A la recherche de B. Traven (vers 1882- 1969) -- "Citoyen du monde"
« Je sais maintenant que ma patrie est classée dans des dossiers, je l'ai vue sous les espèces de fonctionnaires habiles à effacer en moi les dernières traces de patriotisme. Où donc est ma patrie ? Ma patrie est là où je suis, où personne ne me dérange, où personne ne me demande qui je suis, d'où je viens et ce que je fais. »
(Extrait de Le Vaisseau des morts)
(Extrait de Le Vaisseau des morts)
La réédition de l'œuvre de celui qui signe B. Traven aux éditions de la Découverte, est l'occasion de se pencher sur un des auteurs les plus curieux du XXème, lui qui refusait de mêler une vie plutôt aventureuse à son travail de romancier, même si certains de ses romans sont manifestement autobiographiques. Mais quel romancier ne met dans ce qu'il écrit une partie de lui-même et des morceaux de la trame qui ourle sa vie.
Presque un demi siècle après sa disparition en mars 1969 dans l’un des beaux quartiers de Mexico, un certain mystère subsiste encore dans une biographie qui comporte bien des zones d'ombre. [1]
Les fondeurs de briques
On dit qu'il est l'un des écrivains les plus importants du XXe siècle mais on connaît peu de choses de lui tant il est difficile de suivre sa trace, tant il a utilisé d'identités, tant il s'est ingénié à brouiller les pistes. Sainte horreur de toute médiatisation (surtout à une époque dédiée au culte de la personnalité), souci de séparer une œuvre dont il espérait qu'elle durerait plus que sa propre vie, une œuvre qui a son propre devenir, qui comme un enfant prend son envol et se sépare de son géniteur. Il part de cette idée que « l’histoire individuelle n’a d’importance qu’à partir du moment où elle influence la vie collective ».
Ce n'est pas le seul de ses paradoxes d'avoir été un écrivain à succès refusant le succès et rejetant toute idée de communication sur son travail, toute relation avec "l'industrie de l'art". Bien sûr, sa façon de jouer à cache-cache avec ceux qui voulaient à toute force savoir, avec les journalistes en mal de sensationnel, recherchant un "coup médiatique" devait aussi le stimuler dans son désir initial de s'effacer derrière son oeuvre. "A quoi pouvait bien ressembler cet homme mystérieux ?" dont on ne comptait plus les traductions et les adaptations au cinéma, se demandait-on dans ce milieu fermé où tout le monde se connaît plus ou moins. A travers ses nombreux pseudonymes, certains fantasmaient, y voyaient une tentative de cacher une filiation secrète comme le fils illégitime de Jack London ou du Kaiser Guillaume II et d’une chanteuse d’opéra... Il laissait courir ces bruits, s'en délectant sans doute.
Traven sous différents pseudonymes
De même ce nom sous lequel il est connu a provoqué bien des conjectures, ne sonne-t-il pas comme betray (trahir), travel (voyage) ou raven (corbeau), autant d'identités pour cacher la sienne et jouer un tour aussi bien aux hommes qu'à la postérité. Conjectures sur son nom, certains penchant pour Traven Corsvan Croves né le 3 mai 1890 à Chicago ou Charles Trefny né à Saint-Louis dans le Missouri le 2 juillet 1880 avant de partir étudier en Allemagne... un sacré jeu de piste dans lequel tous ces zélés détectives se sont pris les pieds. [2] D'autres penchent pour Otto Max Feige né le 23 février 1882 à Swiebodzin dans une modeste famille allemande, ou pourquoi pas, un acteur Ret Marut né le 25 février 1882 à San Francisco. [3]
Ce qui est sûr, (il existe quand même quelques certitudes ou présomptions sérieuses sur les activités de ce "fantôme") c'est qu'il a été journaliste, signant ses articles Ret Marut -pseudonyme bien sûr- et qu'il écrivait ses romans en allemand. Maigres informations mais quand même un bon début. Comme quoi on ne peut pas tout cacher, même s'il avait bien briffer sa veuve qui n'a jamais rien dévoilé de sa biographie -et qui d'ailleurs savait sans doute peu de choses, surtout de sa vie d'avant le Mexique.
Le trésor de la sierra madre
Ce qu'on sait encore, surtout par l'un de ses biographes Jonah Raskin [4] qui souleva maints pans de sa vie, c'est qu'il débuta en 1907 sous son nom d'acteur Ret Marut, [5] sillonnant les scènes allemandes avec sa compagne Elfriede Zelcke. Pendant la guerre, il fut journaliste aidé par sa nouvelle compagne Irene Mermet, publia des nouvelles pacifistes et qu'en 1917, malgré la censure, il édita une revue « "anarcho-pacifiste" » intitulée Der Ziegelbrenner (Les Fondeurs de briques).
Après 1918, il participa au gouvernement de la très éphémère république des Conseils de Munich que va bientôt liquider ce qui reste de l'armée allemande. Recherché, condamné à mort, il fuit Munich et quitte l'Allemagne dans l’hiver 1919. C'est alors un fuyard qui erre à travers l’Europe pendant plus de quatre ans avec Irene avant de pouvoir s'embarquer pour Londres et débarquer, après bien des déboires, dans le port de Tampico dans un Mexique encore en pleine phase révolutionnaire, où il va pouvoir s'établir.
Sur "Le vaisseau des morts"
On sait encore par l’enquête de Jonah Raskin que le dénommé Ret (ou Rex) Marut avait payé son voyage en travaillant comme charbonnier sur un bateau à vapeur, qu'il a été condamné pour défaut de papiers d'identité à Londres en décembre 1923 par le tribunal de police de la Tamise, emprisonné pendant plus de deux mois à la prison de Brixton [6] et qu'il réussit à trouver un autre embarquement pour le Mexique au début de l'année suivante. On retrouve sa trace en 1926 sous forme d'un roman très autobiographique Le vaisseau des morts (Das Totenschiff) qui paraît en Allemagne qui obtient un succès immédiat. [7]
Il raconte l'histoire d'un marin américain Gerard Gale dont le bateau a quitté Anvers sans lui. Totalement démuni, il erre à travers l'Europe (comme l'auteur en 1919-1920) est emprisonné puis expulsé (comme lui à Londres), échappe de peu à la mort, pour trouver à s'embarquer sur le Yorikke, un rafiot pourri promis au naufrage pour que l’armateur puisse toucher l'assurance, un « vaisseau des morts » où seul son copain Stanislaw lui remonte le moral en lui disant : « C’est pas parce qu’on est tous déjà morts qu’il faut se laisser abattre. Ça pourra jamais être pire »…
Il écrit ses livres en allemand, publiés par le journal social-démocrate Vorwärts sous forme de feuilletons, puis par la Guilde du Livre à Berlin grâce à l'appui de son agent Ernst Preczang. Gérald Gale, jeune Américain qui a rompu avec sa famille et son pays, sera aussi le héros de deux autres romans intitulés Les Cueilleurs de coton (Die Baumwollpflücker) et Le Pont dans la jungle (Die Brücke im Dschungel). C'est en 1928 qu'il entame sa série connue sous le titre de "cycle dit de la Jungle", qui comprend notamment des récits et nouvelles, L'Arbuste et Le Pays de printemps ainsi que des romans comme Un pont dans la jungle et Rosa Blanca.
La période mexicaine de B. Traven
Au début, Il s'installe à Tampico, travaillant comme journalier, à la limite de la pauvreté, sous le nom de Traven Torsvan, accompagné d’Irene Mermet qui partira bientôt pour les États-Unis. Sous le nom de B. Travel, [8] il commence à se faire connaître avec des articles et des nouvelles qu'il envoie à des journaux américains et allemands. L'année suivante, il travaille pour la Büchergilde Gutenberg, un club du livre plutôt de gauche, qui va publier Vaisseau des morts puis un autre roman non traduit en français, Der Wobbly [9] et s’installe à Mexico, où il fréquente des intellectuels comme Diego Rivera.
Le centre de Tampico, la grand'place Chiapas , cascade Chiapa de Corzo
Il réapparaît sous le nom de Rex Marut parmi les indiens du Chiapas, province mexicaine pauvre et souvent en révolte contre le pouvoir central, devenu photographe et ethnographe s'intéressant au grand photographe Edward Weston puis se fera exploitant en noix de cajou. De cette époque datent des romans tels que La révolte des pendus qui transpose son expérience munichoise au Mexique où un indien tsotsil Candido Castro se retrouve sans l'avoir vraiment voulu, le chef d'une révolte d'opprimés contre des exploiteurs les Ladinos.
Sous leur férule, chaque indien est tenu d'abattre quatre tonnes d’arbres par jour, sinon c'est le supplice nocturne de la pendaison par les bras et les jambes... Martin Trinidad qui pousse à la révolte, ne nourrit pas beaucoup d'espoirs mais il sait qu'il faut y mettre le prix, confiant à Ret Marut : « Si vous voulez faire la révolution, alors il vous faut aller jusqu’au bout, parce que sinon cela se retournera contre vous et vous réduira en lambeaux »…
C'est pour lui une période faste où, après son expédition archéologique au Chiapas en 1926, il publie les trois années suivantes "Le Trésor de la Sierra Madre", son plus grand succès, "Land des Frühlings", récit de voyage illustré de photographies, un recueil de nouvelles ainsi que "Der Busch" puis "Le Pont dans la jungle" et "Rosa Blanca".
En 1930, il emménage près d’Acapulco, à El Parque Cachú. Il y vivra longtemps, partant parfois en expédition ou faisant quelques incursions aux États-Unis, avec María de la Luz Martínez, qui tient un restaurant et publiera le « Cycle d’acajou » composé de six volumes dont seuls trois ont été pour l'instant traduits en français. [10] En 1940,il fera la connaissance d'Esperanza López Mateos, sœur d'Adolfo, futur président du Mexique, qui devient sa traductrice en espagnol et sa nouvelle compagne mais rapidement, il cessera pratiquement d'écrire, sauf un roman en 1960 "Aslan Norval" qui se passe États-Unis et quelques nouvelles écrites en anglais.
Après le suicide d'Esperanza en 1951, qui semble l'avoir profondément marqué, il s'installa de nouveau à Mexico, dans la maison de Rosa Elena Luján, sa secrétaire, avec qui il fera un long voyage en Europe pendant l'année 1953 et qu'il épousera en 1957. Il se consacra alors aux adaptations de ses romans au cinéma. En 1947, il adapte son roman Le Trésor de la Sierra Madre, tourné à Hollywood par John Huston mais on la presse révèle que l'agent littéraire Hal Croves, qui a supervisé cette adaptation du roman, se nommerait Torsvan et ne serait autre que le célèbre écrivain B. Traven lui-même, "scénariste fantôme". Ce vaudeville qui connut bien des quiproquos est révélateur de la phobie de B. Traven qui n'aura de cesse de déjouer tous les pièges que lui tendront les journalistes.
Environs d'Acapulco vers 1970
B. Traven mourut le 26 mars 1969 à Mexico City. Ses cendres furent transportées au Chiapas et dispersées au-dessus du Rio Jataté. Sa veuve déclara dans une interview accordée le 25 juin 1990 au New York Times : « Il m'avait autorisé, quand il serait mort, à faire savoir qu'il avait été Ret Marut. Jamais je ne devais en parler avant sa disparition. Il avait peur d'être extradé. Alors, moi aussi, j'ai menti, parce que je voulais protéger mon mari. » Mais il semble bien qu'au-delà de sa mort, elle ait continué à protéger son anonymat, sans lever les ambiguïtés relatives à son identité.
Le trésor de la sierra madre
Note et références
[1] Dans son testament, Traven certifia qu'il s'appelait Traven Torsvan Croves, né à Chicago en
1890 et naturalisé citoyen mexicain en 1951... mais seule la fin est exacte... et vérifiable
[2]
Lui qui écrivait principalement en allemand s’obstina à vouloir être
anglais ou américain (il traduisit lui-même plusieurs de ses romans en
anglais), parfois scandinave, et il nia toujours être d’origine
allemande – peut-être par peur d’être extradé.
[3] Au cours de ses pérégrinations, on trouve d'autres noms comme Ret ou Rex Marut, Albert Otto Fienecke, Adolf Rudolf Feige, Barker ou même Arnolds
[4] Raskin Jonah, À la recherche de B. Traven, Les Fondeurs de briques, traduction Virginie Girard, 1980, réédition Arles, 2007.
[5] Ret Marut serait en fait l'anagramme de traum (« rêve » en allemand).
[6]
Lors de son interrogatoire, il dira se nommer Otto Feige né le 23
février 1882 à Schwiebus, localité située dans le Brandebourg
(aujourd'hui Świebodzin en Pologne), ce qui est l'hypothèse la plus
probable sur son identité
[7] « L’auteur, écrit le journal pour le présenter, connaît
la vie du prolétariat allemand et nord-américain. Il a travaillé en
usine, vécu avec les Indiens de la Sierra Madre et a été cueilleur de
coton, chasseur, guide, chercheur de pétrole. »
[8] Il a toujours refusé de dire à quoi renvoyait l’initiale « B. » qui précédait son nom, et fuyait les photographes (qu'il fut pourtant peu après).
[9] Der Wobbly devrait paraît courant 2014 aux éditions Libertalia, avec un autre récit Die Baumwollpflücker (Les Ramasseurs de coton)
[10] Du cycle d'acajou (ou cycle de Caoba), seuls sont traduits "La Charrette" publié en 1931, "Indios" en 1931 et "La Révolte des pendus" en 1936; il manque en particulier Der Marsch ins Reich der Caoba, publié en 1933 et Die Troza en 1936.
Indications bibliographiques
* Raskin Jonah, À la recherche de B. Traven, Arles, Les Fondeurs de briques, 2007.
* Recknagel Rolf, Insaisissable. Les aventures de B. Traven, alias Ret Marut, traduit de l'allemand par Adèle Zwicker, Montreuil, L’Insomniaque, 352 pages, 2009
Sur les traces de B. Traven ---- Litérature et Chiappas, les voyages de B.Traven --- Énigme littéraire
<<< Christian Broussas - Feyzin - 14 janvier 2014 - <<< © • cjb • © >>>
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