Référence : Pablo Neruda, j’avoue que j’ai vécu, éditions Gallimard, 466 pages, 1975, éditions Folio, 1987
« Les Mémoires du poète ne sont pas ceux du chroniqueur. »
Ce
livre autobiographique n’est pas seulement une tentative mémorielle
mais aussi une réflexion sur la poésie. Sur le plan chronologique, Neruda
privilégie certaines périodes au détriment d’autres, sans grandes
transitions, s’étendant plutôt sur ses rôles d’écrivain et de diplomate,
plutôt que sur ses activités politiques.
À
travers des événements auxquels il a été mêlé, à travers ses nombreux
voyages, les nombreux pays qu’il a traversés, c’est surtout de
l’homme-poète dont il est question. Il nous entraîne de son enfance
pluvieuse, de son pays de forêts dont il s’éloigna pour « cheminer et chanter à travers le monde »
jusqu’à sa mort marquée par les soubresauts de la contre révolution. Le
politique affleure cependant, sans qu’il n’y prenne garde, derrière la
figure tutélaire du poète. Il a connu très tôt les matraquages de la
police de Santiago, tout en publiant ses premiers
poèmes, s’orientant vers la carrière consulaire, entravée par un premier
engagement en faveur de l’Espagne, puis
relancée grâce à la versatilité de la politique chilienne. Tout en
continuant à s’adonner aux aventures des voyages et des amours.
« Peut-être n'ai-je pas vécu en mon propre corps : peut-être ai-je vécu la vie des autres. »
En 1949, c’est un voyage à Moscou dans l’enthousiasme puis plus mitigé en Chine où il ne put « avaler pour la deuxième fois cette pilule amère » qu’est à ses yeux le maoïsme. Surtout la mise au placard de son amie la romancière Ting Ling, « chef de file de la littérature chinoise », jouant les serveuses au restaurant d’une fondation. Sur le Chili, il faut arriver vers la fin du livre pour trouver son témoignage.
Neruda trace le portrait d'hommes célèbres qu’il a bien connu, des communistes français comme Louis Aragon ou Paul Éluard, des artistes comme André Breton, García Lorca ou Pablo Picasso,
à côté de descriptions, de tous ces anonymes qu’il a rencontrés au
hasard de sa vie, l'homme de la rue, un paysan, une femme aimée
furtivement… Son récit est émaillé d’anecdotes comme cette prostituée de
Singapour qui le suit de consulat en consulat et le veille, un couteau
cinghalais à la main, ces veuves françaises isolées dans la forêt
australe, qui lui offrent un dîner extraordinaire, ou ce peintre chilien
qui voudrait remplacer la politique par la culture des pommes de terre
pour que plus personne ne meurt de faim...
Avec sa femme Matilda Urrutia en 1952
« Pain, feu et sang,
C’est le terrestre amour qui nous embrase. »
À vingt-trois ans, il devient consul à Rangoon en Birmanie, puis à Ceylan, Batavia (Djakarta), alors colonie néerlandaise, Singapour et Buenos Aires. À Madrid, il va rencontrer les écrivains Federico Garcia Lorca, Miguel Hernàndez et Rafael Alberti. Pendant la guerre d'Espagne, il apporte son aide aux émigrants espagnols qui s'enfuient vers le Chili. En 1940, il est consul au Mexique
et en 1945 il est élu au Parlement chilien. Deux ans plus tard, un
changement de la situation politique l’oblige, comme communiste, à
entrer dans la clandestinité puis à fuir son pays. Il part ainsi pour
plusieurs années d'exil et de voyages, en particulier plusieurs fois en Union soviétique.
Sur le plan littéraire, il traduit Shakespeare, reçoit par exemple en
1965, le titre de docteur honoris causa Philosophie et Lettres de
l'Université d'Oxford et le prix Nobel de littérature en 1971 pendant qu’il était ambassadeur du Chili à Paris.
« Ma vie est une vie faite de toutes les vies : les vies du poète. »
« Quand tu seras muette, Quand tu deviendras vieille
Quand je serai aveugle, Et quand je deviendrai vieux,
Il nous restera les mains. Il nous restera les lèvres
Et le silence. »
Son
itinéraire politique est ainsi des plus tortueux, tantôt représentant
officiel à l’étranger et sénateur, tantôt exilé, traqué, fugitif, obligé
de traverser une fois les Andes glacées. Lui aussi sera victime de persécutions policières. La lutte politique le conduira en 1969 à être présenté par le Parti communiste comme candidat à la présidence de la République. Il se désistera finalement pour Salvador Allende.
La
fin est assez poignante, retraçant les événements qui ont conduit à la
dictature militaire et à la mort du président Allende. « Mon
peuple, écrit-il, a été le peuple le plus trahi de notre temps. (...)
Le Chili a une longue histoire qui compte peu de révolutions et beaucoup
de gouvernements stables, conservateurs et médiocres. (…) L’œuvre
réalisée par Allende est la plus importante de l’histoire du Chili. » [1]
Il gardera l’image de cette femme, la veuve du président assassiné, seule autorisée à suivre le convoi mortuaire, « ... le cadavre qui partit vers sa tombe, accompagné par une femme seule, et qui portait toute la douleur du monde ». [2]
Sa mort aussi est un mystère qui navigue entre deux versions contradictoires, entre l’assassinat et une mort naturelle.
Notes et références
[1]
« Mon peuple a été le peuple le plus trahi de notre temps. Du fond des
déserts du salpêtre, des mines du charbon creusées sous la mer, des
hauteurs terribles où gît le cuivre qu’extraient en un labeur inhumain
les mains de mon peuple, avait surgi un mouvement libérateur, grandiose
et noble. Ce mouvement avait porté à la présidence du Chili un homme
appelé Salvador Allende, pour qu’il réalise des réformes, prennent des
mesures de justice urgentes et arrache nos richesses nationales des
griffes étrangères.
[2]…
J’écris ces lignes hâtives pour mes Mémoires trois jours seulement
après les faits inqualifiables qui ont emporté mon grand compagnon, le
président Allende. On a fait le silence autour de son assassinat; on l’a
inhumé en cachette et seule sa veuve a été autorisée à accompagner son
cadavre immortel. La version des agresseurs est qu’ils l’ont découvert
inanimé, avec des traces visibles de suicide. La version publiée à
l’étranger est différente. Aussitôt après l’attaque aérienne, les tanks —
beaucoup de tanks — sont entrés en action, pour combattre un seul
homme : le président de la République du Chili, Salvador Allende, qui
les attendait dans son bureau, sans autre compagnie que son cœur
généreux, entouré de fumée et de flammes. »
* Voir aussi ma fiche Pablo Néruda, jeunesse et diplomatie --
Néruda sur son lit d'hôpital en 1973
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