Référence : Jean-Christophe Rufin, Sauver Ispahan, éditions Gallimard, 511 pages, 1998, version Poche, 645 pages
« Créer un beau mensonge, c'est inventer une belle histoire dont l’auditeur est le dupe. »
Si Jean-Christophe Rufin
comme médecin et défenseur des causes humanitaires est d’abord connu
comme l’auteur d’ouvrages consacrés à l’humanitaire et au Tiers-Monde,
il a aussi écrit des romans comme Les causes perdues, prix Interallié
1999 ou Rouge Brésil, prix Goncourt 2001.
Sauver Ispahan, qui se situe en 1721, est la suite de L’Abyssin, prix Goncourt du premier roman et prix Méditerranée 1997 et se déroule vingt ans après L’Abyssin, dans la même ambiance qui mélange tendresse et humour, parsemé de vérités bien senties comme « Il est plus facile de s’en prendre aux autres que de reconnaître ses propres faiblesses… » (p. 32) ou bien « Si le mendiant ne voyait pas de beurre dans ses rêves, il mourrait de faim. » (p. 446)
Après "L’Abyssin", "Sauver Ispahan" est centré sur la vie de Jean-Baptiste Poncet,
médecin et apothicaire français, basé toujours sur un mélange d’amour,
d’aventure, de suspense, d’exotisme et de rebondissements.
Ispahan, vue du bazar
Une carte au début du livre permet de suivre l'odyssée de Jean-Baptiste Poncet part à la recherche de son ami Juremi, détenu au Turkménistan. Son épopée sera constellée de conspirations, de corruptions et de mensonges, il traversera la Perse jusqu'à la mer Noire, pour se diriger vers la mer Caspienne, passer par la Russie, contrôlé par un flic tsariste.
Il va être confronté aussi bien à l'honnêteté et l’amitié qu’à la
fourberie, les guerres sans merci où l’ennemi est éliminé sans vergogne.
Dans l’affaire, l’Histoire est quelque peu bousculée mais n’en est-il pas ainsi dans les romans d’aventure ?
On sent bien que Rufin aime la Perse, des gens « parés de l'incomparable dignité propre à ce peuple », un peu moins les Afghans « de rudes esprits point exempts de subtilité mais amoureux des idées bien carrées ».
Après la reddition d’Ispahan, les Afghans
seront confrontés à ce malentendu : « ils croyaient que la richesse
était chez l’autre. Or, tout n’était au-dedans comme au dehors, que
pénurie et pauvreté. La prospérité avait quitté le pays dans la valise
des étrangers et des riches négociants que la guerre avait fait fuir, et
leurs biens avec eux. La ville qui jadis s’était enivrée de superflu
avait peine à se procurer désormais le nécessaire".
Après la guerre, la prospérité d’Ispahan,
c’était fini. Détruits les beaux jardins, les beaux palais de la ville,
ou laissés en état pitoyable, détruit le système d’irrigation qui
permettait de produire à profusion fruits et légumes… l’inéluctable
décadence commençait.
Au-delà du quotidien, Jean-Christophe Rufin aime exprimer l’importance du rêve, la foi, les chimères chevillées au cœur de l’homme : « la
vérité n’est pas pour les hommes. Quand même ils prétendent la
découvrir ou la préserver, elle ne leur appartient jamais. Ils peuvent
être son esclave. Ils la subissent, la répètent, s’en affligent et
finalement s’y résignent. (…) Nous créons des mondes par le mensonge,
nous donnons vie à ce qui n’existe pas. »
Sur l’âme humaine, il est plutôt pessimiste :
« Une méchanceté, fort commune, qui emprunte à la bêtise autant qu'à la
jalousie, veut que les mortels soient souvent enclins à dénigrer ce que
les autres ont acquis et qu’ils n’auraient pas les moyens d’acquérir
eux-mêmes, dès lors qu’on a l'imprudence de montrer des doutes et de
solliciter un avis ».
Dans l’univers de l’auteur, la femme a une place de choix, l’amour n’excluant nullement une liberté qui lui est chère : « Quelle
femme, saisie si jeune par un amour heureux et qui ne s’est point
interrompu, ne rêve-t-elle pas de retrouver, si peu que ce soit, l’émoi
d’une première jeunesse encore inaccomplie, où la liberté ne consiste
pas encore seulement à faire le bonheur d’un autre ? » (p. 78/79)
Sur le voile des femmes, il a des idées bien arrêtées, qui n’est pas forcément qu'une barrière à la liberté : «
Elle éprouva d'un coup toute une délicieuse sensation de volupté à la
pensée que, pour la première fois de sa vie, elle était entièrement
cachée aux regards. Elle flâna, tant cette sensation d'être invisible
lui procurait du plaisir. Elle qui s'était toujours occupée
passionnément de varier son apparence découvrait soudain avec un joyeux
étonnement, la jouissance de ne plus en avoir du tout ».
L’amour et le rêve génèrent aussi une grande sensibilité : « On
ne peut montrer à une femme un bel homme qui pleure sans qu’elle
pense : allons, je l’aurais mieux aimé, moi. » L’instant d’après, elle
rêvait tout à fait. » (p. 278)
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À propos des sources de L’Abyssin et de Sauver Ispahan
Un
roman historique reconstitue les pleins de l’Histoire, c’est-à-dire met
en scène ce qui s’est réellement passé. Un roman d’aventures se situe
plutôt dans le creux de l’Histoire. Il comble l’inconnu et donne une
réalité (parmi d’autres) ce dont on ignore tout.
C’est à cette seconde catégorie qu’appartiennent L’Abyssin et de Sauver Ispahan.
L’Histoire n’en est pas absente au contraire : elle est là pour fixer
des bornes, des repères solides entre lesquels l’imaginaire se donne
carrière. De là vient pour le lecteur cette impression troublante de ne
pas savoir ce qui est "vrai".
… Ce qui paraît le plus romanesque dans L’Abyssin par exemple est souvent authentique : le Noir du Roule et ses miroirs déformants, les oreilles d’éléphants moisies, le cuisinier arménien nommé ambassadeur… En revanche, Poncet est un être hybride, véridique (apothicaire, envoyé vers l’Abyssinie avec un jésuite, jugé pour affabulation) et imaginaire (son prénom…) le vrai Poncet n’a pas rompu avec les jésuites devenant plutôt leur instrument. Mais sa femme Alix n’a pas existé. Monsieur de Maillet son père, n’a jamais eu d’enfants. Pour le reste, Benoist de Maillet est connu dans l’histoire par les archives diplomatiques et ses œuvres philosophiques. L’Abyssin dessine un Maillet fidèle à ses dépêches consulaires tandis que Sauver Ispahan insiste sur l’auteur de Telliamed.
Dans Sauver Ispahan, le cardinal Albéroni, le roi de Perse et le nazir, les suédois déportés dans l’Oural ou la vente des esclaves à Khiva sont tout droit sortis de témoignages historiques. La chute d’Ispahan est tirée des chroniques du père Kruzinski.
Pour ces deux ouvrages, j’ai puisé largement dans le fonds des voyageurs des XVIIème et XVIIIème siècles : Bruce, Chardin, Tournefort, Tavernier…
Revisiter cette littérature d’époque, l’habiter de passions
contemporaines, l’armer d’intrigues romanesques est un double plaisir
pour l’auteur.
< Christian Broussas –Rufin, Ispahan 2017 - 11/08/2017 • © cjb © >
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