samedi 24 janvier 2015

Jean Genet

       
« M'inhumaniser » est ma tendance profonde ». (Notre-Dame-des-Fleurs)

L’inversion des valeurs
Jean Genet : superbe sujet pour la psychanalyse et les fous du divan. Tout réside dans une jeunesse terrible à faire pleurer une cour d’assise, où tout commence mal. Comme dans la chanson réaliste, L'enfant qui naît  le 19 décembre 1910 est de père inconnu, et abandonné par sa mère. Enfant irrémédiablement rejeté, blessure narcissique qui ne guérira jamais.
Ce sera ensuite l’Assistance publique, la vie d’orphelin dans une ferme du Morvan. Accusé de vol –à tord ou à raison, on ne sait trop- il se retrouve en maison de correction à Mettray [1] en Inde-et-Loire. Dur apprentissage de la vie.

Pour survivre malgré tout, il s'oppose tout en s’astreignant à une rigoureuse discipline : « A chaque accusation, fût-elle injuste, du fond du cœur je répondrai  oui… À peine avais-je prononcé ce mot… je sentais le besoin de devenir ce qu'on m'avait accusé d'être. J'avais seize ans. » (Le Journal du voleur)

Boue on le traite, boue il sera, comme un bras d'honneur à la société, une négation de son être, une forme de mort qui le poursuivra toujours, qu'on retrouve dans Les bonnesSolange rêvera son exécution comme une apothéose : « Viennent les concierges, viennent encore les délégations du ciel. Et je les conduis. Le bourreau me berce. On m'acclame. Je suis pâle et je vais mourir. » Son œuvre contient bien d'autres récits de cette teneur.

              Genet vers 1937

Son désir de provocation se révèle aussi bien dans une homosexualité revendiquée -ce qui n'est pas anodin à son époque-  que dans son engagement dans la Légion étrangère, qui s'accorde assez à cette contrition qu'il bride dans une discipline rigoureuse qu'il ne supportera pas longtemps puisque qu'il désertera assez vite. Dès lors, il va dériver, vagabonde, vit d'expédients, se retrouve avec d'autres déclassés à Marseille, dans le Barrio Chino de Barcelone, erre dans une bonne partie de l'Europe -Italie, Yougoslavie, Autriche, Tchécoslovaquie, Pologne…- dans des pays souvent assez instables dont il connaît surtout les bas-fonds.

 De l'Allemagne, il rapportera des images qui ressemblent aux héros des Dieux du stade de Leni Riefenstahl, qui feront le sujet de son récit autobiographique Pompes funèbres . « Un temps, écrit-il, je vécus du vol, mais la prostitution plaisait davantage à ma nonchalance. J'avais vingt ans. ».

La prison salvatrice - Rechercher ses marques et ses limites
Malgré les provocations interlopes de Pompes funèbres, l'Allemagne et les nazis le fatiguent aussi. Revenu en France, il commet un hold-up vécu comme un exploit personnel dont il se glorifie dans Miracle de la rose. En prison, il rencontre un prévenu toqué de littérature qui lui donne l'idée d'écrire à son tour Le Condamné à mort, grand poème en alexandrins qui raconte la fin de son ami Maurice Pilorge, guillotiné en 1939, cet ami qu'il n'a pas pu sauver.

       
Notre-Dame-des-Fleurs, adaptation théâtral d'Antoine Bourseiller

Notre-Dame-des-Fleurs, qui raconte la vie d'un jeune assassin d'une grande beauté, sa relation avec Divine un travesti et Seck un Africain, est représentatif de l'univers de Genet, mélangeant grotesque et sublime, sans négliger le recours au trivial. A travers ses personnages, il parle de lui, « Il se peut que cette histoire ne paraisse pas toujours artificielle et que l'on y reconnaisse malgré moi la voix du sang... »  confesse-t-il.  « Divine, le travesti, Mignon ou Notre-Dame-des-Fleurs, ses gitons. Autant d'hypostases de lui-même » écrit un critique.

Divine nous entraîne sur le chemin d'un "soleil noir" fait de boue où la mort est fascination où il n'a de cesse qu'il ne lui aie « donné ma souffrance, ne l'aie peu à peu délivrée du mal et, la tenant par la main, conduite à la sainteté. » Tout un programme bien dans la logique du personnage et de ses fantasmes. Même retournement pour Mignon dont l'infamie est « un stigmate précieux qui l'ennoblit, » même fin d'un tragique divin pour Notre-Dame-des-Fleurs, condamné à mort pour meurtre.

Saint-Genet selon Jean-Paul Sartre
Le destin devient enfin plus favorable à Genet, cet écorché vif qui écrit comme parlent ceux qu'il a côtoyés  : Jean-Paul Sartre et Jean Cocteau s'intéressent à lui, Jouvet lui commande une pièce qui deviendra Les Bonnes, il obtient la grâce présidentielle alors qu'il était menacé de relégation à vie, tandis qu'est créé Adame Miroir, sur une musique de Darius Milhaud et une chorégraphie de Janine Charrat. Ce qui fascine Sartre chez Genet, c'est que ses fantasmes atteignent le mythe à travers son écriture directe et son style parfois raffiné, parfois brut.

Dans Querelle de Brest, Genet peint le décor glauque d'un port de guerre sous des « ciels brouillés, » et des personnages aux mêmes couleurs. Un marin Jo Querelle, beau et viril, fait une virée à Brest, rencontre Nono, le patron de la Féria, un des bordels du port à l'issue d'une mémorable partie de dés, un policier et fréquente un jeune assassin, Gil. Écriture emblématique mélangeant le français approximatif de Querelle et un français littéraire renfermé dans les carnets intimes du lieutenant.

Stupeur quand paraît Le Saint Genet comédien et martyr de Sartre en 1952 – qui le saisit tant qu'il restera silencieux pendant six longues années. « J'ai mis un certain temps à me remettre… J'ai été presque incapable de continuer à écrire… » L'essai de Sartre le met à nu sans complaisance, dit-il, sans cette possibilité comme dans ses livres de « se travestir  par des mots, des choix, des attitudes, par la féerie. » Mais par un retournement secret, la méditation qui suit le conduira vers le théâtre.

« Inventer n’est pas raconter. Pour inventer, il faut que je me mette dans un état qui suscite des fables, ces fables elles-mêmes m’imposent un style caricatural. C’est lié. » Lettre de Jean Genet à Bernard Frechtman, son traducteur, 1960

Dans les années cinquante, il ne fait bon être homosexuel et Genet est condamné pour « attentat aux mœurs et pornographie » puis de nouveau en 1956 à huit mois de prison et 100 000 francs d'amende, au moment où paraît la première version du Balcon. C'est pourtant l'époque de son apogée où ses pièces de théâtre sont de plus en plus prisées. Elles sont basées sur une critique virulente des sociétés occidentales, une dénonciation des désordres politiques dus à une déliquescence des groupes de pouvoir.

             Les Bonnes

Le balcon se déroule dans un bordel, le "Grand Balcon" tenu par Madame Irma, pendant une période de révolte où les clients jouent à l'évêque, au juge et au général qui dévoilent leurs secrètes perversions : l'évêque se réjouit d'entendre confesser les pêchés, le Juge sadique veut fouetter la Voleuse, le Général est heureux de succomber aux blessures des batailles. On peut y voir une vision ironique de la société occidentale identifiée à un bordel de luxe, lieu de l'illusion où s'échangent les corps contre de l'argent. Les Paravents se déroule pendant la guerre d'Algérie, les fellagas du FLN et et légionnaires de l'armée française s'affrontent, pendant que les travailleurs arabes et les colons s'affrontent aussi de leur côté et à leur façon.

Mais la mort est la même pour tous, quand ce qui les opposait n'a plus de sens. On retrouve cette critique sociale virulente dans Les Bonnes, cette paranoïa des deux sœurs Claire et Solange Lemercier étant le signe d'un profond malaise de la société, quand la réalité est tellement insupportable qu’il vaut mieux se réfugier dans un univers fantasmagorique.
Il célèbre ainsi une idée qui lui est chère, celle que « le pays des chimères est le seul digne d’être habité » car « il n’y a rien de plus beau que ce qui n’est pas ».

Genet Les nègres.jpg
Les Nègres, réalisation Bob Wilson, 2014

On retrouve dans ses pièces les plus connues les thèmes récurrents, soutenus comme dans Les Bonnes par une langue parfois poétique, parfois très moderne aux accents plutôt crus, rejoignant parfois une grande trivialité... Le ton est donné dans l'ironie, les rôles interchangeables des clients qui parodient la veulerie des élites dans Le Balcon, les numéros de clowns dans Les BonnesSolange joue Claire et Claire, Madame. Claire emprunte les robes, les mots, le maquillage et les attitudes de Madame et Solange ceux de Claire. De même dans Les Nègres, on assiste à un brassage du réel et du jeu jusqu’à la confusion la plus totale. Les acteurs noirs jouent une scène d'exécution d'une blanche face à des Noirs jouant aux Blancs.

Même approche dans Splendid's une pièce de 1949 où Genet pose encore la question de l’identité à travers l’image et le reflet. Dans cette pièce où il est question d'un hold-up dérisoire, l’apparence est au cœur de l'histoire où dit le policier, « Je passe du flic au gangster, je me retourne comme un gant, je vous montre l’envers du flic, gangster ».
Comme dans le théâtre baroque, les personnages permutent leurs rôles, théâtre et réel se répondent en contrepoint.

        Les paravents2.jpg
Scène du Balcon (Théâtre nl de Montréal)               Scène des Paravents

Dans son livre-souvenirs "Jean Genet, Menteur sublime", Tahar Ben Jelloun [2] dévoile un Jean Genet qui se dégage de leurs 12 années de relations. Quand ils se rencontrent en 1974, Jean Genet s'intéresse alors surtout aux luttes révolutionnaires de cette époque comme la cause des Black Panthers ou celle des Palestiniens. [3]

Même s'il reste homme à scandales par ses prises de positions politiques comme quand il apporte son soutien à la Fraction armée rouge par exemple, il est toujours aussi créatif, associant Ben Jelloun à ses activités, entretiens, articles, scénarios, traductions… C'est aussi de plus en plus un homme fragile, dont la santé décline inexorablement depuis qu'il a perdu son ami Abdallah Bentaga, celui qui lui avait inspiré le poème Le Funambule, et qui va mobiliser ses dernières forces pour terminer Un captif amoureux.

Dans un texte publié en 2006, intitulé " Jean Genet : Sur sa tombe, 20 ans après sa disparition", Tahar ben Jelloun y fait allusion, écrivant : « Son dernier roman "Un Captif amoureux"  est l’histoire de Hamza, un combattant palestinien à la recherche de sa mère. Et si c’était de la mère de Jean Genet qu’il s’agissait ? Il était captif d’une blessure, celle de l’enfant abandonné par sa mère. »

Il mènera jusqu'à la fin une vie d'errance, s'installant dans des chambre d'hôtel souvent près des gares, juste avec une valise contenant des lettres d'amis et des manuscrits. Le 15 avril 1986, rongé par un cancer de la gorge, il fait une chute fatale la nuit dans sa chambre du Jack's Hôtel au n° 19 de l'avenue Stéphen-Pichon à Paris. Il sera enterré au vieux cimetière espagnol de Larache au Maroc, dans la région de Tanger.

   Genet Hôtel_avenue_Stéphen-Pichon.jpg
                                                                                           L'hôtel avenue Stéphen-Pichon

Lettres à Olga et Marc Barbezat, éditions Gallimard, collection L'Arbalète, 272 pages, 1988 [4]
Genet Barbezat.jpg             larache tombe de genet-R125
                                                  Sa tombe à Larache au Maroc

 Notes et références
[1] Voir de Surveiller et punir de Michel Foucault, édition Gallimard 1975, qui évoque longuement le centre de Mettray dans la troisième partie (III Le carcéral - p. 343) du quatrième chapitre (IV Prison) de son essai.
[2] Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, menteur sublime, éditions Gallimard, 208 pages, 2010
[3] Voir par exemple Les Femmes de Djebel-Hussein, (Le Monde diplomatique, 1975), Quatre heures à Chatila, (Revue d'études palestiniennes, 1982) ou son roman Un captif amoureux, dédié à la Palestine et publié à titre posthume.
[4] Marc et Olga Barbezat dirigeaient les éditions L'Arbalète installées à Décines dans la banlieue lyonnaise. Ils ont découvert Jean Genet en 1943 et ont publié la majorité de ses ouvrages.

Bibliographie
* Jean Genet, "L'ennemi déclaré", éditions Gallimard, 432 pages, septembre 1991, ensemble d'articles, entretiens, préfaces et discours de Genet
* Jean-Paul Sartre, "Saint Genet comédien et martyr", éditions Gallimard, 692 pages, 1952
* Claude Bonnefoy, "Jean Genet", éditions Universitaires, 1965
* Louis-Paul Astraud, Jean Genet à 20 ans : Une jeunesse perdue, Au Diable Vauvert, Vauvert, France, 2010
* Caroline Daviron, Jean Genet, une passion méditerranéenne. Paris : Éditions Encre d’Orient, 2010, 286 p. ISBN 978-2-36243-002-2
* Tahar Ben Jelloun, Beckett et Genet, un thé à Tanger, pièce de théâtre, Gallimard, 2010

<< Christian Broussas - Jean Genet - Feyzin, 18/01/2015 © • cjb • © >>

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire