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Pierre Bourdieu, à la fois philosophe et sociologue, fut aussi, dans la grande tradition des intellectuels des années 1960-70 et comme membre éminent de ce que les Américains ont appelé la French Theory, [1] un homme engagé. Ce qu'on ne manqua pas de lui reprocher.
Dans "Les héritiers" par exemple, Bourdieu montrait que beaucoup d'étudiants se trouvaient défavorisés surtout en raison de leur patrimoine culturel et social qui ne correspondait pas aux compétences requises, alors qu'on l'a accusé d'avoir contribué au déclin de l'école. Il a pourtant élaboré en 1985 des « Propositions pour l'enseignement de l'avenir », pour le Collège de France, qui sont aux antipodes de ce qu'on lui reproche, propositions sans lendemain qui seront néanmoins à l'origine de la naissance de la chaîne Arte.
Lui qui répugnait à intervenir dans la vie publique, reprochant à Sartre son gauchisme, se décide à partir de 1993 et la parution de « La Misère du monde », à mettre sa notoriété à la disposition des causes qu'ils défend, comme la pétition contre le plan Juppé et soutient aussi bien les cheminots grévistes que les sans-papiers de l'église Saint-Bernard.
Pourtant lors de sa disparition le 23 janvier 2002, Pierre Bourdieu est au sommet de sa célébrité, hommages et commentaires à cette occasion, ne manquent pas. En 2006-2007, la philosophe Charlotte Nordmann [2] et la sociologue Nathalie Heinich [3] lui consacreront chacune un essai, parfois critique et sans concession.
En 2002, l'écrivaine Annie Ernaux rédige un texte-hommage où elle explique les liens entre son œuvre et les textes de Bourdieu, pour elle « synonymes de libération et de "raisons d'agir" dans le monde ». En 2013, elle participe à l'ouvrage collectif Pierre Bourdieu. L'insoumission en héritage. [4]
Bourdieu n'a jamais ménagé ses efforts, apportant par exemple son soutien aux grévistes de décembre 1995 où s'affrontent deux conceptions de la gauche. On lui reproche de légitimer l'extrême-gauche avec « La Misère du monde » ou d'accélérer le déclin de la culture classique avec « La Distinction». Un feu nourri de critiques qui lui prêtait pour l'occasion un pouvoir qu'il n'avait sans doute pas.
Nous en sommes arrivés maintenant à la publication de textes des maîtres de cette époque, comme le cours de Michel Foucault au Collège de France, les séminaires de Jacques Lacan, la correspondance de Louis Althusser et en l'occurrence le premier volume des cours de Bourdieu au Collège de France, lui pour qui les idéologies représentent des forces qui font le monde car disait-il, « les idées font les choses. »
Son choix de l'État comme thème de ses cours sur la période 1989-1992 lui permit d'expliciter sa conception, la dualité qu'il y voyait dans un système qui "homogénéise" les droits de succession ou la langue par exemple, en libérant l'individu, tout en se réservant le monopole de la violence, qu'elle soit physique ou symbolique. Sur la langue, il écrit : « C'est l'unification du marché linguistique qui crée le patois, le mauvais accent, les langues dominées. » La question essentielle, c'est d'abord de définir le rôle normatif de l'État, d'éviter que celui-ci ne finisse par devenir dirimant et empêche ainsi d'effectuer les ajustements nécessaires.
Notes et références
[1] Voir mes fiches sur les membres de la French Theory :
* Michel Foucault, Penser l'homme * Roland Barthes, Barthes refait signe
* Les maîtres-penseurs du XXe siècle
[2] Charlotte Nordmann, Bourdieu / Rancière - La politique entre sociologie et philosophie, Paris, Éditions Amsterdam, 2006
[3] Nathalie Heinich, Pourquoi Bourdieu, éditions Gallimard, 2007
[4] où dans lequel elle écrit l'article « La Distinction, œuvre totale et révolutionnaire », sur l'essai du sociologue intitulé La Distinction. Critique sociale du jugement, publié en 1979.
Voir aussi
* "Pierre Bourdieu. L'insoumission en héritage", collectif, sous la direction d'Édouard Louis, PUF, 2013, 192 p. (ISBN 978-2-13-061935-2), participation d'Arlette Farge, Annie Ernaux, Didier Eribon, Geoffroy de Lagasnerie, Frédéric Lebaron et Frédéric Lordon.
* Annie Ernaux, Hommage à Bourdieu, article du Monde, février 2002
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