Référence : Tahar Ben jelloun, La Punition, collection Blanche, éditions Gallimard, février 2018 

À la toute fin de La Punition, un récit poignant, Tahar Ben Jelloun confie qu'il lui aura fallu près de cinquante ans pour trouver les mots et raconter cette histoire. Il s’agit donc d’un récit autobiographique que l’auteur a ruminé depuis longtemps sans trouver le recul nécessaire pour passer à l’écrire.

     

Maintenant, c’est fait. Il faut parfois une vie pour être capable d'écrire ce qu'on a vécu. Un demi-siècle où rien n'a été oublié de l'horreur vécue pendant dix-neuf mois. 
 
En juillet 1966, au Maroc, un jeune homme qui a participé un an plus tôt à une manifestation pacifique d'étudiants de gauche est convoqué au camp-caserne d'El Hajeb, où on entasse tous les opposants au roi Hassan II, pour subir un « redressement » sous la férule de deux types assez sadiques, le commandant Ababou et l'adjudant-chef Aqqa.
Ils sont quatre-vingt-quatorze à avoir été  « punis », une très sévère punition, ramenés à leur part la plus animale, frôlant la mort pendant les manœuvres, les sous-officiers pouvant alors tirer à balles réelles… Peut-être que leur triste situation va s’améliorer, espèrent-ils, quand on les transfère au camp d'Ahermoumou, mais leurs geôliers Ababou et Aqqa ne l’entendent pas de cette oreille.

            

Ils ne seront libérés qu’en janvier 1968 et renvoyés chez eux, traumatisés, marqués à jamais par les vexations et les sévices. Mais trois ans plus tard, le scénario recommence : le jeune homme est de nouveau convoqué, devant se rendre à El Hajeb où le fameux Ababou pourrait de nouveau "s’occuper de lui".

Se pose alors la question cruciale… et urgente : doit-il rester dans son pays ou fuir en France ? Dilemme d’autant plus difficile qu'il apprend qu'un coup d'Etat serait en cours. [1] Tahar Ben Jelloun raconte ce tragique épisode de sa vie qui ébranla ses certitudes et le mena sur le chemin de l’écriture.

     

Entretien avec Tahar Ben Jelloun, extraits [2]
La punition, c’est d’avoir osé affirmer sa liberté d’expression, c’est pour Tahar Ben Jelloun la suite de sa participation à des manifestations en mars 1965 à Casablanca et Rabat. Manifestations brutalement réprimées, précise-t-il, près d’une centaine de membres des mouvements d’étudiants sont arrêtés et conduits dans un camp disciplinaire de l’armée.

« Des ordres fusent, des insultes du genre "on va l’éduquer ce fil de pute" », se rappelle-t-il. « C’est l’époque où l’on vit dans la peur, où l’on parle à voix basse, en soupçonnant les murs de retenir les phrases prononcées contre le régime, contre le roi et ses hommes de main. »

L’auteur  précise que cette fameuse punition « consistait à nous maltraiter par tous les moyens, en nous plaçant entre les mains de soldats analphabètes, stupides et brutaux, qui avaient la haine de l’écrit, de l’intellectuel. Cette punition psychologique et physique a duré dix-neuf mois. »

À l’époque du roi Hassan II, la liberté d’expression n’existe pas, c’est un mythe et ceux qui passent outre sont dûment sanctionnés. Le camp où les contestataires sont rassemblés est sous la coupe de deux brutes qui recourent aux sévices corporels… et leur parlent de communisme, sans doute pour aider à leur rééducation, « C’était ubuesque de se retrouver chez son bourreau pour répondre à des questions sur le communisme. » Deux types pas clairs qui en fait préparaient un coup d’état et avaient prévu de les manipuler.

Il a décidé de livrer un témoignage brut de ce qu’il a alors vécu, « c’est une décision littéraire. Je voulais raconter au présent, de manière factuelle, sans fioritures, sans adjectifs, sans rien. Raconter les choses telles qu’elles s’étaient passées à l’époque, au jour le jour, sans savoir ce qui allait nous arriver le lendemain. »

On leur répétait à longueur de journée « vous ne sortirez pas de là vivants ». Cette épreuve a aussi largement contribué à sa vocation d’écrivain, « j’ai commencé à écrire avec l’idée un peu romantique de laisser quelque chose après ma mort pour dénoncer ce qui se passait. Comme je ne pouvais pas écrire directement les choses, je passais par le symbolisme, les allégories, les métaphores, la poésie. Mon premier poème a été publié à ma libération. »

Il s’est aussi exprimé à travers la peinture, une série de tableaux sur le thème des portes. Il a peint dans une cellule d’une ancienne prison de l’île de Lipari, en Italie, une immense fresque « avec une porte ouverte sur la mer, le ciel, les oiseaux, la liberté, et j’ai continué sur ce thème de la porte, de l’évasion, car j’ai gardé entre autres séquelles de cette période l’angoisse de l’enfermement. La punition a été terrible : j’ai dû attendre cinquante ans avant de pouvoir écrire ce livre… »

Notes et références
[1]
Le coup d'état de Skhirat du 10 juillet 1971
[2] Entretien avec Tahar Ben Jelloun à l'occasion de la parution de La punition. © Gallimard


Voir aussi
* Tahar ben Jelloun, L'enfant de sable et La nuit sacrée --


Vous pouvez aussi consulter mes articles consacrés à :
* Assia Djébar -- Kamel Dadoud et Yasmina Khadra --
* Les écrivains algériens et l'islam --
Hedi Kaddour, Les prépondérants --


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