « dans le travail comme le noyau dans le fruit. » Il admire Rodin qui travaille sans relâche, sans état d’âme. En attendant ‘l’heure créatrice’, Rilke étudie le dictionnaire de Grimm, recherche l’exacte signification des mots, leur précision sémantique pour mieux exprimer ses propres conceptions littéraires. Il se met en condition pour se conformer à la devise du maître : « Travail et patience ».
A l’arrivée de sa femme Clara qui a laissé leur petite fille Ruth à ses parents dans le village d’Oberneuland près de Brême, ils déménagent dans un appartement plus grand rue de l’abbé de l’Epée. Il fréquente alors assidûment le Louvre et la Bibliothèque nationale. Sa monographie sur Rodin, "Auguste Rodin dessinateur", que Rilke écrit essentiellement en novembre-décembre 1902, illustrée et pourvue d’un catalogue des œuvres de Rodin, paraît en mars 1903 à Berlin dans la collection "Die Kunst". Mais Rilke connaît quelques ennuis de santé, une grippe persistante que, semble-t-il, n’arrange pas le climat parisien.
Aussi, le 19 mars 1903, Rilke part-il se soigner en Italie sous des cieux plus cléments, un climat plus sec. Lui qui tentait de suivre l’exemple de Rodin, de tirer profit de son expérience, va devenir à son tour, des cette époque, le mentor d’un jeune homme féru de littérature, Franz Xaver Kappus dont la correspondance va devenir l’une des œuvres les plus connues de Rainer Maria Rilke, ses "Lettres à un jeune poète".
Rilke avec Baladine Klosssowska en 1923
"Rilke à Duino" [2] évoque les élégies du poète Rainer Maria Rilke et à son séjour sur la presqu’île de Duino.
En 1912, du haut de la falaise de Duino, Rainer-Maria Rilke ébauche ses Élégies qu’il n’achèvera que dix ans plus tard. Elles transmettent la beauté de ce paysage écartelé entre plusieurs pays confronté aux tumultes de l’histoire.
Rilke à Duino perçoit de la falaise le souffle de la mer, conçoit ses deux premières élégies ainsi que des fragments de toutes les autres. La conception se fera petit à petit, la troisième à Paris en 1914, la suivante à Munich en 1915 pendant ‘les années de sang’, jusqu’en 1922 où les rejoindront Les Sonnets à Orphée. La sérénité qu’à connu Rilke entre les deux baies –entre les lagunes de Grado et de Trieste- chez sa bienfaitrice est bien loin.
Les combats de la première guerre mondiale ont détruit le château de Duino, la seconde partagera ce pays de Karst entre Italie et Yougoslavie qui, avec l’éclatement de la Yougoslavie, sera rattachée à la Slovénie. « Voix, voix, entends mon cœur, comme jadis seuls / Des saints écoutaient… / ainsi étaient-ils écoutant. Non que tu supportes de Dieu / La voix, loin de là. Mais écoute le souffle / La nouvelle ininterrompue qui se dessine du silence. / La rumeur monte maintenant de ces jeunes morts vers toi. »
Cet « invisible dire » comme il l’écrit, ouvre la seconde série des poèmes orphiques : « Muscle de fleur qui à l’anémone /peu à peu ouvre les matins de prairie / jusqu’à ce qu’en son sein la 'polyphone' / lumière des cieux sonores soit jaillie. / Muscle de l’accueil infini. La poésie se distancie de la réalité, l’ange devient le symbole de l’invisible, « Etre ici est splendeur. » [3]
Histoire terrible du siècle dont Rilke nous délivre d’un simple coup d’aile de son ange, d’un large souffle venu de Duino puis plus tard de Muzot [4] Un souffre réconfortant qu’il prend à témoin : « Plus qu’un souffle / est comme mon fils. / Air, me reconnais-tu ? »
Rilke en SuisseLe "château" de Muzot
Référence : "L'ermite de Muzot" - D'après l'essai de Wolfgang Leppmann, "Rainer Maria Rilke", éditions Seghers, 1984, isbn 2-221-01304-, 403 pages
Peu après la fin de la Première guerre mondiale, Rainer Maria Rilke va pendant plusieurs années sillonner la Suisse avant de s'installer à Muzot dans la région du Valais, un lieu assez isolé que, pour cette raison, on appellera Rilke, "l'ermite de Muzot". Soucieux de sa situation personnelle précaire, [5] il ne parvient à se fixer nulle part, reste quelque temps à l'hôtel Eden au lac à Zurich, au Bellevue Palace à Berne, part pour Nyon chez une amie et décide de pousser jusqu'à Genève où il retrouve d'autres amis, en particulier les Baladine dont l'un des fils Baltusz deviendra le peintre Balthus.
Il entreprend une tournée pour retrouver d'autres amis, d'abord à Berne, "aux fontaines bourgeoises qui distribuent l'eau avec tant de tenue et de conscience de soi", à Zurich chez les Sacchoroff, en Engadine [6] chez Inga Junhanns et passe le col de Majola pour se rendre à Soglio près de la frontière italienne. Pour vivre, il poursuit ses conférences et lectures publiques à Zurich et Hottingen en particulier [7] et écrit un court essai biographique "Rumeur des âges". C'est à Soglio qu'il engage une correspondance suivie avec Lisa Heise, réunie et publiée sous le titre "Lettres à une jeune femme". Durant ses conférences, il noue une amitié profonde et durable avec Nanny Wunderly-Volkart qu'il appelle Nikè, qui adoucit sa solitude. Mais avec Baladine Klossowska, alias Merline, qu'il revoie à Genève, c'est la passion.
Citation de Rilke
Après un nouveau séjour à Paris, qu'il revoie avec nostalgie, il s'installe par l'entremise de Nikè au château de Berg am Irchel dans le canton de Zurich. Mais début 1921, Méline tombe malade -peut-être de leur séparation- et il rejoint Genève en urgence pour la ramener à Berg, abandonnant le projet de s'isoler pour reprendre l'écriture des Élégies. Mais il se lasse de cette situation et finit par partir se réfugier chez sa grande amie Marie de Tour et Taxis à Étoy, vers Morges dans la canton de Vaud. Là il continue à attendre son autorisation permanente de séjour en Suisse qui réglerait la précarité de sa situation.
C'est en se promenant dans les rues de Sierre [8] que Rilke voit la photo d'une demeure à louer, Muzot sur la commune de Miège. C'est le coup de foudre et n'aura de cesse d'emménager -avec l'aide active de Nikè et de Merline- dans cette demeure délabrée et sans électricité. Dès son installation, il cesse toute correspondance, s'isole du présent, pour se concentrer sur l'écriture, "toute communication devient rivale de l'oeuvre" confie-t-il à son amie Lou Andréas-Salomé.
Il s'imprègne de L'Orphée et du Cimetière marin de Paul Valéry et pratiquement en un mois -en février 1922- il parvient à écrire la quasi totalité de ses Sonnets à Orphée. (26 sonnets puis 29 autres vers la fin du mois) Le chant et la lyre magiques d'Orphée, incarnation de la Poésie, se muent en métaphores d'un nouveau chant du monde. Parallèlement, Rainer Maria Rilke décide de poursuivre l'écriture des Élégies de Duino, nommées ainsi parce qu'il avait composé les deux premières lors d'un séjour au château de Duino, [9] sur la côte de l'Adriatique, puis les deux suivantes à Paris et Munich. Dans une extrême tension, reprenant les fragments déjà rédigés, il va écrire en quelques jours les dix élégies qui composent l'ensemble et annoncer à sa chère princesse Marie de Tour et Taxis, à qui il les dédicace, la merveilleuse nouvelle : cette œuvre qu'il porte en lui depuis tant d'années est achevée et il s'est enfin délivré de ce poids terrible dans un accouchement solitaire. [10] Combien il m'en a coûté, avoue-t-il, surtout pour la dernière, "la grande, commencée jadis à Duino" et qui commence ainsi :
« Qu'un jour, trouve l'issue de la terrible vision, Je chante gloire et joie aux anges approbateurs...
»
Son style cursif et lyrique, parfois elliptique et parfois hermétique, ardu à décoder, que son biographe disait "qu'il a atteint une concision sous la pression de laquelle la syntaxe se brise", annonce la poésie contemporaine métaphorique d'écrivains comme la poétesse autrichienne Ingeborg Bachmann, le poète franco-roumain Paul Celan ou même René Char. Après cette période d'intense création, il traduit Charmes ainsi que des dialogues de Paul Valéry et décide d'écrire en français des œuvres plus légères comme s'il voulait reprendre son souffle et tourner la page. [11]
Rainer Maria Rilke contribue beaucoup au rayonnement des écrivains français en Europe par ses interventions après d'éditeurs comme Kippenberg ou de traductions. [12] Ce francophile germanophone vivant en Suisse avec un passeport tchèque n'est pas toujours compris par les nationalistes, témoin le journal Türmer qui lui reproche son voyage à Paris en 1925. Paradoxalement, "l'ermite de Muzot" devient un classique, reconnu et salué comme le plus grande poète germanophone de son époque. [13] Rainer Maria Rilke est maintenant un poète adulé, grand-père d'une petite Christine Sieber-Rilke.
La solitude de "L'ermite" est relative puisqu'il reçoit beaucoup de visites à Muzot, de nombreux amis bien sûr mais aussi des lecteurs assidus qui rêvent de discuter avec 'le maître'. [14] Il fait de courtes excursions en compagnie de Nikè comme en juin 1924 où ils se rendent à Bad Ragaz [15] en passant par Lausanne, Neuchâtel et Berne. Mais sa santé se détériore peu à peu. Déjà, il a passé une bonne partie de l'été 1923 dans un sanatorium et son humeur en souffre, il se sent "infiniment immobile, prisonnier de moi-même dans ma vieille tour". [16] En janvier 1924, il doit repartir se reposer au Val-Mont-sur-Territet au-dessus du lac de Genève.
Il décide cependant d'entreprendre un ultime voyage à Paris et descend à l'hôtel Foyot rue de Tournon derrière le jardin du Luxembourg. Il y rencontre une foule d'amis, va visiter la veuve d'Émile Verhaeren à Saint-Cloud et, merveilleuse surprise, Merline est aussi à Paris et habite rue Férou près de son hôtel. Il restera sept mois à Paris, fêté par André Gide et Paul Valéry, reprenant avec l'éditeur Maurice Betz toute la traduction du "Cornette". Il quitte Paris le 18 août 1925 ragaillardi semble-t-il mais le retour est difficile, la leucémie qui va l'emporter progresse inéluctablement. Il n'écrit plus guère, doit faire un nouveau séjour au sanatorium de Val-Mont et part en cure à Ragaz en compagnie de Marie Taxis.
Sa tombe à Rarogne
En septembre 1926, il descend à l'hôtel de Savoie d'Orchy-Lausanne, heureux de revoir ses amis mais surtout de rencontrer sur les bords du lac son cher Paul Valéry qu'il aurait tant aimer aller voir chez lui dans son Languedoc et dont il traduira encore quelques dialogues. Mais son état se dégrade encore, il ne va plus guère à Muzot, s'installe à Sierre à l'hôtel Bellevue, part une fois encore pour Val-Mont, veillé jusqu'à la fin par la fidèle Nikè. Comme il l'avait souhaité, Rainer Maria Rilke repose dans le cimetière de la vieille église de Rarogne [17] qui domine la vallée du Rhône, avec sur sa tombe cette épitaphe qu'il avait choisie :
« Rose, Oh ! pure contradiction, volupté De n'être le sommeil de personne sous tant De paupières. »
De Rainer Maria Rilke, Marguerite Yourcenar disait : « Le souvenir de Rilke est maintenant devenu pareil à cette brise, qui rouvre comme une rose de Jericho le coeur desséché des solitaires. »
[1]. Son titre complet est : La Chanson de l'amour et de la mort du cornette Christophe Rilke, écrit en
1904
[2]. d'après un texte de l’écrivain et philosophe Jean-Pierre Faye, fondateur de l’Université européenne
[3]. « Hier sein ist herrlich » (septième élégie)
[4]. Muzot en Suisse où Rilke se retira vers la fin de sa vie
[5]. "A présent, le vent souffle sur l'Autriche comme sur terre brûlée" écrit-il dans "Briefe aus den Jahren"
[6]. L'Engadine est une région de Suisse dans le canton des Grisons; c'est la haute vallée de l'Inn où se trouve Saint-Moritz.[7]. Mais aussi à Saint-Gall, Lucerne et Bâle[8]. Sierre, (en allemand Siders), est une ville suisse du Valais, située dans la vallée du Rhône à 15 km en amont de Sion. Elle est surnommée 'la cité du Soleil'.
[9]. Duino-Aurisina est une commune de la province de Trieste dans la région Frioul-Vénétie julienne en Italie du nord, à la frontière slovène.[10]. Lettre à Marie de Taxis, référence : "Briefwechsel mit Marie von Thurn und Taxis", tome II, pages 697-698
[11]. "Vergers" et "Quatrains valaisans" paraissent à Paris en 1926 puis "Les Roses" et "Fenêtres" avec des eaux-fortes de Merline.
[12]. Parmi les nombreux écrivains concernés, on peut noter outre Paul Valéry, André Gide, Paul Claudel, Anna de Noailles, André Maurois, Roger Martin du Gard ou Jean Cocteau.
[13]. Il vend par exemple 250.000 exemplaires du "Cornette", le Lire d'Heures et La Vie de Marie entre 50.000 et 60.000 exemplaires en 1922.
[14]. Voir le témoignage d'un visiteur, Von Salis, oeuvres complètes, pages 229-233
[15]. Bad Ragaz, Ragaz ou Ragaz-les-Bains en français : station thermale suisse vers Saint-Gall au confluent de la Tamina et du Rhin.
[16]. Voir lettre "Briefe aus Muzot, page 182
[17]. Rarogne (en allemand Raron) est une commune suisse du canton du Valais, pas très loin de Sierre.
Le grand poète de langue allemande Rainer Maria Rilke
Présentation en trois parties : d'abord une introduction à l'œuvre du poète, puis une évocation de son séjour à Paris et enfin l'époque des célèbres Élégies de Duino.
Portraits Rainer Maria Rilke et sa femme Clara
1- Introduction à son oeuvre
Il écrivit une œuvre difficile parfois, alliant "toutes les nuances du limpide à l'ésotérique", des poèmes en vers ou en prose, parfois facilement accessibles, parfois ardus à aborder sans un commentaire ou une bonne connaissance de l'homme. Du Cornette [1] au thème simple de l'amour d'un jeune homme et de sa mort à la guerre, aux Sonnets à Orphée et sa "métamorphose du monde en chant". Son ami Alfred Döblin évoque le violent débat qui suivit la disparition de Rilke et que traduit en ces termes l'écrivain Elmut Heissenbüttel :
Brecht et Rilke, quand ils nous eurent expédiés
Nous laissèrent sur le cul ou à genoux,
Cela aussi, c'est devenu historique, Brecht contre Rilke...
Il y a dans sa vie des lignes de fracture, la vie du jeune élève René qui sait au moins qu'il ne veut pas devenir militaire, sa vie à Munich où il rencontre Lou-Salomé, son séjour à Paris, "la ville terrible" comme il la nomme, et sa rencontre avec Auguste Rodin, son cher château de Duino qui sera détruit pendant la guerre, enfin le départ pour la Suisse après la Première guerre mondiale, où il deviendra "l'ermite de Muzot".
Rilke et Rodin
2- Rainer Maria Rilke à Paris
Ce séjour de Rilke dans la capitale française sera l’occasion d’une amitié étroite et durable avec le sculpteur Auguste Rodin. Jusqu’alors, il résidait au château de Haserdorf, village allemand dans le Schleswig-Holstein et pensait à écrire une monographie de Rodin, raison de sa venue à Paris. De plus, sa femme Clara Westhoff connaît bien Rodin dont elle a été l’élève quand elle étudiait la sculpture à Paris.
Rilke est alors un jeune poète inconnu âgé de 27 ans, intimidé par la célébrité et l’aura de Rodin. Il arrive à Paris à la fin du mois d’août 1902 et loue une chambre rue Toullier au quartier Latin, près du Luxembourg. Le 2 septembre, il écrit à sa femme Clara restée à Westerwede, village près de Brême où Rilke résida dans la ‘colonie d’artistes’. Le journal où il relate ces années, intitulé "Journal de Westerwede et de Paris", écrit en 1902, fut publié à titre posthume. Il l’informe sur ses premiers pas dans la capitale et sa rencontre avec Rodin : « Je suis allé pour la première fois chez Rodin, atelier 182 rue de l’université… Je l’aime beaucoup, je l’ai senti tout de suite. » Le courant passe puisque dès le lendemain, Rodin l’invite chez lui Villa des Brillants à Meudon. Si Rilke peut admirer les sculptures du maître, ce dernier ne peut goûter les vers du poète qui ne sont pas encore traduits en Français. Ils le seront quelques années plus tard mais dans des traductions encore insuffisantes.
Rilke apprend beaucoup au contact de Rodin, avec une existence entièrement vouée au travail, qui lui répète : « Il faut travailler, rien que travailler, et il faut aussi avoir patience. » Les périodes que connaît Rilke où l’inspiration lui fait défaut, lui pèsent et il veut prendre exemple sur Rodin, écrivant plus tard qu’il est « dans le travail comme le noyau dans le fruit. » Il admire Rodin qui travaille sans relâche, sans état d’âme. En attendant ‘l’heure créatrice’, Rilke étudie le dictionnaire de Grimm, recherche l’exacte signification des mots, leur précision sémantique pour mieux exprimer ses propres conceptions littéraires. Il se met en condition pour se conformer à la devise du maître : « Travail et patience ».
A l’arrivée de sa femme Clara qui a laissé leur petite fille Ruth à ses parents dans le village d’Oberneuland près de Brême, ils déménagent dans un appartement plus grand rue de l’abbé de l’Epée. Il fréquente alors assidûment le Louvre et la Bibliothèque nationale. Sa monographie sur Rodin, "Auguste Rodin dessinateur", que Rilke écrit essentiellement en novembre-décembre 1902, illustrée et pourvue d’un catalogue des œuvres de Rodin, paraît en mars 1903 à Berlin dans la collection "Die Kunst". Mais Rilke connaît quelques ennuis de santé, une grippe persistante que, semble-t-il, n’arrange pas le climat parisien.
Aussi, le 19 mars 1903, Rilke part-il se soigner en Italie sous des cieux plus cléments, un climat plus sec. Lui qui tentait de suivre l’exemple de Rodin, de tirer profit de son expérience, va devenir à son tour, des cette époque, le mentor d’un jeune homme féru de littérature, Franz Xaver Kappus dont la correspondance va devenir l’une des œuvres les plus connues de Rainer Maria Rilke, ses "Lettres à un jeune poète".
Rilke avec Baladine Klosssowska en 1923
3- Rainer Maria Rilke à Duino
"Rilke à Duino" [2] évoque les élégies du poète Rainer Maria Rilke et à son séjour sur la presqu’île de Duino.
En 1912, du haut de la falaise de Duino, Rainer-Maria Rilke ébauche ses Élégies qu’il n’achèvera que dix ans plus tard. Elles transmettent la beauté de ce paysage écartelé entre plusieurs pays confronté aux tumultes de l’histoire.
Rilke à Duino perçoit de la falaise le souffle de la mer, conçoit ses deux premières élégies ainsi que des fragments de toutes les autres. La conception se fera petit à petit, la troisième à Paris en 1914, la suivante à Munich en 1915 pendant ‘les années de sang’, jusqu’en 1922 où les rejoindront Les Sonnets à Orphée. La sérénité qu’à connu Rilke entre les deux baies –entre les lagunes de Grado et de Trieste- chez sa bienfaitrice est bien loin.
Les combats de la première guerre mondiale ont détruit le château de Duino, la seconde partagera ce pays de Karst entre Italie et Yougoslavie qui, avec l’éclatement de la Yougoslavie, sera rattachée à la Slovénie. « Voix, voix, entends mon cœur, comme jadis seuls / Des saints écoutaient… / ainsi étaient-ils écoutant. Non que tu supportes de Dieu / La voix, loin de là. Mais écoute le souffle / La nouvelle ininterrompue qui se dessine du silence. / La rumeur monte maintenant de ces jeunes morts vers toi. »
Cet « invisible dire » comme il l’écrit, ouvre la seconde série des poèmes orphiques : « Muscle de fleur qui à l’anémone /peu à peu ouvre les matins de prairie / jusqu’à ce qu’en son sein la 'polyphone' / lumière des cieux sonores soit jaillie. / Muscle de l’accueil infini. La poésie se distancie de la réalité, l’ange devient le symbole de l’invisible, « Etre ici est splendeur. » [3]
Histoire terrible du siècle dont Rilke nous délivre d’un simple coup d’aile de son ange, d’un large souffle venu de Duino puis plus tard de Muzot [4] Un souffre réconfortant qu’il prend à témoin : « Plus qu’un souffle / est comme mon fils. / Air, me reconnais-tu ? »
Rilke en SuisseLe "château" de Muzot
4- Rainer Maria Rilke à Muzot
Référence : "L'ermite de Muzot" - D'après l'essai de Wolfgang Leppmann, "Rainer Maria Rilke", éditions Seghers, 1984, isbn 2-221-01304-, 403 pages
Peu après la fin de la Première guerre mondiale, Rainer Maria Rilke va pendant plusieurs années sillonner la Suisse avant de s'installer à Muzot dans la région du Valais, un lieu assez isolé que, pour cette raison, on appellera Rilke, "l'ermite de Muzot". Soucieux de sa situation personnelle précaire, [5] il ne parvient à se fixer nulle part, reste quelque temps à l'hôtel Eden au lac à Zurich, au Bellevue Palace à Berne, part pour Nyon chez une amie et décide de pousser jusqu'à Genève où il retrouve d'autres amis, en particulier les Baladine dont l'un des fils Baltusz deviendra le peintre Balthus.
Il entreprend une tournée pour retrouver d'autres amis, d'abord à Berne, "aux fontaines bourgeoises qui distribuent l'eau avec tant de tenue et de conscience de soi", à Zurich chez les Sacchoroff, en Engadine [6] chez Inga Junhanns et passe le col de Majola pour se rendre à Soglio près de la frontière italienne. Pour vivre, il poursuit ses conférences et lectures publiques à Zurich et Hottingen en particulier [7] et écrit un court essai biographique "Rumeur des âges". C'est à Soglio qu'il engage une correspondance suivie avec Lisa Heise, réunie et publiée sous le titre "Lettres à une jeune femme". Durant ses conférences, il noue une amitié profonde et durable avec Nanny Wunderly-Volkart qu'il appelle Nikè, qui adoucit sa solitude. Mais avec Baladine Klossowska, alias Merline, qu'il revoie à Genève, c'est la passion.
Citation de Rilke
Après un nouveau séjour à Paris, qu'il revoie avec nostalgie, il s'installe par l'entremise de Nikè au château de Berg am Irchel dans le canton de Zurich. Mais début 1921, Méline tombe malade -peut-être de leur séparation- et il rejoint Genève en urgence pour la ramener à Berg, abandonnant le projet de s'isoler pour reprendre l'écriture des Élégies. Mais il se lasse de cette situation et finit par partir se réfugier chez sa grande amie Marie de Tour et Taxis à Étoy, vers Morges dans la canton de Vaud. Là il continue à attendre son autorisation permanente de séjour en Suisse qui réglerait la précarité de sa situation.
C'est en se promenant dans les rues de Sierre [8] que Rilke voit la photo d'une demeure à louer, Muzot sur la commune de Miège. C'est le coup de foudre et n'aura de cesse d'emménager -avec l'aide active de Nikè et de Merline- dans cette demeure délabrée et sans électricité. Dès son installation, il cesse toute correspondance, s'isole du présent, pour se concentrer sur l'écriture, "toute communication devient rivale de l'oeuvre" confie-t-il à son amie Lou Andréas-Salomé.
Il s'imprègne de L'Orphée et du Cimetière marin de Paul Valéry et pratiquement en un mois -en février 1922- il parvient à écrire la quasi totalité de ses Sonnets à Orphée. (26 sonnets puis 29 autres vers la fin du mois) Le chant et la lyre magiques d'Orphée, incarnation de la Poésie, se muent en métaphores d'un nouveau chant du monde. Parallèlement, Rainer Maria Rilke décide de poursuivre l'écriture des Élégies de Duino, nommées ainsi parce qu'il avait composé les deux premières lors d'un séjour au château de Duino, [9] sur la côte de l'Adriatique, puis les deux suivantes à Paris et Munich. Dans une extrême tension, reprenant les fragments déjà rédigés, il va écrire en quelques jours les dix élégies qui composent l'ensemble et annoncer à sa chère princesse Marie de Tour et Taxis, à qui il les dédicace, la merveilleuse nouvelle : cette œuvre qu'il porte en lui depuis tant d'années est achevée et il s'est enfin délivré de ce poids terrible dans un accouchement solitaire. [10] Combien il m'en a coûté, avoue-t-il, surtout pour la dernière, "la grande, commencée jadis à Duino" et qui commence ainsi :
« Qu'un jour, trouve l'issue de la terrible vision, Je chante gloire et joie aux anges approbateurs...
»
Son style cursif et lyrique, parfois elliptique et parfois hermétique, ardu à décoder, que son biographe disait "qu'il a atteint une concision sous la pression de laquelle la syntaxe se brise", annonce la poésie contemporaine métaphorique d'écrivains comme la poétesse autrichienne Ingeborg Bachmann, le poète franco-roumain Paul Celan ou même René Char. Après cette période d'intense création, il traduit Charmes ainsi que des dialogues de Paul Valéry et décide d'écrire en français des œuvres plus légères comme s'il voulait reprendre son souffle et tourner la page. [11]
Rainer Maria Rilke contribue beaucoup au rayonnement des écrivains français en Europe par ses interventions après d'éditeurs comme Kippenberg ou de traductions. [12] Ce francophile germanophone vivant en Suisse avec un passeport tchèque n'est pas toujours compris par les nationalistes, témoin le journal Türmer qui lui reproche son voyage à Paris en 1925. Paradoxalement, "l'ermite de Muzot" devient un classique, reconnu et salué comme le plus grande poète germanophone de son époque. [13] Rainer Maria Rilke est maintenant un poète adulé, grand-père d'une petite Christine Sieber-Rilke.
La solitude de "L'ermite" est relative puisqu'il reçoit beaucoup de visites à Muzot, de nombreux amis bien sûr mais aussi des lecteurs assidus qui rêvent de discuter avec 'le maître'. [14] Il fait de courtes excursions en compagnie de Nikè comme en juin 1924 où ils se rendent à Bad Ragaz [15] en passant par Lausanne, Neuchâtel et Berne. Mais sa santé se détériore peu à peu. Déjà, il a passé une bonne partie de l'été 1923 dans un sanatorium et son humeur en souffre, il se sent "infiniment immobile, prisonnier de moi-même dans ma vieille tour". [16] En janvier 1924, il doit repartir se reposer au Val-Mont-sur-Territet au-dessus du lac de Genève.
Il décide cependant d'entreprendre un ultime voyage à Paris et descend à l'hôtel Foyot rue de Tournon derrière le jardin du Luxembourg. Il y rencontre une foule d'amis, va visiter la veuve d'Émile Verhaeren à Saint-Cloud et, merveilleuse surprise, Merline est aussi à Paris et habite rue Férou près de son hôtel. Il restera sept mois à Paris, fêté par André Gide et Paul Valéry, reprenant avec l'éditeur Maurice Betz toute la traduction du "Cornette". Il quitte Paris le 18 août 1925 ragaillardi semble-t-il mais le retour est difficile, la leucémie qui va l'emporter progresse inéluctablement. Il n'écrit plus guère, doit faire un nouveau séjour au sanatorium de Val-Mont et part en cure à Ragaz en compagnie de Marie Taxis.
Sa tombe à Rarogne
En septembre 1926, il descend à l'hôtel de Savoie d'Orchy-Lausanne, heureux de revoir ses amis mais surtout de rencontrer sur les bords du lac son cher Paul Valéry qu'il aurait tant aimer aller voir chez lui dans son Languedoc et dont il traduira encore quelques dialogues. Mais son état se dégrade encore, il ne va plus guère à Muzot, s'installe à Sierre à l'hôtel Bellevue, part une fois encore pour Val-Mont, veillé jusqu'à la fin par la fidèle Nikè. Comme il l'avait souhaité, Rainer Maria Rilke repose dans le cimetière de la vieille église de Rarogne [17] qui domine la vallée du Rhône, avec sur sa tombe cette épitaphe qu'il avait choisie :
« Rose, Oh ! pure contradiction, volupté De n'être le sommeil de personne sous tant De paupières. »
De Rainer Maria Rilke, Marguerite Yourcenar disait : « Le souvenir de Rilke est maintenant devenu pareil à cette brise, qui rouvre comme une rose de Jericho le coeur desséché des solitaires. »
Repères bibliographiques
- Janine Wolfrom, Essai sur le silence dans les poèmes français de R. M. Rilke, 1959
- Wolfgang Leppmann, Rainer Maria Rilke, essai biographique, éditions Seghers, traduction de Nicole Casanova, 402pages, 1984, ISBN 2-221-01304-2
- Sur Rodin, essai, 1903 ; • La Chanson de l'amour et de la mort du cornette Christophe Rilke, 1904 ; • Lettres à un jeune poète, 1903-1908 ; • Requiem (1909) ; • Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, roman, 1910 ; • La Vie de Marie, 1913 ; • Rumeur des âges 1919 ; • Élégies de Duino,1922 ; • Sonnets à Orphée, 1922 ; • Lettres à une musicienne (1998) (échanges épistolaires avec Magda von Hattingberg) • Histoires Pragoises (1899)
- Œuvres en français • Vergers, 1926 ; • Quatrains Valaisans, 1926 ; • Poèmes français, 1944; • Lettres à une amie vénitienne,1985 ; • Notes sur la mélodie des choses, 2008.
Références
[2]. d'après un texte de l’écrivain et philosophe Jean-Pierre Faye, fondateur de l’Université européenne
[3]. « Hier sein ist herrlich » (septième élégie)
[4]. Muzot en Suisse où Rilke se retira vers la fin de sa vie
[5]. "A présent, le vent souffle sur l'Autriche comme sur terre brûlée" écrit-il dans "Briefe aus den Jahren"
[6]. L'Engadine est une région de Suisse dans le canton des Grisons; c'est la haute vallée de l'Inn où se trouve Saint-Moritz.[7]. Mais aussi à Saint-Gall, Lucerne et Bâle[8]. Sierre, (en allemand Siders), est une ville suisse du Valais, située dans la vallée du Rhône à 15 km en amont de Sion. Elle est surnommée 'la cité du Soleil'.
[9]. Duino-Aurisina est une commune de la province de Trieste dans la région Frioul-Vénétie julienne en Italie du nord, à la frontière slovène.[10]. Lettre à Marie de Taxis, référence : "Briefwechsel mit Marie von Thurn und Taxis", tome II, pages 697-698
[11]. "Vergers" et "Quatrains valaisans" paraissent à Paris en 1926 puis "Les Roses" et "Fenêtres" avec des eaux-fortes de Merline.
[12]. Parmi les nombreux écrivains concernés, on peut noter outre Paul Valéry, André Gide, Paul Claudel, Anna de Noailles, André Maurois, Roger Martin du Gard ou Jean Cocteau.
[13]. Il vend par exemple 250.000 exemplaires du "Cornette", le Lire d'Heures et La Vie de Marie entre 50.000 et 60.000 exemplaires en 1922.
[14]. Voir le témoignage d'un visiteur, Von Salis, oeuvres complètes, pages 229-233
[15]. Bad Ragaz, Ragaz ou Ragaz-les-Bains en français : station thermale suisse vers Saint-Gall au confluent de la Tamina et du Rhin.
[16]. Voir lettre "Briefe aus Muzot, page 182
[17]. Rarogne (en allemand Raron) est une commune suisse du canton du Valais, pas très loin de Sierre.
<<< Christian Broussas – Feyzin, 14 janvier 2012 - <<<<< © • cjb • © >>>
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