Vailland, un homme seul, du roman au romancier

  

Dans le personnage du jeune Eugène-Marie Favard, [1] on croirait voir et entendre le jeune Roger Vailland en guerre contre son milieu bourgeois, qui secouera bientôt toute cette poussière à travers le rejet absolu du Grand Jeu, [2]  jetant son anathème sur cette famille qu’il hait : 

« Les voilà les Gaulois, murmurait Eugène-Marie, entre ses dents crispées. La voilà donc la bonne vieille gaieté gauloise. Canailles, crapules, je vous crache à la gueule. J’ai honte d’être français. Malheur à moi que les Allemands n’aient pas gagné la guerre. » [3]
L’enfant sent bien la situation décadente de sa famille, ce déclassement de la petite bourgeoisie de l’après-guerre, et cette saillie prononcée lors d’un repas de mariage, en est l’éclatante  illustration.

Il veut comme Rimbaud fonder un royaume, dit-il, et «  je reviendrai à la tête de mes nègres mettre le feu à Paris et étouffer les cocus de ces bâtards… » [3] Une révolte intellectuelle, même si elle est radicale et englobe une critique du colonialisme à travers le concours de ceux qu’il nomme "les nègres". Une révolte "à blanc" qui ne débouche sur aucun changement de sa condition personnelle. (et ceci est capital pour la suite)

         

Non pas que la critique sévère de la petite bourgeoisie et de sa veulerie soit nouvelle mais le ton est différent, il se veut radical, sans concessions, même si comme le mouvement surréaliste, il repose sur une contradiction fondamentale entre l’imprécation et la réalité.
 
Comment ne ferait-il pas la comparaison avec ce qu’il apprend par incidence, cet ancêtre communard pourchassé ou cet autre emprisonné en Espagne et le spectacle qu’il a sous les yeux ? Un monde les sépare et ces deux exemples ne peuvent qu’exalter en lui un romantisme salvateur. Il ne lui reste qu’une révolte qui a tendance à tourner à vide, une utopie farouche et il ne voit le salut que dans une "nouvelle terreur" recourant  aux terribles prussiens ou aux nègres, seule capable de renverser l’ordre existant, pense Favart, avant que ne vienne d’autres temps qui seront dominés par un nouvel espoir qui prendra la forme du communisme.

Dans ce contexte, la Grande Guerre n’est pas loin et les journaux agitent encore l’épouvantail du prussien, facile bouc-émissaire de tous les malheurs de la France, que va remplacer peu à peu l’épouvantail  bolchevique.

La révolution surréaliste à laquelle Vailland a participé, a donné l’exemple de cette révolte radicale en stigmatisant dans des termes violents et parfois orduriers comme Robert Desnos l’ami de Vailland qui guidera ses premiers pas de journaliste.  Un Vailland en phase alors avec  cette fronde surréaliste. Ce mouvement qui va le rejeter, il va ensuite  lui-même le rejeter, le stigmatiser, écrire que le surréalisme s’est en quelque sorte fossilisé pour perdre toute fonction contestatrice. [4] 

  
Roger Vailland et Élisabeth aux Allymes dans l’Ain


Le dramaturge Antonin Artaud  en particulier a souligné dès 1925 cette contradiction d’une RÉVOLUTION  virtuelle, qui prend racine dans les mots, tentative désespérée de balayer cette société qu’ils récusent., sans s’en donner les moyens, en restant seulement à la dénonciation.


En 1946, Roger Vailland illustre cet écart entre la violence verbale des surréalistes de l’entre-deux-guerres et leur incapacité à conduire pratiquement une action révolutionnaire, rejetant la tentation communiste.
En ce sens, son roman Un jeune homme seul est la continuation de son essai au titre explicite Le surréalisme contre la révolution avec ses deux volets bien distincts décrivant d’abord la révolte "surréaliste" du jeune Favard puis la lutte de l’homme mur, son combat avec les communistes pour faire évolurer les choses, son espoir de voir changer le monde.

Le jeune Vailland-Favard s’ennuie dans son milieu bourgeois, regardant les mouvements de la rue derrière la fenêtre de sa maison : « Une ouvrière encore passe  devant la maison particulière. Un jeune ouvrier marche à ses côtés. Il lui dit quelque chose, elle tourne la tête vers lui et lui sourit. Heureux les jeunes ouvriers, qui peuvent s’acheter des gants de cuir et des pantalons longs, et auxquels les filles sourient ! » [5]

                 

L’heure de la Révolution viendra quand l’Allemagne occupera la France, quand la "barbarie prussienne" dont il parlait fera « taire toute cette racaille à coups de crosse dans les reins ». Il peut alors rêver à cet ancêtre communard dont on ne parle pas dans la famille, qui lui fait entrevoir d’autres horizons.

De même en 1928, la révolte impuissante de Vailland est alors radicale. De ses écrits, on trouve encore quelques traces qui rappellent les imprécations de son personnage Eugène-Marie Favard : « La vie c’est saloperie… J’ai retravaillé, et puis j’attends avec calme… La fin du monde ou son commencement. » [6]

La Résistance et l’Occupation seront pour lui l’occasion d’une prise en conscience, que le désir de révolte puisse parfois être en phase avec le déroulement de l’Histoire. On trouve déjà cette idée chez un penseur comme Bakounine, un homme qui avait fort impressionné Richard Wagner qui eut ce commentaire : « Je fus d’abord étonné de l’étrange et imposante personnalité de cet homme […] qui plaçait ses espoirs dans la destruction totale de notre civilisation… »

L’appel à la révolte pour nier le monde actuel conduit à croire en une espèce de Superman, de chevalier vengeur sévissant comme par magie. Ce que Vailland ne manquera pas de souligner dans sa critique du surréalisme et surtout d’André Breton avec ses idées parfois fort ésotériques, fort élitistes,  qui impliquent le mépris des "masses",  qui contient en germes la logique qui conduit aux camps de concentration. » [7]

Les surréalistes comme Favart croient au sens de l’Histoire, pensent qu’un temps de révolution succédera à un temps de décadence, eux qui avaient écrit : « Nous attendons la révolution, n’importe laquelle, la plus sanglante possible. »


        

Tous les petits Favard déboussolés par le marigot politique des années trente, rejetant cette société corrompue et décadente, sont prêts à se jeter dans les bras de n’importe quel démagogue utilisant la violence ou distillant l’espoir comme le démontre les discours de Röhm, le chef des Sections d’Assaut ou l’action des mussoliniens, en 1919. Eugène-Marie Favart lui, va "faire le bon choix" sans se laisser bercer par les sirènes de la facilité.

Roger Vailland en propose une explication dans Le Surréalisme contre la révolution (p. 74) : « On était sérieux en 1925, le désespoir intégral menait au suicide [8] Les vivants (ou les survivants) doivent donc être aujourd’hui considérés comme des optimistes, convaincus de la possibilité de transformer leur condition dérisoire. »

Le jeune Favart ne deviendra pas surréaliste mais alcoolique, ayant acquis la certitude qu’il n’échapperait pas à la condition de sa classe sociale. Au bistrot, Il a beau payer le coup aux ouvriers, rien n’y fait, il est toujours « monsieur l’ingénieur ». Toujours seul. Mais il sera rattrapé par des événements qui « lui permettront de se définir. » Il sera ainsi "rattrapé par l’Histoire", trouvant dans la réalité de la guerre et de l’Occupation « une voie qui pourtant n’est pas éloignée de ses fantasmes de jeunesse. »

Le basculement de Favart dans la Résistance n’est pas le fruit d’une réflexion ou l’expression d’un quelconque double jeu, c’est plutôt une pulsion  qui va sans retour le propulser dans la lutte contre l’Occupant. Voilà comment Vailland a conçu cette scène : [9]

« Favart sentit la matraque sous sa main. Il s’avança. Le principal tourna la tête et le vit avancer.
Favart !… commença-t-il…
Favart frappa sur le front, entre les deux sourcils si blonds qu’ils en paraissaient blancs. Le principal chancela. Favart frappa de nouveau, à deux mains, et cette fois sur le sommet du crâne, qui était plat. L’inspecteur s’effondra silencieusement […]
— Vite, dit Favart.
Il ne s’était jamais senti aussi léger. Le bonheur de vivre chantait pour la première fois dans son cœur. »


 

Confronté au jeune résistant qui se fait torturer par la police de Vichy, quelque chose pousse Favart à agir. Frapper l’inspecteur de police est pour lui un geste définitif, un acte libérateur. En tout cas, dans cette réaction quasiment spontanée, la révolte de Favart a enfin trouvé son mode d’expression.

Si Favard ne rejoint pas les certitudes et les luttes du résistant communiste Jacques Madru, il aura réussi à couper les liens avec son milieu bourgeois. Pour Vailland, seule une rupture existentielle peut provoquer une rupture de sa condition. Ceci rappelle la façon radicale dont Vailland avait coupé les ponts avec sa vie parisienne pour aller s’installer loin de tout, aux Allymes, hameau champêtre d’Ambérieu-en-Bugey, dans une vielle maison sans commodités, pour y vivre "sa période communiste". [10] 

Dans cette logique, comme Vailland qui eut toujours du mal à se sentir vraiment communiste et qui avait rompu avec son milieu bourgeois, Eugène-Marie Favart sera encore et toujours un homme seul. 

Notes et références
[1] Voir aussi l’article publié dans le n°22 des Cahiers Roger Vailland (Colloque international de l’université de Belfast), en décembre 2004
[2] Mouvement surréaliste fondé par Vailland et trois amis
[3] Roger Vailland, Un jeune homme seul, 1992, p. 94
[4] Roger Vailland, Le Surréalisme contre la révolution
[5] Roger Vailland, Un jeune homme seul, p. 69-70

[6] Roger Vailland, Chronique des années folles à la Libération 1928-1945 (tome I), Éditions Buchet-Chastel, 2003, p. 66
[7] Roger Vailland, Le Surréalisme contre la révolution, p. 99
[8] Voir le suicide de Jacques Vaché en 1918 et, dans un autre contexte, celui de Drieu La Rochelle en 1945. Voir aussi la fin de Victor, le héros de la pièce surréaliste de Roger Vitrac 
[9] Roger Vailland, Un jeune homme seul, p. 213
[10] Cette rupture se produit justement à l’époque où Vailland est en train d’écrire son roman Un jeune homme seul.

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* Voir aussi : L'association Les amis de Roger Vailland --


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