Témoignage anonyme (elle se nommait en fait Marta Hillers) que ce Journal
d’une allemande qui note les menus faits, qui rend compte de sa vie et
de celle de ses voisins dans cette période si particulière, névralgique
pour les berlinois, les deux semaines qui précèdent et suivent le 8 mai 1945 qui met officiellement fin à la seconde guerre mondiale en Europe. Témoignage vibrant même s’il l’auteure l’a voulu objectif à travers une vérité racontée sans fard et avec une grande lucidité.
"Une femme à Berlin", Journal 50 avril au 22 juin 1945, éditions Hannelore Marek, 2002, Gallimard/Folio, 2006, présentation de Hans Magnus Enzensberger, postface de CW Ceram (lias Kurt W. Marek)
Berlin "année zéro" en mai 1945
« Dans une armée, plus gros est le ta, plus sa composition est aléatoire et moins grande est la chance d’y trouver de l’héroïsme de manuel scolaire. Nous les femmes, nous sommes faites comme ça, réfléchies, opportunistes et nous avons le sens pratique. […] La force des femmes, c’est la minute qui suit… toujours heureuse d’investir le présent immédiat. » (page 46)
« N’est apte au service que celui qui croit à l’invariance de la somme terrestre des larmes, n’a aucune aptitude à changer le monde ni aucun penchant pour l’action violente. » (page 266)
Mardi 24 avril 1945
« On est coupé de tout. Un peu de gaz… les conduites d’eau sont à sec… toujours la cohue pour le beurre rance gratuit. » (page 53) Jeudi, l’immeuble prend l’eau de toutes parts. Les gens sortant des caves tentent au péril de leur vie d’arrêter l’hémorragie. En vain. Elle a appris une chose : « Dans la mêlée du combat, on ne pense à rien, pas même à la peur. » (page 68)
Mardi 1er mai 1945 et jours suivants
Ils viennent de passer trois jours dans des conditions invivables, pleins d’angoisse… elle dit être « au fond du trou, tout au fond. Chaque minute se paie cher. » Elle parvient parfois à dormir quelques heures et pense « encore une nuit dont je suis venus à bout. »
Elle aborde ce tabou que nul n’ose évoquer, pourtant fort répandu alors : les viols perpétrés par les soldats russes, couverts par leur hiérarchie au point, dit-elle, « d’être morte et insensible, aussi longtemps que je suis traitée comme une proie. » L’information n’est plus que rumeurs diffuses, une vision d’un monde vague et floue qui doit rappeler les temps anciens.
Dans les jours suivants, grosse anxiété mais le quartier a été investi par les troupes soviétiques, pour eux la guerre est quasiment finie et dans le quartier, les canons se sont tus. Reste les soldats russes… il faut faire avec. Elle est "protégée" par un major russe qui assure le ravitaillement. Vie sans guerre mais presque aussi difficile, sans repères, (pas de journaux, de calendriers…) ce qu’elle appelle « le temps intemporel ». (pages 212-213)
Isabelle Carré dans le rôle de Marta Hillers
8 mai 1945 et jours suivants
Grande nouvelle : les russes –elle les appelle "les Ivans"- sont partis, ont évacué le quartier. Finie l’angoisse permanente (et la menace de cette forme collective de viol « surmontée de manière collective »), ce qu’elle note pudiquement dans son Journal en abrégé par Schdg pour schändung (viol)
Autre grande nouvelle : le boulanger, aidé de tous, a remis son fournil en marche ; le quartier a de nouveau du pain. Périple du côté de Schöneberg dans un Berlin vide et lugubre où les habitants se cloîtrent dans ce qui reste debout.
Vendredi 11 mai 1945
Un semblant d’ordre sort de ce chaos ; "on" commence à distribuer des tickets de rationnement. Les choses s’améliorent un peu, on calfeutre, on répare comme on peut mais la peur est toujours là. Peur et moral en berne, il fat se blinder sinon, on pleurerait jour et nuit.
Samedi 19 mai 1945
Miracle, l’eau est rétablie… de temps en temps ; bientôt finie la corvée d’eau jusqu’à la pompe. Elle en profite pour sillonner Berlin, revoit ses amies Gisela et Ilse qui habite Charlottenburg, qui se terrent dans ce qui reste de leur logis. Elles constatent que la plupart des berlinoises ont subi des viols, baptisés pudiquement « rapports forcés. » Peu à peu, on s’organise, on déblaie, on recense les gens et leurs qualifications. Finie leur vie de rapines dans les immeubles et maisons abandonnés ainsi que les "cadeaux" des militaires russes.
On passe à une forme de travail forcé qu’impose l’occupant russe qui emporte en URSS tout ce qui est récupérable. Travail forcé avec les mots qui l’accompagnent : "rabota" pour "Au travail", "davaï pustaï" pour "En avant on y va", "skoreï" pour "Grouillez-vous".
Début juin
Plus aucun soldat russe mais plus de travail ; la vie est dure. Le salut viendra peut-être par son amie Ilse qui pourrait lui procurer un emploi dans l’édition, ce qui signifie pour elle une carte de rang II pour travailleur et 500 grammes de pain par jour ! Pour le moment, « on sens l’angoisse régner partout pour le pain, la vie, le lendemain. » (page 368) Elle est devenue ce que les alliés appellent une "Trümmerweiber", une fille des ruines et de la crasse. Manne miraculeuse, elle reçoit enfin 140 grammes d’huile de tournesol russe et se prépare un petit repas dans son "stolovaïa", le bistrot russe.
Pour le moment, en ce 22 juin 1945 où se termine son récit, sa vie reste en pointillés mais il semble- beaucoup de rumeurs circulent alors à Berlin- que son quartier soit dévolu aux Occidentaux. Pour le moment, elle veut seulement survivre –« à l’encontre de toute raison, absurdement, comme une bête. »
Mai 1945 - Drapeau russe sur l'avenue Unter Den Linden, près de la porte de Brandebourg
Voir aussi
"Une femme à Berlin", Journal 50 avril au 22 juin 1945, éditions Hannelore Marek, 2002, Gallimard/Folio, 2006, présentation de Hans Magnus Enzensberger, postface de CW Ceram (lias Kurt W. Marek)
Berlin "année zéro" en mai 1945
« Dans une armée, plus gros est le ta, plus sa composition est aléatoire et moins grande est la chance d’y trouver de l’héroïsme de manuel scolaire. Nous les femmes, nous sommes faites comme ça, réfléchies, opportunistes et nous avons le sens pratique. […] La force des femmes, c’est la minute qui suit… toujours heureuse d’investir le présent immédiat. » (page 46)
« N’est apte au service que celui qui croit à l’invariance de la somme terrestre des larmes, n’a aucune aptitude à changer le monde ni aucun penchant pour l’action violente. » (page 266)
Mardi 24 avril 1945
« On est coupé de tout. Un peu de gaz… les conduites d’eau sont à sec… toujours la cohue pour le beurre rance gratuit. » (page 53) Jeudi, l’immeuble prend l’eau de toutes parts. Les gens sortant des caves tentent au péril de leur vie d’arrêter l’hémorragie. En vain. Elle a appris une chose : « Dans la mêlée du combat, on ne pense à rien, pas même à la peur. » (page 68)
Mardi 1er mai 1945 et jours suivants
Ils viennent de passer trois jours dans des conditions invivables, pleins d’angoisse… elle dit être « au fond du trou, tout au fond. Chaque minute se paie cher. » Elle parvient parfois à dormir quelques heures et pense « encore une nuit dont je suis venus à bout. »
Elle aborde ce tabou que nul n’ose évoquer, pourtant fort répandu alors : les viols perpétrés par les soldats russes, couverts par leur hiérarchie au point, dit-elle, « d’être morte et insensible, aussi longtemps que je suis traitée comme une proie. » L’information n’est plus que rumeurs diffuses, une vision d’un monde vague et floue qui doit rappeler les temps anciens.
Dans les jours suivants, grosse anxiété mais le quartier a été investi par les troupes soviétiques, pour eux la guerre est quasiment finie et dans le quartier, les canons se sont tus. Reste les soldats russes… il faut faire avec. Elle est "protégée" par un major russe qui assure le ravitaillement. Vie sans guerre mais presque aussi difficile, sans repères, (pas de journaux, de calendriers…) ce qu’elle appelle « le temps intemporel ». (pages 212-213)
Isabelle Carré dans le rôle de Marta Hillers
8 mai 1945 et jours suivants
Grande nouvelle : les russes –elle les appelle "les Ivans"- sont partis, ont évacué le quartier. Finie l’angoisse permanente (et la menace de cette forme collective de viol « surmontée de manière collective »), ce qu’elle note pudiquement dans son Journal en abrégé par Schdg pour schändung (viol)
Autre grande nouvelle : le boulanger, aidé de tous, a remis son fournil en marche ; le quartier a de nouveau du pain. Périple du côté de Schöneberg dans un Berlin vide et lugubre où les habitants se cloîtrent dans ce qui reste debout.
Vendredi 11 mai 1945
Un semblant d’ordre sort de ce chaos ; "on" commence à distribuer des tickets de rationnement. Les choses s’améliorent un peu, on calfeutre, on répare comme on peut mais la peur est toujours là. Peur et moral en berne, il fat se blinder sinon, on pleurerait jour et nuit.
Samedi 19 mai 1945
Miracle, l’eau est rétablie… de temps en temps ; bientôt finie la corvée d’eau jusqu’à la pompe. Elle en profite pour sillonner Berlin, revoit ses amies Gisela et Ilse qui habite Charlottenburg, qui se terrent dans ce qui reste de leur logis. Elles constatent que la plupart des berlinoises ont subi des viols, baptisés pudiquement « rapports forcés. » Peu à peu, on s’organise, on déblaie, on recense les gens et leurs qualifications. Finie leur vie de rapines dans les immeubles et maisons abandonnés ainsi que les "cadeaux" des militaires russes.
On passe à une forme de travail forcé qu’impose l’occupant russe qui emporte en URSS tout ce qui est récupérable. Travail forcé avec les mots qui l’accompagnent : "rabota" pour "Au travail", "davaï pustaï" pour "En avant on y va", "skoreï" pour "Grouillez-vous".
Début juin
Plus aucun soldat russe mais plus de travail ; la vie est dure. Le salut viendra peut-être par son amie Ilse qui pourrait lui procurer un emploi dans l’édition, ce qui signifie pour elle une carte de rang II pour travailleur et 500 grammes de pain par jour ! Pour le moment, « on sens l’angoisse régner partout pour le pain, la vie, le lendemain. » (page 368) Elle est devenue ce que les alliés appellent une "Trümmerweiber", une fille des ruines et de la crasse. Manne miraculeuse, elle reçoit enfin 140 grammes d’huile de tournesol russe et se prépare un petit repas dans son "stolovaïa", le bistrot russe.
Pour le moment, en ce 22 juin 1945 où se termine son récit, sa vie reste en pointillés mais il semble- beaucoup de rumeurs circulent alors à Berlin- que son quartier soit dévolu aux Occidentaux. Pour le moment, elle veut seulement survivre –« à l’encontre de toute raison, absurdement, comme une bête. »
Mai 1945 - Drapeau russe sur l'avenue Unter Den Linden, près de la porte de Brandebourg
Voir aussi
- Tamagne, Florence, "Un témoignage unique", nonfiction.fr Le quotidien des livres et des idées, 6 mars 2008.
- Rossignol, Lorraine, "Seules dans Berlin", Le Monde, 21 décembre 2008.
- Présentation de Marta Hillers
- Knut Hamsun, "La faim" et Hans Jünger, "Amour malade", cités dans la post-face
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