Baudelaire, photo d'Étienne Carjat, 1862
Charles Baudelaire a été un petit garçon sage et obéissant, enfant modèle qui se fondait dans le moule des convenances, sans vraiment se forcer comme s’il avait une seconde peau. Déjà avec le Général son beau-père, il « prenait sur lui » pour supporter cet homme dur, parfois brutal, qui le rudoyait, qu’il appelait « papa » ou « grand ami , » ressentant cependant déjà « un sentiment de destinée éternellement solitaire. »
Jalousie rentrée envers cet homme qui lui avait "ravi" sa mère, qui semblait si bien la rendre heureuse oh le secret chagrin quand elle le délaissait, le plantait là avec son livre sur les genoux dès qu’elle entendait son pas résonner dans l’escalier. Il aura toujours des relations passionnées et conflictuelles avec sa mère et la mise en relations de leurs attentes et de leurs déceptions joua un rôle important dans le développement de la sensibilité poétique de son fils. [1] Dans son enfance, elle est sa confidente, lui le solitaire se confie volontiers à elle. Plus tard, il lui écrit parfois chaque semaine, terminant ses lettres par des formules qui illustrent bien leur relation fusionnelle comme dans ces deux exemples : « Tu ne peux t'imaginer combien de fois j'ai mêlé dans mes projets ma vie à la tienne » ou « Je t'aime et e t'embrasse, dis-moi que tu te portes bien et que tu vivras longtemps encore pour moi, rien que pour moi. » [1]
Il a la nostalgie "d’avant", avant le Général, au temps du petit paradis des étés de Neuilly avec sa mère Caroline, ses tendresses, son parfum… tout ce charme, ce bon temps disparu à jamais, au temps où Caroline s'occupait de son éducation, l'emmenait visiter de petites églises de campagne, ce retable par exemple découvert alors qu'ils se rendaient à la ferme Saint-Siméon près de Honfleur. Il y eut leur mariage bâclé, fait en catimini où il ne fut pas même invité, et cette petite sœur disparue dont il espérait parfois qu’elle fût vivante quelque part.
Baudelaire enfant Le général Aupick, son beau-père
A 13 ans, il est placé à la pension Delorme à Lyon où le Général a été nommé et fréquente les cours du collège royal. La révolte des canuts s’étendit jusque dans son collège où il assista aux jeux pas toujours innocents de ses condisciples. A 18 ans retour à Paris, il fait comme il dit « son année de dévotion » à Louis-le-grand, prend pension chez une bigote du nom de Céleste Théot, toujours un peu seul, toujours un peu en marge. Il est cependant d’un abord agréable, insouciant, trônant dans son bel hôtel de Pimodan, dandy singulier qui s’est inscrit dans l’histoire, l’habit noir impeccable, rehaussé de couleurs vives, gants rose pâle, cravate rouge sang, chapeau de soie, vêture rendue célèbre par le tableau de Deroy. C’était le bon temps du cercle des amis et d’une certaine gloire.
Émile Deroy Portrait de Baudelaire 1844 Jeanne Duval par Manet
Son père : un homme affable, un peu effacé avec ses beaux cheveux blancs qui faisaient qu'on le prenait parfois pour son grand-père quand ils se promenaient au Luxembourg, qui lui parlait si souvent peinture. Et puis sont survenues la maladie, l'agonie, logique d'une mort annoncée qui fut pour l'enfant un crève-cœur. Un jour, il surprit ce secret de famille qui l'inquiéta puis le conforta dans cette idée qu'il était différent des autres, lui fils de défroqué, fruit d'un sacrilège, état qu'on n'évoquait qu'à demi-mots, ce qui ajoutait encore au mystère de ce père que, finalement, il avait peu connu. Les "Fleurs du mal " ne pousseront jamais sur la tombe de ce père enterré à la va-vite et laissé sans sépulture mais lui devront sans doute beaucoup. Ce qui, lui reste de son père : un vieux portrait qui ne l'a jamais quitté, qu'il connaît par cœur, dont il a le regard. [2]
C’est en 1843 que Jeanne Duval entre dans sa vie. Petite actrice de petite vertu, elle végète et est d’abord intriguée par ce dandy si fringant, aux bonnes manières, qui s’intéresse à elle et la change d’un milieu qu’elle connaît trop bien. Curieux amant que cet homme un peu distant, plein de retenues, ce qui tout à la fois la charment et l’inquiète un peu, qu’elle reconnaît dans l’un des ses vers : « je suis belle, ô mortels ; comme un rêve de pierre. » Il aimait sa lourde crinière, ce parfum si personnel, mélange de musc et de havane, sa peau noire luisante si douce au toucher, si réceptive.
Vue de la rue d'Hautefeuille au quartier L'immeuble 21 quai de Béthune où
latin où il naît le 9 avril 1821 il reçoit Jeanne Duval
Cette liaison ne fait guère l’affaire de la famille. « Une fille ! Et une noire encore… On dirait qu’il le fait exprès ! » aurait éructé le Général dès qu’il connut tout le désagrément de la situation. Il accuse le jeune homme de vouloir salir sa réputation, de vouloir désespérer sa pauvre mère. Jeanne voudrait qu’il rompe avec cette famille qui ne peut lui apporter rien de bon, où elle est jugée infréquentable, avec cette mère toujours sous la coupe de "son" Général. Mais Baudelaire est amoureux, des autres hommes qu’elle fréquente et même de son ami Bichette.
De son côté, Jeanne est excédée du comportement de sa bande d’amis, pas toujours tendres à l’égard de Charles mais ses mises en garde ne servent à rien, il tient à l’ambiance qui règne dans ce groupe d’écrivains pas encore célèbres, pour le moment d’obscures écrivaillons exaltés. Jalouse Jeanne, comme une tigresse, au point de lui infliger des scènes terribles quand il s'abîme pendant des semaines dans l'œuvre d'Edgar Poe, qu'il en entame la traduction, ne pensant qu'à ça, rejetant Jeanne de ses pensées, de toute attention.
Jeanne Duval fut pour lui le symbole de la "Venus noire", une femme fatale sensuelle dégageant un parfum d'exotisme, une femme qu'il aima toujours malgré leur relation orageuse et leurs ruptures malgré ses liaisons avec Marie Daubrun en 1847 et Apollinie Sabatier en 1852.
Jeanne par Baudelaire Apollinie Sabatier Les fleurs du mal par Rodin
Ses obsessions se retrouvent dans les thèmes de son recueil Les Fleurs du mal, [3] la volonté désespérée de l'homme pour défier sa misère, même s'il connaît souvent la solitude et cette oscillation entre spleen et exaltation, qui espère combattre la peur du temps qui s'enfuit. Il doit bien exister quelque part une espèce de paradis perdu qu'on peut tenter d'atteindre par l'évasion de soi, la recherche de la volupté dans un combat perdu d'avance, une révolte dont l'art donne un aperçu.
Notes et références
[1] Voir "L'idée si douve d'une mère", Catherine Delons, éditions Belles lettres, collection L'Histoire De Profil, 240 pages, 2011 - Voir également Les lettres de Charles à sa mère
[2] Voir le livre de Bernard-Henri Lévy intitulé "Les derniers jours de Charles Baudelaire", Grasset, 09/1988, pris Interallié
[3] Voir Robert Kopp, Baudelaire, le soleil noir de la modernité, Gallimard, 2004 et la biographie polémique de Jean-Paul Sartre "Baudelaire", Gallimard, 1947, réédition Folio Essais, 1988
Voir aussi
* Bernard-Henri Lévy, Les derniers jours de Charles Baudelaire, éditions Grasset, 342 pages
* Ma fiche Un été avec Baudelaire --
* Présentation de Les Fleurs du mal
* Dans la même collection André Malraux, Une jeunesse et Portrait de Michel Houellebecq
<<< Christian Broussas, Feyzin, novembre 2013 © • cjb • © >>>
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