Hédi Kaddour et l’époque coloniale

Référence :
Hédi Kaddour, Les prépondérants, éditions Gallimard, 464 pages, 2015


[ Né à Tunis en 1945, agrégé de lettres modernes, Hédi Kaddour a enseigné la littérature à l'ENS de Fontenay-Saint-Cloud et le journalisme au CFJ. Il est notamment l'auteur de «Waltenberg» (2005, Goncourt du premier roman), «Savoir-vivre», « Les Pierres qui montent» (2010), « Les Prépondérants », prix Jean-Freustié 2015 et le Grand prix du roman de l'Académie française. ]

Hédi Kaddour (C. Hélie) 

« Si je devais prendre une comparaison, je dirais que c’est l’irruption de Gatsby le Magnifique dans l’univers des frères Tharaud, celui du roman colonial classique. » Hedi Kaddour

Ces colons français qui se réunissent au « Cercle des Prépondérants », se croient bien entendu « beaucoup plus civilisés que tous ces indigènes », qu’ils côtoient chaque jour.  Ils ont de plus une haute idée de leur mission civilisatrice, estimant avoir « le devoir de les diriger, pour très longtemps, car ils sont très lents », se méfient comme personne de agitateurs gangrenés par les communistes qui brandissent leurs revendications du genre « À travail égal, salaire égal » ou « la semaine de quarante-cinq heures maintenant ! » Insupportable.

Les colonies, ce n’est pas comme la métropole. Mais on fait comme si… « Tout le mal vient de ce qu’on leur donne de l’éducation ». Au nom de ces bons principes, ils réclament l’égalité mais si beaucoup voient bien les limites d’une telle mentalité, comme par exemple le rôle social des hommes et des femmes. A chacun sa colonisation, celle du début des années 1920, dans un protectorat français où on sent déjà les soubresauts de l'avenir.



Mais voilà que dans ce monde confiné et méditerranéen, que dans la petite ville de Nahbès dans le Maghreb, une équipe de cinéma venue de Hollywood, bouleverse des équilibres fragiles et choque les "autochtones". [1] Cette situation va engendrer des conflits entre tous ces hommes d'horizon si différents, entre notables du cru, colons français et jeunes nationalistes épris d’indépendance. On y retrouve pêle-mêle Raouf, Rania, Kathryn, Neil, Gabrielle, David, Ganthier et d’autres aussi se trouvent alors pris dans cet univers multiple.

Que ce soit à Paris, dans l'Allemagne traumatisée de ces années d'après-guerre, c'est l'hypocrisie qui domine, c'est « l'arme des vaincus », sauf que la vie commande, qu'il faut bien sacrifier au quotidien car « nous devenons une nation d'hypocrites, mais, comme la prospérité revient, ça n'a pas d'importance », clame le cinéaste américain.  Même dans la petite ville de Nanhbès où les rumeurs des tribulations du monde arrivent assourdies, tout va inéluctablement évoluer.

Selon l'auteur, c'est « le roman des occasions ratées »

Raouf, fils d’un notable et bon élève, balance entre culture arabe et culture française, entre révolution et nationalisme et hésite sur son avenir. Il va nouer des relations avec l’actrice Kathryn Bishop et surtout avec un ancien officier de l’armée française nommé Ganthier, un colon différent, féru de littérature, « le seul Français que la domination n’ait pas rendu idiot. Ganthier, « le grand mythe colonial » qui rêve d'une France de 100 millions d’habitants, assimilés, tous égaux devant la loi, qui croit à la disparition de "l'indigène".

Rania est plus subversive, différente des femmes de son époque, plus libre grâce à son statut de veuve et de fille de notable, « elle a plus de latitude qu’une jeune fille à marier » dit Hédi Kaddour. Comme Raouf, elle balance entre une éducation de princesse arabe et un cursus à l’école française.
Cette double culture est aussi celle de Hédi Kaddour, issu d'un père tunisien et d'une mère pied-noir. Il apprend d'abord l'Arabe dans la rue, explique-t-il dans une interview [2], et le Français chez lui. Plus tard, il apprendra l'arabe classique quand il deviendra coopérant français au Maroc, ce qui lui permet de dire que « l’arabe classique et le dialectal sont très différents. Et dans le champ dialectal, le tunisien et le marocain le sont également. »

Le regret de l'auteur, c'est celui des occasions manquées d'évolution vers une très large autonomie menant à l'indépendance qui, malgré des avancées politiques comme celle du projet Taittinger, qui recueillait beaucoup de soutiens aussi bien à droite qu'à gauche, a toujours été contrecarrée par des groupes de pression très influents, les prépondérants de son roman qui parvinrent à étouffer toute velléité de réforme.
Dans cette première moitié du XXe siècle, on y trouve souvent selon l'auteur « les lignes de ce que nous sommes devenus ».

Notes et référence
[1] Comme dans cette description où les "autochtones" sont confrontés aux nouveaux venus : « Les soirées du Grand Hôtel, c’était différent, un salmigondis, disait-on, d’Arabes, de Juifs, d’Italiens même, qui venaient se mêler aux Français et aux Américains, avec musique, alcool, danse, cliquetis de talons, de bracelets, et les rires surtout, les rires et les cris trop libres de ces femmes d’outre-Atlantique, une kyrielle d’actrices, d’assistantes, de maquilleuses, de secrétaires, d’attachées de presse, de journalistes et de filles de producteurs, toutes jeunes et vives […] et ruisselantes de sueur joyeuse. »
[2] Journal Jeune Afrique de septembre 2015


Commentaires et critiques
  • Le Point , le 05 novembre 2015
    Le Grand Prix du roman de l'Académie française est une perle. Tel est le miracle de ce livre : c'est comme si on y était, et tout le monde est vivant.
  • Liberation , le 30 octobre 2015
    Raconté sur le registre de la comédie tout au long du roman, ce morceau de bravoure se montre digne des plus beaux contes arabes.
      
  • Telerama , le 26 août 2015
    Après Waltenberg (2005) et Savoir-vivre (2010), Hédi Kaddour continue d'embrasser le xxe siècle déchiré par les conflits
  • Bibliobs , le 21 septembre 2015
Un formidable roman sur l'époque coloniale.


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