Claude Simon en 1988
Le Centre Pompidou a consacré à Claude Simon une belle exposition intitulée Claude Simon, l’inépuisable chaos du monde, à l’automne 2013, pour le centenaire de sa naissance, affichant l’ambitieux objectif de faire « découvrir l’homme, l’écrivain et son processus de création. »
A cette occasion, sa seconde femme Réa Karavas disait dans une interview que « sa littérature était très belle et sa peinture était quelconque. Bien avant sa mort, il m’avait demandé de détruire ses tableaux, ce que j’ai trouvé très sage. Après sa disparition, j’ai donc tout brûlé sans aucun remords.» S‘il reste peu de choses de sa peinture, il a aussi écrit sur la peinture, fréquentait son ami Pierre Soulages et appréciait Dubuffet ou Alechinsky, disant que « Les peintres ont bien de la chance. Il suffit au passant d'un instant pour prendre conscience des différents éléments d'une toile. »
Il a rencontré l’absurde à travers la guerre -il frôla la mort en mai 1940 à la bataille de la Meuse- et la détention qui suivit, au stalag IV-B près de Dresde. A l’âge de 72 ans, lors de la remise de son prix Nobel en 1985, l’écrivain commentait cette expérience de l’absurde qui imprègne toute son œuvre : « Je n’ai encore découvert aucun sens à cela, si ce n’est, comme l’a dit, je crois, Barthes, que "si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien" - sauf qu’il est. »
Le petit Claude avec Razaph sa nourrice à Tananarive où il est né
Référence : Claude Simon, "La route des Flandres", Les éditions de minuit, 288 pages, 1960, ISBN : 2707300780
C'est en 1960 qu'il publia « La Route des Flandres », où il évoque l’embuscade près de Sars-Poteries dans le Nord, où est tombée son unité, ce moment si particulier où un tireur d’élite allemand abattit l’officier qui les commandait, parle ensuite de sa vie au stalag puis revient à l'époque d'avant-guerre, cherchant à cerner la "vérité"» de ces événements qui se déroulèrent sur cette route des Flandres, comme il l'écrit si bien : « Mais l’ai-je vraiment vu ou cru le voir ou tout simplement imaginé après coup ou encore rêvé… le paysage tout entier inhabité vide sous le ciel immobile, le monde arrêté figé s’effritant se dépiautant s’écroulant peu à peu par morceaux comme une bâtisse abandonnée, inutilisable, livrée à l’incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur travail du temps. »
Dans son roman, époques et événements ont tendance à se mélanger dans l'esprit du cavalier Georges, aussi bien le désastre de mai 1940, la mort du capitaine à la tête de son escadron de dragons, le temps de sa captivité, le train qui le conduisait au stalag... Le point d'orgue en est le décès énigmatique de son cousin le capitaine de Reixach abattu en mai 40 par un parachutiste allemand, dont on peut se demander s'il ne s'agirait pas en fait d'un suicide. Georges mène son enquête, aidé de Blum, prisonnier dans le même camp, il interroge leur compagnon Iglésia qui fut jadis jockey de l'écurie Reixach puis rencontre Corinne la veuve du capitaine pour traquer une vérité qui lui échappe.
A travers la guerre, il aborde son horreur et son absurdité assez ridicule quand il écrit « tirer sur quoi? Des blindés? Des avions qui arrivent sur vous à trois cents à l'heure ?», qu'il réunit dans ce jugement : « Dans la réalité, cette guerre peut se résumer en trois mots: meurtrière, bouffonne, scandaleuse. »
Même s'il s'est battu a été un temps pour aider les Républicains espagnols dans la Barcelone anarchiste, en faisant du trafic d'armes pour les républicains, Claude Simon pense que l'Histoire est une absurdité dont il veut se dégager.
Dans une conférence à Paris en 1988, où il aborde « Le rôle amoral de la culture », il disait avec une finesse rehaussée d'une pointe d'ironie, « J'ai les sens
perpétuellement éveillés, je jouis de tout, je sens tout. Je suis passif
en état de réception permanente. Je vis vraiment tout le temps. La
lumière, les émotions, cet instant où vous me parlez, s'enregistrent, se
fixent dans une gelée, cette réserve où s'accumulent les souvenirs. »
de Mireille Calle-Gruber & François Buffet
---------------------------------------------------------------------------------------------
Commentaire critique
Récit déroutant s'il en est pour beaucoup de lecteurs, Claude Simon utilise une trame narrative se déroulant en serpentin selon les circonvolutions de la mémoire, car pour lui, tout est affaire de souvenirs.
Il s'en est expliqué en ces termes dans une interview de Claude Simon par Claude Sarraute dans Le Monde du 8 octobre 1960 :
« ... en ces quelques heures d'une nuit d'après-guerre que je retiens, tout se presse dans la mémoire de Georges : le désastre de mai 1940, la mort de son capitaine à la tête d'un escadron de dragons, son temps de captivité, le train qui le menait au camp de prisonniers, etc. Dans la mémoire, tout se situe sur le même plan : le dialogue, l'émotion, la vision coexistent. Ce que j'ai voulu, c'est forger une structure qui convienne à cette vision des choses, qui me permette de présenter les uns après les autres des éléments qui dans la réalité se superposent, de retrouver une architecture purement sensorielle. [...] Les peintres ont bien de la chance.Il suffit au passant d'un instant pour prendre conscience des différents éléments d'une toile [...] J'étais hanté par deux choses : la discontinuité, l'aspect fragmentaire des émotions que l'on éprouve et qui ne sont jamais reliées les unes aux autres, et en même temps leur contiguïté dans la conscience. »
La route des Flandres - Claude Simon prisonnier en Allemagne
Cette discontinuité de la mémoire, qui rompt aussi avec la logique de causalité, il la puise dans cet exemple qu'il emprunte à Gustave Flaubert dans ces deux phrases de Madame Bovary : « Tout ce qu'il y avait en elle de réminiscences, d'images, de combinaisons, s'échappait à la fois, d'un seul coup, comme les mille pièces d'un feu d'artifice. Elle aperçut, nettement et par tableaux détachés, son père, Léon, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage, des figures inconnues. »
C'est ce mécanisme de tricotage de bouts de souvenirs à travers Georges le narrateur ou parfois à travers cet autre narrateur anontyme que Jean Dubuffet, peintre et ami dont il est aussi esthétiquement très proche, qualifie de « tissu de mémoire. » Le recentrage du récit s'effectue à travers des anecdotes récurrentes comme celle de ce cheval mort reprise trois fois ou la mort du capitaine de Reixach reprise sous des angles différents. L'ambiguïté naît souvent de la densité des personnages dans la description de la mort énigmatique de de Reixach, analyse, décortiquant les situations dans une patiente recherche de sens.
La guerre omniprésente joue un rôle d'agrégation, de point géographique donnant sa cohésion à l'ensemble, donnant aussi le ton à cette terrible époque qu'il ne cesse d'évoquer, quand par exemple de Reixach comprend que sa brigade s'était évanouie dans la boue envahissante, "absorbée, diluée, dissoute, bue, effacée de la carte d'état-major sans qu'il sût où, ni comment, ni à quel moment..."
Claude Simon propose une approche toute personnelle des concepts qu'il aborde, le dressage que subit le soldat consiste à « lui faire accomplir comme dans un état second, des actes d'une façon ou d'une autre contraires à la raison... », le tragi-comique de la guerre, « le vaudeville n'est jamais que de la tragédie avortée et la tragédie une farce sans humour... », le triste sort des révolutions qui « se renforcent et s'affermissent dans les désastres pour se corrompre à la fin, se pervertir et s'écrouler dans une apothéose de triomphes militaires... »
Rien n'échappe à sa verve caustique, ni le savoir-faire de l'artiste étant d'abord son « savoir-vivre, c'est-à-dire son savoir-flatter », ni le pessimisme de cet ancêtre « jacobin et guerroyeur » qui préfère se consacrer à l'amélioration de la race chevaline plutôt que se vouer à celle de la race humaine.
Une "route des Flandres" en mai 1940
Notes et références
* Mireille Calle-Gruber, « Claude Simon, Une vie à écrire », Le Seuil, 464 pages, 2011
* Claude Simon, "grand écrivain latin"
* Claude Simon "L'illisible"
* Association des lecteurs de Claude Simon, Chronologie
* Claude Simon par Philippe Sollers
<<< Christian Broussas – Simon 2 - Feyzin, 16 /06 /2014 << © • cjb • © >>>
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire