« Je relis Foucault chaque fois que je commence à écrire un nouveau livre ». Patrick Boucheron

En cette année 2014, on a fêté le trentième anniversaire de la mort du philosophe Michel Foucault. Des colloques se sont déroulés un peu partout dans le monde et on peut affirmer à constater son rayonnement, que des grands théoriciens des années 1960-70, les philosophes de la French Theory, Foucault est désormais largement plus influent que Jacques Lacan, Jacques Derrida, Gilles Deleuze ou Pierre Bourdieu.

Jeudi 19 juin 2014 : conférence de Judith Butler, la représentante du courant américain des « gender studies » organisée à l’occasion du trentenaire de la mort du philosophe, suivie du grand colloque où, à Créteil puis à la Sorbonne, on pouvait écouter Etienne Balibar, Pierre Nora, Sandra Laugier, Judith Revel, Christian Laval, Pierre Dardot… parler de Foucault et de son œuvre.

A la télé, ce fut le désert, rien n’a été programmé à part sur Arté avec le documentaire de François Caillat intitulé « Foucault contre lui-même», réalisé à partir d’entretiens avec Geoffroy de Lagasnerie, Didier Eribon et Georges Didi-Huberman… Pas de rétrospective, pas d’émission clé, de « soirée Foucault » pas de fête… Pourtant, « Surveiller et punir » par exemple, est plus que jamais d’actualité.

               

Dans ses cours au Collège de France en 1979, Michel Foucault traite de la théorie néolibérale qui prétend rendre aux individus leur liberté d’agir. Foucault y voit d’abord une façon d'imposer un mode de vie commandé par l'intérêt et le calcul économique. Le marché n'a rien de naturel, c’est un dispositif, une « technique de gouvernement », comme la prison ou l'hôpital psychiatrique, des domaines que Foucault connaît bien. C’est une machine à fabriquer des « Homo economicus » mus  par le sens de la rationalité et du profit. Pas seulement dans le sens financier, une mentalité pour profiter de tout, des occasions comme des autres.

Son cours, repris sous le titre « Naissance de la biopolitique » [1] en 2004, ne sera vraiment reconnu qu’en 2009 avec « La Nouvelle Raison du monde », essai des deux philosophes, Pierre Dardot et Christian Laval, pour qu’on s’aperçoive que Foucault avait eu une profonde  vision des fondements de l'économie libérale et de la crise financière qui procède en vérité d'une rationalité délibérée, d'un «système disciplinaire mondial».

        
Gilles Deleuze et Michel Foucault

Mais quand même, pourquoi 30 ans après sa disparition, connaît-on un tel engouement pour son œuvre, pouquoi Michel Foucault est-il "partout"?
D'abord, on peut saisir son impact à travers quelques exemples, Achille Mbembe s'appuie sur ses écrits dans "Critique de la raison nègre", pour démontrer la relation entre l'État moderne et la "fabrication" des races, Judith Butler qui, dans sa "critique des normes sexuelles" se base sur "L'histoire de la sexualité" ou Didier Fassin dans son texte sur la morale de l'État qui s'appuie sur "Surveiller et punir".

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Michel Foucault                       Didier Fassin         Judith Butler                                          

L'engouement actuel est d'abord le fruit des publications du Collège de France qui se succèdent et abordent des thématiques contemporaines, en prise sur notre époque, comme l'évolution du mot "économie", la pensée cynique ou le concept de "vie philosophique". Cet intellectuel enthousiaste, en col roulé, était à la fois énergique, intrépide et d'une gentillesse reconnue. Son succès se retrouve dans ses publications, vendues à 1,3 millions d'exemplaires pour l'ensemble de ses essais traduits en 30 langues.

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Sa force est d'offrir des outils spécifiques pour aborder les grandes questions politiques de notre époque, traitant du pouvoir et de son utilisation, ce qu'il appelle la biopolitique, pouvoir essentiel de l'État qui préfère, non pas détruire ses sujets comme au temps de la féodalité, mais au contraire assurer leur survie et leur bien-être pour mieux les utiliser. L'État hygiéniste, à travers le pouvoir biopolitique, prend en charge les corps et agit sur les vies, pour "leur bien", fixant des normes sanitaires, des interdits, développant les soins, encourageant les naissances.

                        
             Foucault pour tous

Comme l'a écrit Mathieu Potte-Bonneville l'un des meilleurs connaisseurs de Foucault,« la biopolitique permet d'éclaircir le lien si confus aujourd'hui entre l'individu et le collectif. Le pouvoir biopolitique s'exerce sur les vies, mais les vies peuvent en retour agir sur lui: c'est le cas quand nous protestons, quand nous manifestons.» L'actualité de la biopolitique, c'est que ce concept se situe au carrefour des deux courants de pansée dominants aux État-Unis, les « gender studies » et les études post-coloniales, impactant aussi la théorie du care par la notion de "soin" que Foucault avait empruntée aux stoïciens.

Michel Foucault est particulièrement en vogue aux État-Unis où des intellectuels comme le professeur Dipech Chakrabarty donnent nombre de conférences sur son œuvre. Des courants de pensée très différents l'apprécient, comme François Ewald car il ne rejette a priori aucune idée ni aucune théorie. La relation à l'État doit être une interaction mue par des sujets-agissant. Par exemple, si l'État avec la carte d'identité exerce un contrôle sur l'individu, elle lui permet en contrepartie de voyager. Les réactions éventuelles passent alors par des"micro résistances" destinées à adapter les normes pour les rendre plus souples et plus faciles à accepter. Il voudrait passer du « gouvernement des autres » au « gouvernement de soi ». Comme le souligne Judith Revel, son œuvre est inséparable des problèmes personnels qu'il a connus comme sa confrontation au suicide et son intérêt pour la folie qu'il a théorisé dans son "Histoire de la folie".

             
Foucault & Jacques Derrida                       Foucault en arrière plan avec Sartre

Vers la fin de sa vie, il s'est rapproché du philosophe Pierre Hadot, spécialiste de Plotin qui préconise une autre façon de vivre avec la philosophie et leur appétence pour les stoïciens.

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Michel Foucault et Jean-Paul Sartre

« Je crois que nous vivons actuellement la grande coupure avec le XIXe siècle, avec tout ce début du XXe siècle, cette coupure au fond nous l’éprouvons comme non pas le refus, non pas le rejet, mais comme la distance prise à l’égard de Sartre. […] Toute l’entreprise de Sartre a été de vouloir rendre l’homme adéquat à sa propre signification, toute l’entreprise de Sartre consiste à vouloir retrouver ce qu’il y a dans l’existence humaine d’absolument authentique, il a voulu ramener l’homme à lui-même […] alors que nous […] nous voulons au contraire montrer que ce qu’il y a d’individuel, que ce qu’il y a de singulier, ce qu’il y a de proprement vécu chez l’homme, n’est qu’une sorte de scintillement de surface au-dessus de grands systèmes formels, et la pensée actuellement doit reconstituer ces systèmes formels sur lesquels flottent de temps en temps les nuages de l’existence propre. » Michel Foucault, 1966.

 

La French Theory : Jacques Derrida, Roland Barthes, Jacques Lacan,
Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard

Daniel Defert ; témoignage sur Michel Foucault
Daniel Defert, Une vie politique,
Entretiens avec Philippe Artières et Éric Favereau, Le Seuil, 368 pages.

Daniel Defert,  sociologue de formation, qui fut pendant près de 25 ans le compagnon de Michel Foucault, livre dans cet extrait d’entretien son témoignage sur sa vie avec lui.

« C’était en septembre 1960, j’étais à Paris depuis une semaine… Foucault revenait à Paris après avoir passé cinq ans à l’étranger, en Suède, en Pologne et en Allemagne.  […] Mon professeur de littérature française à Lyon m’a emmené dîner chez un inconnu pour moi, qui avait un côté très germanique, à la fois dans le comportement, l’habit et le geste… Il y avait aussi ce soir-là Roland Barthes, que j’avais connu au Fiacre, une boîte de Saint-Germain des Prés.

Michel Foucault habitait à l’époque Rue Monge puis il a déménagé dans le XVe arrondissement et en 1970 avec moi dans s l’appartement de la rue de Vaugirard. Foucault était un homme qui travaillait beaucoup. À 9 heures du matin, il était à sa table de travail, le plus souvent à la Bibliothèque nationale. Vers 18 heures, il recevait des amis et ses compagnons de route sur la politique, puis nous partions dîner. En général, à 11 heures du soir, nous étions rentrés.

Il était proche du philosophe Gilles Deleuze mais ils ne parlaient guère philosophie entre eux. Quand Foucault voulait discuter de la pensée de Deleuze, il écrivait sur Deleuze, et quand Deleuze voulait discuter de la pensée de Foucault, il écrivait sur Foucault. Ils se lisaient et se répondaient par l’intermédiaire de textes théoriques. Ils se retrouvaient aussi  dans les manifs et dans l’espace public.

[Le fait que Foucault soit moins connu en France qu’aux États-Unis en particulier] s’explique aussi par l’action d’hommes comme Luc Ferry et Alain Renaut qui ont eu la responsabilité des programmes d’enseignement supérieur et secondaire et ont fait en sorte que « la pensée de 68 », comme on disait, ne soit pas trop présente. »

[1] Voir par exemple l'analyse de Roberto Nigro dans l'article intitulé "De la guerre à l'art de gouverner : un tournant théorique dans l'oeuvre de Foucault ?"

Notes et références :

* Présentation de Essai sur Raymond Roussel (1963), Les mots et les choses, L'archéologie du savoir (1969), Histoire de la sexualité, (3 tomes, 1976-84), La volonté de savoir,
* Entretien autour de Dits et écrits de Michel Foucault
* Le désordre des familles

Voir aussi mes autres articles sur ce thème :
* Michel Foucault, Penser l'homme
* Pierre Bourdieu, Sur l'état
* Roland Barthes, Barthes refait signe
* Les maîtres-penseurs du XXe siècle--

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