Référence : Philippe Claudel, "L'arbre du pays Toraja", éditions Stock, 216 pages, 2016
« La fiction parfois est plus exigeante que la vie. » (page 76)
Si L'Arbre du pays Toraja est présenté comme une fiction, Philippe Claudel a largement puisé dans son expérience, en particulier dans sa relation à son ami Eugène, pour nous faire partager son rapport à la vie et à la mort. L’auteur dit de son livre qu’il est « un récit libre dans sa forme, dans son agencement et dans son déroulé ». Il s’articule sur une méditation basée sur la lutte d’Eugène contre la maladie, le spectre de la mort qui rôde [1], le chagrin qu’il éprouve, ses doutes et ses interrogations, le souvenir d’autres amis décédés.
Dans une interview, Philippe Claudel dit son désir de forcer « Eugène
à rester auprès de moi, je le maintiens sous une sorte de respirateur
artificiel, dans un coma qui n'est pas tout à fait la mort, mais je
reprends aussi les travaux de la maison. J'avance sans doute moins vite,
et travaille moins bien que lorsque nous étions deux. Mais je continue.
Dans le même mouvement, le texte devient le lieu de notre amitié.
Eugène est là, dans les pages, les lignes, ou entre elles. » Façon de le faire revivre à travers son texte.
Présentation de son livre en 2016
Le livre débute par une métaphore sur un rituel de l'île de Sulawesi en Indonésie où vit une peuplade, les Toraja qui utilisent un arbre majestueux pour servir de sépulture aux jeunes enfants. « L'existence de ce peuple, écrit l’auteur, est obsessionnellement rythmée par la mort. Lorsque l'un deux vient à mourir, l'organisation de ses funérailles occupe des semaines, des mois, parfois des années. (...) Cela peut représenter des milliers de personnes dispersées sur l'ensemble de l'archipel indonésien, voire au-delà. Les faire voyager, les héberger, les nourrir incombe à ses proches. Il n'est pas rare que ceux-ci s'endettent durablement afin de pouvoir respecter la tradition. » (page 9)
« Censées indiquer un chemin, un usage du monde et un projet social, les idéologies ont la plupart du temps rempli le rôle de ces naufrageurs qui jadis sur les côtes dangereuses allumaient des lanternes qu’ils attachaient aux cornes d’une paire de boeufs pour attirer les navires, les faire se fracasser et les piller. »
Après avoir déposé le corps dans le tronc de l’arbre, on recouvre de branchages, « on ferme la tombe ligneuse par un entrelacs de branchages et de tissus. »
Peu à peu, l'écorce se referme sur lui : le temps fait son œuvre et le
corps de l’enfant peut alors monter vers les cieux au rythme de la
croissance de l'arbre. La vie et la mort intimement liées. D’une
certaine façon, l’écrivain aussi a déposé à travers les pages de son
livre les dépouilles de tous ses chers disparus.
Ce
parcours est jalonné de rencontres avec des acteurs, des cinéastes et
des écrivains comme cette rencontre très touchante entre Eugène et Milan Kundera, par les souvenirs de ses amours avec Florence et la jeune Elena qu'il pense ne pas mériter et qui lui donnera un enfant.
Il
est aussi l'occasion pour l'auteur d'évoquer son travail de cinéaste,
les différences entre l'écriture cinématographique et celle de
l'écrivain, l'engagement amoureux et la séparation ou l'amitié à travers
le portrait d'Eugène.
Parmi ces disparus, il y eut aussi Gary l’alpiniste victime d'une chute mortelle en montagne ou Jean-Christophe,
l’ami d'enfance, qui s'est suicidé, vaincu par un chagrin d'amour. La
vie et la mort, ça semble tellement aller de soi, à prendre comme ça
vient mais à la réflexion qu’est-ce que « vivre pleinement ? » Ainsi, constate le narrateur, « vont
nos vies, qui se décident parfois un peu trop vite, et qui nous
laissent nous débrouiller ensuite avec nos regrets et nos remords. »
Au centre de ses réflexions se situe cet événement singulier qu'est la mort, « la force qu'ont les hommes de durer », la folle idée de tenter d’« apprendre à mourir », ce fatum qui veut qu’il faille puiser la capacité de continuer à vivre après la mort d’un être aimé, «
poursuivre sa vie quand autour de soi s'effacent les figures et les
présences, revient à redéfinir constamment un ordre que le chaos de la
mort bouleverse à chaque phase du jeu. Vivre, en quelque sorte, c'est
savoir survivre et recomposer ».
Le sens profond de sa démarche est avant tout de cerner l’énigme
indicible de l’instinct de survivre à ceux qu’on aime. On en revient à
la mort de son ami Eugène et du désarroi qu’elle a suscitée en lui, qu’il présente ainsi : « La
mort d'Eugène ne m'a pas seulement privé de mon meilleur et seul ami.
Elle m'a aussi ôté toute possibilité de dire, d'exprimer ce qui en moi
s'agite et tremble. Elle m'a également fait orphelin d'une parole que
j'aimais entendre et qui me nourrissait, qui me donnait, à la façon dont
opère un radar, la mesure du monde que, seul désormais, je ne parviens à
prendre qu'imparfaitement. » (p. 141)
Ce livre sur le thème de la disparition reste paradoxalement optimiste. « C'était
une intention, précise Philippe Claudel au micro de RTL... Vivre avec
le mourir ce n'est pas rester dans le tragique mais savourer chaque
instant de lumière et d'amour. »
Philippe Claudel, la mémoire et l'écriture
« Les
propos d'Eugène que je rapporte ne sont évidemment pas à la lettre les
phrases qu'il a prononcées. Je n'ai pourtant pas l'intention de lui
prêter des mots qu'il n'aurait pas dits. J'essaie de lui être fidèle
mais la mémoire et le langage agissent malgré moi comme des recadrages
d'une réalité qui a indubitablement existé mais qui appartient à un
passé qui s'éloigne.
Je me rends compte
qu'écrire est une inhumation qui ensevelit tout autant qu'elle met de
nouveau au jour. Le cinéma n'opère pas de la même façon, mais il es vrai
qu'il n'est pas constitué non plus de la même matière. »
La mémoire des lieux
« Je
sais le prix des lieux. Je sais combien ils nous créent et comment ils
laissent en nous des empreintes qui nos hantent comme des cicatrices. » (p 202)
Les yeux de l'amour
« Nous nous regardons longuement. Elena me remplit de son sourire, de sa quiétude, du souffle qui agite sa poitrine. » (p 203)
Notes et références
[1] Le personnage d'Eugène est inspiré de son producteur et meilleur ami Jean-Marc Roberts, mort prématurément en mars 2013, peu après la parution de son livre Deux vies valent mieux qu'une, où il évoque sa maladie.
Mes fiches sur Philippe Claudel
* Philippe Claudel, "Le rapport de Brodeck" --
* Philippe Claudel, "L'enquête" -- Philippe Claudel, "L'arbre du pays Toraja" --
Quelques présentations vidéo
* Le rapport de Brodeck -- Une enfance -- La petite fille de monsieur Linh --
<<< Christian Broussas – Pays Toraja, 27 janvier 2016 -© • cjb • © >>>
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