Joyce Carol Oates : "Paysage perdu", une plongée dans l'enfance
« Un écrivain est peut-être quelqu'un qui dans l'enfance apprend à chercher et à déchiffrer des indices. »Joyce Carol avec son père, avec son mari Ray Smith
Belle moisson en octobre pour la grande romancière américaine Joyce Carol Oates citée plusieurs fois pour le Nobel de littéraire : une présentation comme savent si bien faire les carnets de l'Herne, [1] et "Paysage perdu" (Philippe Rey), où la romancière revient sur son enfance et sur sa jeunesse, un livre qui ouvre une fenêtre sur son œuvre. [2]
La couverture déjà : le titre "Paysage perdu" apparaît sur un bandeau blanc qui coupe une photographie en couleurs d'une jeune fille. Côté haut, son visage éclairé par un sourire espiègle, regard perçant tourné vers l'extérieur. Côté bas, des jambes minces avec des chaussettes blanches et des baskets. "Paysage perdu" dans le flou de la mémoire.
Mémoire d’enfant : « Au commencement, nous sommes des enfants imaginant des fantômes qui nous effraient. Peu à peu, au cours de nos longues vies, nous devenons nous-mêmes ces fantômes, hantant les paysages perdus de notre enfance. »
Le contenu : il rassemble des textes déjà publiés qu’elle a largement remaniés et d'autres, écrits pour l'occasion.
Quelques repères biographiques
Joyce Carol Oates a grandi dans une ferme, la ferme de Millersport, dans l'état de New York, ferme des grands-parents maternels, hongrois, un peu rustiques, une grand-mère qui gronde et tue les poulets de ses mains. Un père à l'usine, une mère à la maison. Elle est l'aînée de la fratrie, un frère et une petite sœur autiste.
Côté paternel, l'autre grand-mère Blanche habite dans la ville de Lockport. [3] Elle est élégante, grande lectrice, « pas moins de trois par semaine » et emmène Joyce à la bibliothèque de Lockport pour lui obtenir une carte de bibliothèque. La petite fille a six ans. Elle est à la fois intimidée et surexcitée.
Joyce, 3 ans, dans le jardin de la maison de Millersport
Ce jour-là elle en oublie "Heureux", le poulet qu'elle a choisi dans la basse-cour de la ferme pour en faire son animal de compagnie. C’est sa grande activité : explorer la ferme, les animaux, et les adultes qui l'entourent, tout ce qui se passe dans son univers d’enfant, dans cet environnement rural assez rustique et pour elle, parfois assez mystérieux.
Entre des livres comme "Alice", de Lewis Caroll et sa vie à la ferme, la petite fille grandit dans une atmosphère joyeuse et familiale, où sa curiosité peut s’exercer en toute liberté.
Joyce Carol en 1949
Écrire avant de savoir lire
Que ce soit à l’école de son village ou à l’université, Joyce Carol Oates posera sur ce qui l’entoure un regard, aiguisé, plein de curiosité et d'interrogations : « C'est un fait curieux de mes jeunes années que d'être envoûtée par l'Autre ; fascinée par l'idée que des vies mystérieuses m'entourent, auxquelles je n'ai pas accès (au sens propre). »
Cette curiosité envers les êtres et les choses va nourrir sa passion créatrice « avec une précocité rétrospectivement comique. » On dit qu’elle sut écrire avant même d’avoir appris la lecture. Très tôt ajoute-t-elle, « J'ai produit quantité de livres couvrant des bloc-notes de dessins, de coloriages et de gribouillis qui me semblaient une imitation convaincante de l'écriture adulte. »
Pour mieux traquer sa mémoire et brosser les traits de ce "paysage perdu", elle nous emmène pour une balade dans son enfance, sachant comme elle le dit si bien, que nos souvenirs sont « ce qui reste sur un mur après qu'il a été lessivé. »
Les cahiers de L'Herne et "Paysage perdu"
De beaux souvenirs, parfois douloureux
Mais par nature les souvenirs sont évanescents. Comment restituer cet indicible "morcelée, parcellaire, discontinue" qu'est la mémoire ? Joyce Carol Oates a opté pour un ensemble en demi-teinte, réunions d’éléments hétéroclites intégrés malgré tout à une certaine chronologie.
Les paysages apparaissent sous différentes focales : grand angle pour brosser un large ensemble, « un véritable paysage rural, l'ouest de l'état de New York » ou au contraire un zoom pour aller au plus fin, au plus précis.
Ses souvenirs passent par différents filtres que sont les espaces (la région, la maison, l'école, l'université), les personnages importants (la parentèle ou les amies), les sentiments, les évènements marquants (la mort du grand-père, un suicide), des considérations sur la mort, l'amour ou les croyances.
À travers les différents chapitres, courts comme des flashes de la mémoire ou longs comme une approche par petites touches, Joyce Carol Oates reconstitue les paysages de son enfance, dans le récit de sa prime enfance : « Mes premiers personnages de fiction ne furent pas des êtres humains, mais des poulets et des chats, dessinées avec enthousiasme, quoique sommairement, et engagés dans divers affrontements dramatique ; Heureux, le poulet, y occupait naturellement une place de choix. »
Elle évoque également un mystère non élucidé : l'amie perdue, suicidée, dans un chapitre en 15 parties numérotées, comme s'il fallait sérier, trier pour pouvoir transcrire les souvenirs douloureux, pour pouvoir parler de sa jeune sœur autiste.
Joyce Carol Oates avec sa mère Carolina Oates dans le jardin de Millersport, mai 1941
Joyce Carol Oates, la femme et l’écrivaine
Ce qui affleure de cet ensemble, c’est une femme optimiste, mais une écrivaine exigeante, posant son regard si personnel, si affûté sur le monde, et nous offre ainsi des moyens pour saisir les tenants et aboutissants de son œuvre.
Pari gagné pour cet ouvrage qui sans être une œuvre romanesque, nous propose un portrait réussi de la femme et une vision panoramique de son œuvre, basée sur un travail de mémoire.
Ce Paysage se dégage, petite touche par petite touche, du puzzle qu’elle finit par réaliser en fouillant ses souvenirs et en sondant sa mémoire.
En complément, les Cahiers de l’Herne [1] consacrent un ouvrage aussi intéressant que complet à la romancière américaine. Comme toujours dans cette collection, ce carnet veut donner une vision globale de l'écrivaine et de son oeuvre à travers l’approche de spécialistes, d’écrivains comme Russell Banks, Eric Neuhoff, Nancy Houston, témoignages de certains de ses proches. Ce travail est réalisé à partir de nombreux supports comme des articles bien sûr, mais aussi des archives, des textes inédits et des extraits de sa correspondance.
Notes et références
[1] "L'Herne - J. C. Oates", ouvrage collectif dirigé par Tanya Tromble et Caroline Marquette, Carnets de L'Herne, 328 pages
[2] "Paysage perdu - Naissance d'un écrivain", Joyce Carol Oates, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, éditions Philippe Rey, 432 pages[3] Elle évoquera sa grand-mère paternelle Blanche Woodside dans son roman La Fille du fossoyeur (The Gravedigger's Daughter en 2007
En complément
Voir aussi son récit publié après la mort de son mari Ray Smith en 2008 : J’ai réussi à rester en vie, trad. de l’anglais (USA) par Claude Seban, Points, 552 pages, 2011
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