
« Chaque
personne, au bout du compte, est le produit d'un temps spécifique, et
il est impossible d'y échapper aussi loin qu'on puisse aller. » (page 673)
L'écrivain américain Daniel Mendelsohn, né en 1960 à Long Island et habitant à New York, est également critique littéraire.
En 2006, il publie un livre-enquête qui obtint immédiatement un succès international, Les Disparus ( The Lost),
centré sur le destin d'une partie de sa famille juive, où il retrace
ses longues et patientes recherches effectuées pour retrouver la trace
de six membres de sa famille, tués par les nazis, durant la Seconde Guerre mondiale. [1]
"Les Disparus",
éditions Flammarion, traduit par Pierre Guglielmina , pris Médicis
étranger 2007, meilleur livre de l'année en France et en Italie, 2007
Ils vivaient alors dans la communauté juive de la ville de Bolechow [2] qui se situe aujourd'hui en Ukraine. [3] Curieux destin que cette petite ville jadis dans l'empire autro-hongrois, déchirée pendant la guerre entre russes et allemands, passée à la Pologne puis à l'Ukraine, où on parlait un peu toutes ces ces langues, plus le yiddish et parfois l'hébreu pour les juifs.
Daniel Mendelsohn a conduit une enquête minutieuse, collectant nombre de témoignages au cours de plusieurs voyages, en Ukraine, en Australie et en Israël
en particulier pour les confronter à la mémoire et aux témoignages et
aux différents documents d'archives auxquels il a pu avoir accès.
Son
livre est donc tout à la fois un mélange subtil entre enquête,
reconstitution historique et chronique familiale, une réflexion sur la
condition humaine et la façon de faire passer cette expérience dans un
récit comme celui-ci.
La répression anti-juive pendant la guerre
« Être en vie, c'est avoir une histoire à raconter. » (page 783)
Depuis tout petit, Daniel Mendelsohn sait que son grand-oncle Shmiel,
sa femme et leurs quatre filles ont disparu quelque part dans l’est de
la Pologne en 1941. Mais personne n'a su lui dire dans quelles
conditions cette tragédie s'est déroulée, ni même comment ils vivaient à
l'époque. Mais il va trouver des lettres pathétiques qu'a écrites en
1939 le grand-oncle Shmiel à son frère installé aux États-Unis,
appels désespérés à l'aide de lettres restées peut-être sans réponse…
mais comment savoir, comment reconstituer le passé avec assez de
précision pour en avoir une idée qui reflète la réalité ?
Photo de Shmiel Jäger Shmiel, Ester et Bronia
Il
repense alors à son enfance, à ce vide qui existe dans sa famille, à
ces noms auxquels il voudrait redonner vie, un contour malgré les photos
défraîchies de sa famille et celles qu'il a réussi à glaner au cours de
son enquête avec le photographe, son frère Matt. Il va
alors décider de partir sur leurs traces, réussissant peu à peu, à
force de ténacité, à rencontrer des témoins disséminés dans le monde,
dans une douzaine de pays.
De cette longue quête parsemée de nombreuses
embûches, est né ce livre, puzzle lentement assemblé comme un roman
policier éprouvant qui plonge dans une période historique
particulièrement noire.
Sa famille paternelle vers 1900
« On veut oublier, mais on ne doit pas oublier, on ne peut pas oublier. » (page 704)
Daniel Mendelsohn mène certes un travail minutieux de reconstitution historique pour faire revivre ses "chers disparus",
pour qu'ils ne soient plus justement que des disparus anonymes, dont on
ne sait rien de leur vie et de ce qu'ils étaient, dont on n'a rien
retrouvé, mais pour leur redonner "leur pâte humaine", les faire renaître dans toute la singularité de leur personnalité.
Dans ce travail sur la mémoire non plus collective mais centré sur le destin de son grand-oncle Shmiel Jäger, de sa femme Ester et de leurs quatre filles Lorka, Frydka, Ruchele et Bronia, il s'est efforcé de réprimer comme il dit « le recours à l'imagination, à cette culture du simulacre » pour mieux traduire sa démarche de perception d'une réalité qui se dilue dans le passé.
Mendelsohn & son père Enfants juifs à Bolechow
Adam Kulberg & sa sœur Alma
Il a vu les survivants de Bolechow, cette ville où il ne reste plus rien de ce passé, des survivants éparpillés aux États-Unis, en Australie, en Suède et au Danemark, à Vienne, à Prague dans le fameux cimetière juif, en Lettonie à Riga où vivait le "dernier juif" du pays, en Lituanie où « les
fosses communes dans la forêt de Polnar... s'étaient refermées sur une
centaines de milliers de ces mêmes juifs, couchés désormais sous les
pelouses où ils s'étaient assis pour pique-niquer » et en Israël bien sûr, à Tel-Aviv, Haïfa, Kfar Saba ou Beer-Shiva.
Mais
la mémoire est chose fragile et les témoignages se contredisent
parfois, les non-dits occultent la dure réalité de l'époque comme ces
"absents" dont il apprendra qu'ils appartenaient à la "judenrat", la police juive auxiliaire de la Gestapo. Ils est ému par la chaleur qui se dégage de certaines rencontres, comme celle de Ilana Adler dont il dit que « les
opinions qu'elle exprimait me semblaient avoir le degré juste de
complexité, un bel équilibre entre une rigueur non sentimentale et une
humanité attendrie. »
En attendant les barbares
Pour Daniel Mendelsohn, l'holocauste illustrée parles terribles faits qui se sont déroulés à Bolchow, représente comme une métaphore des événements retracés dans la Torah,
les tribulations d'Abraham, le sacrifice du fils, l'épisode du
déluge...
Pour mieux marquer ce parallèle, le titre de chaque chapitre
reprend cette référence biblique :
1- Bereishit (Genèse 1) ou les commencements 2- Caïn et Abel ou frères et soeurs 3- Noach (Genèse 2) ou annihilation totale 4- Lech Lecha (Genèse 3) ou en avant ! 5- Vayeira (le Lévitique) ou l'arbre dans le jardin
Extraits d'une Interview de Daniel Mendelsohn - Lire/L'Express - 2007
« Quand j'ai écrit ce passage, je venais de relire, vingt-cinq ans après qu'un prof de mon lycée de Long Island me l'a fait découvrir Le dernier des justes, prix Goncourt 1959. Comme le montre André Schwarz-Bart, on pourrait dessiner en creux l'histoire de la culture européenne à travers celle de l'oppression des Juifs ».
Sefer Torah |
C'était un champ de patates sur lequel, d'un seul coup, ont été plantées trois mille maisons identiques. D'où ce sentiment de superficialité, que je combattais en me rapprochant de mes aïeux juifs, en savourant leur richesse narrative, en plongeant dans une histoire qui remontait à plus d'un an. [...]
« Mon livre est consacré à la narration orale. Je suis frappé par la différence entre le narratif oral et écrit, et par la manière dont l'oral devient écrit. Mon sujet m'a conduit à jouer les historiographes amateurs, à m'interroger sur la façon dont l'histoire que vous lisez est devenue histoire. Et je passe mon temps, dans Les disparus, à rappeler au lecteur qu'il y a des problèmes terribles dans la façon dont une expérience personnelle devient un récit. »


Portrait de 3 des sœurs Portrait de Ruchele (Rachel) Jaeger
Notes et références
[1] En 2008, le premier volet d'un triptyque, dont Les Disparus représentent le deuxième, est publié en France sous le titre L’Étreinte fugitive.
[2] Bolechów en polonais, aujourd'hui Bolekhiv en ukrainien
[3] Sur les quelque 6.000 juifs recensés à Bolchow, il n'y aura que 54 survivants en 1944
Critiques et commentaires
* « livre éblouissant. Voilà. L’essentiel est dit. Les Disparus, de Daniel Mendelsohn, est un chef-d’œuvre qui bouscule toutes les règles établies, tous les codes, mais aussi tous les sens ». François Busnel, L’Express
* « Le plus beau des travaux de mémoire ». Les Inrockuptibles
* « Un formidable document littéraire…» Marc Fumaroli, de l’Académie Française, Le Point
* « C’est un récit plus littéraire que bien des romans contemporains; une enquête plus rigoureuse que bien des reportages; une évocation de la Shoah plus éloquente que bien des études historiques…Peu à peu, son histoire accède à l’universalité…» Le Figaro magazine
* « Dans sa manière de vaciller, de douter, de désirer, d’attendre de d’espérer un mot de plus, Mendelsohn magnifie le génie juif du questionnement. » Magazine Elle

Voir aussi
* Comment raconter la Shoah ?, à propos du livre de Daniel Mendelshon
<< Ch. Broussas – Mendelsohn - Carnon -09/2014 - maj 01/2015© • cjb • © >>
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