« Je me considère très peu comme un être unique, […] mais
comme une somme d'expériences, de déterminations aussi, sociales,
historiques, sexuelles, de langages, et continuellement en dialogue avec
le monde (passé et présent) ».
L'Ecriture comme un couteau, 2003
Référence : Annie Ernaux, "Mémoire de fille", Collection Blanche, Gallimard, 152 pages, avril 2016
Des aveux en pointillés, mis à jour (enfin) avec ce dernier roman intitulé très simplement "Mémoire de fille". Comme si Annie Ernaux avait attendu le déclic, le moment opportun pour laisser remonter à la surface la partie cachée de son iceberg.
Déjà, dans son Journal paru en 2001 sous le titre Se perdre, on trouve ces mots laconiques : « Souvenir, hier soir : j'ai gardé plusieurs mois, dans ma chambre à Yvetot, la culotte avec du sang de la nuit de Sées, en septembre 58. Au fond, je "rachète" 58, l'horreur des trois derniers mois de 58 sur laquelle j'ai bâti ma vie, et qui est – mal – transposée dans "Ce qu'ils disent ou rien". » Rien de plus sur ce linge maculé, sinon qu’il est le symbole d’une tournant dans sa vie.
Annie Ernaux dans les années soixante-dix
Elle récidive en 2005 dans "L'usage de la photo" : A dix-sept ans, je me suis retrouvée dans un lit avec un garçon toute une nuit. Il y a une expression pour dire exactement la force et la stupeur de l'événement, ne pas en revenir. Au sens exact du terme, je n'en suis jamais revenue, je ne me suis jamais relevée de ce lit ». Est-ce le traumatisme de cette première expérience ou l’expérience elle-même vécue comme une initiation, le passage à la vie d’adulte qui scelle sa primauté ?
C’est qu’elle a voulu l’oublier la fille qu’elle était alors, la romancière autant que la femme, couper les liens, évacuer un passé qui ne cessait de vouloir la rattraper. C’est qu’elle refusait ce qu’elle appelle « la pure jouissance du déballage des souvenirs. »
Avec ce livre, le temps est venu de la traquer, de replonger dans cet événement marquant pour elle pendant l’été 1958, la découverte de la relation sexuelle, ce flux qui a irrigué son corps et la marquée pour toujours, cette réputation désormais "entachée ".
« Aller jusqu'au bout… ne rien lisser… [pour avoir] les plus grandes chances de saisir les bribes de son discours intérieur… l'absence de signification de ce qui arrive ».
Elle s’y est attelée en fouillant dans ses souvenirs, des photos et des lettres écrites à ses amies, tout un monde lointain qu’elle va interroger sans relâche. Derrière sa décision de se jeter à l’eau se cache aussi une espèce de peur du néant, parce qu’un jour « il n’y aura plus personne pour se souvenir. Ce qui a été vécu par cette fille, nulle autre, restera inexpliqué. Vécu pour rien. » [1]
On y retrouve le thème fondateur de la honte, celle de ses origines confrontées par exemple à la famille de son mari, plus bourgeoise, pratiquant "naturellement les belles manières" [2], d’une certaine violence familiale que sa mère tentait de gommer, celle aussi d’être devenue une intello et d’avoir abandonné son milieu d’origine. Ici, la honte est reliée à son expérience sexuelle dans un camp de vacances, elle se noue dans le regard des autres, la moquerie et le mépris de la part de ceux qui savent, [3] elle se poursuit dans ce qu’elle considère comme « la grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n’importe quelle autre. » Mais remarque-t-elle, « avoir reçu les clés pour comprendre la honte ne donne pas le pouvoir de l'effacer. »
UN « JE » COLLECTIF – Télérama mars 2016
Mémoire de fille est un nouveau jalon dans l'œuvre entreprise par Annie Ernaux il y a plus de quarante ans : trois romans d'abord (Les Armoires vides, Ce qu'ils disent ou rien, La Femme gelée) puis, à partir de 1984, une série ininterrompue de textes autobiographiques, parmi lesquels La Place, Une femme, Passion simple, La Honte, Je ne suis pas sortie de ma nuit…, plus récemment Les Années (2008), à travers lesquels l'écrivaine a toujours cherché à atteindre « la valeur collective du "je" autobiographique » : parler de soi pour tendre à l'autre un miroir où il se reconnaisse, puiser à sa propre vie (enfance, relations au père et à la mère, au milieu social, passions amoureuses…) pour élaborer de livre en livre « une autobiographie qui se confonde avec la vie du lecteur ».
Dans ce chasser-croiser entre le présent et le passé, elle fait alterner le "je" de la Annie Ernaux d'aujourd'hui et une dénommée "elle", l'Annie Duchesne d'il y a quelque 60 ans. Elle veut absolument « aller le plus loin possible dans l'exposition des faits et des actes" [...] et le plus cruellement possible, à la manière de ceux qu'on entend derrière une porte parler de soi en disant "elle" ou "il"et à ce moment-là on a l'impression de mourir. »
Notes et références
[1] Elle s’interroge sur la possibilité de saisir la réalité d’alors, c’était il y a si longtemps, comment cerner quelque 60 ans après la jeune fille qu’elle était, peut-on vraiment « abolir l'intervalle » des années, d’en reconstituer le trajet, ses pensées, ses expériences ?
[2] Voir par exemple son roman "Une femme"
[3] « Ce qui a lieu dans le couloir de la colonie se change en une situation qui plonge dans un temps immémorial et parcourt la terre. Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d'une femme, prêts à lui jeter la pierre. »
Colloques sur Annie Ernaux
* "Annie Ernaux : une œuvre de l'entre-deux", ensemble d’études réunies par Fabrice Thuerel, Artois Presse Université, 2004
* "Annie Ernaux, se perdre dans l’écriture de soi", ouvrage collectif sous la direction de Danielle Bajomée et Juliette Dor, éditions Klincksieck, 2011
* Annie Ernaux. Se mettre en gage pour dire le monde, sous la direction de Thomas Hunkeler et Marc-Henry Soulet, MétisPresses, Collection Voltiges, 2012
* Colloque : « En soi et hors de soi : l'écriture d'Annie Ernaux comme engagement », Université de Cergy-Pontoise, novembre 2014
Voir aussi
* Mon article : Annie Ernaux, Le vrai lieu –
* Sur Blogspot : Écrire la vie --
< • Ch. Broussas, Annie Ernaux 2, Feyzin, 03 juin 2016 - © cjb • © •>
L'Ecriture comme un couteau, 2003
Référence : Annie Ernaux, "Mémoire de fille", Collection Blanche, Gallimard, 152 pages, avril 2016
Des aveux en pointillés, mis à jour (enfin) avec ce dernier roman intitulé très simplement "Mémoire de fille". Comme si Annie Ernaux avait attendu le déclic, le moment opportun pour laisser remonter à la surface la partie cachée de son iceberg.
Déjà, dans son Journal paru en 2001 sous le titre Se perdre, on trouve ces mots laconiques : « Souvenir, hier soir : j'ai gardé plusieurs mois, dans ma chambre à Yvetot, la culotte avec du sang de la nuit de Sées, en septembre 58. Au fond, je "rachète" 58, l'horreur des trois derniers mois de 58 sur laquelle j'ai bâti ma vie, et qui est – mal – transposée dans "Ce qu'ils disent ou rien". » Rien de plus sur ce linge maculé, sinon qu’il est le symbole d’une tournant dans sa vie.
Annie Ernaux dans les années soixante-dix
Elle récidive en 2005 dans "L'usage de la photo" : A dix-sept ans, je me suis retrouvée dans un lit avec un garçon toute une nuit. Il y a une expression pour dire exactement la force et la stupeur de l'événement, ne pas en revenir. Au sens exact du terme, je n'en suis jamais revenue, je ne me suis jamais relevée de ce lit ». Est-ce le traumatisme de cette première expérience ou l’expérience elle-même vécue comme une initiation, le passage à la vie d’adulte qui scelle sa primauté ?
C’est qu’elle a voulu l’oublier la fille qu’elle était alors, la romancière autant que la femme, couper les liens, évacuer un passé qui ne cessait de vouloir la rattraper. C’est qu’elle refusait ce qu’elle appelle « la pure jouissance du déballage des souvenirs. »
Avec ce livre, le temps est venu de la traquer, de replonger dans cet événement marquant pour elle pendant l’été 1958, la découverte de la relation sexuelle, ce flux qui a irrigué son corps et la marquée pour toujours, cette réputation désormais "entachée ".
« Aller jusqu'au bout… ne rien lisser… [pour avoir] les plus grandes chances de saisir les bribes de son discours intérieur… l'absence de signification de ce qui arrive ».
Elle s’y est attelée en fouillant dans ses souvenirs, des photos et des lettres écrites à ses amies, tout un monde lointain qu’elle va interroger sans relâche. Derrière sa décision de se jeter à l’eau se cache aussi une espèce de peur du néant, parce qu’un jour « il n’y aura plus personne pour se souvenir. Ce qui a été vécu par cette fille, nulle autre, restera inexpliqué. Vécu pour rien. » [1]
On y retrouve le thème fondateur de la honte, celle de ses origines confrontées par exemple à la famille de son mari, plus bourgeoise, pratiquant "naturellement les belles manières" [2], d’une certaine violence familiale que sa mère tentait de gommer, celle aussi d’être devenue une intello et d’avoir abandonné son milieu d’origine. Ici, la honte est reliée à son expérience sexuelle dans un camp de vacances, elle se noue dans le regard des autres, la moquerie et le mépris de la part de ceux qui savent, [3] elle se poursuit dans ce qu’elle considère comme « la grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n’importe quelle autre. » Mais remarque-t-elle, « avoir reçu les clés pour comprendre la honte ne donne pas le pouvoir de l'effacer. »
UN « JE » COLLECTIF – Télérama mars 2016
Mémoire de fille est un nouveau jalon dans l'œuvre entreprise par Annie Ernaux il y a plus de quarante ans : trois romans d'abord (Les Armoires vides, Ce qu'ils disent ou rien, La Femme gelée) puis, à partir de 1984, une série ininterrompue de textes autobiographiques, parmi lesquels La Place, Une femme, Passion simple, La Honte, Je ne suis pas sortie de ma nuit…, plus récemment Les Années (2008), à travers lesquels l'écrivaine a toujours cherché à atteindre « la valeur collective du "je" autobiographique » : parler de soi pour tendre à l'autre un miroir où il se reconnaisse, puiser à sa propre vie (enfance, relations au père et à la mère, au milieu social, passions amoureuses…) pour élaborer de livre en livre « une autobiographie qui se confonde avec la vie du lecteur ».
Dans ce chasser-croiser entre le présent et le passé, elle fait alterner le "je" de la Annie Ernaux d'aujourd'hui et une dénommée "elle", l'Annie Duchesne d'il y a quelque 60 ans. Elle veut absolument « aller le plus loin possible dans l'exposition des faits et des actes" [...] et le plus cruellement possible, à la manière de ceux qu'on entend derrière une porte parler de soi en disant "elle" ou "il"et à ce moment-là on a l'impression de mourir. »
Notes et références
[1] Elle s’interroge sur la possibilité de saisir la réalité d’alors, c’était il y a si longtemps, comment cerner quelque 60 ans après la jeune fille qu’elle était, peut-on vraiment « abolir l'intervalle » des années, d’en reconstituer le trajet, ses pensées, ses expériences ?
[2] Voir par exemple son roman "Une femme"
[3] « Ce qui a lieu dans le couloir de la colonie se change en une situation qui plonge dans un temps immémorial et parcourt la terre. Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d'une femme, prêts à lui jeter la pierre. »
Colloques sur Annie Ernaux
* "Annie Ernaux : une œuvre de l'entre-deux", ensemble d’études réunies par Fabrice Thuerel, Artois Presse Université, 2004
* "Annie Ernaux, se perdre dans l’écriture de soi", ouvrage collectif sous la direction de Danielle Bajomée et Juliette Dor, éditions Klincksieck, 2011
* Annie Ernaux. Se mettre en gage pour dire le monde, sous la direction de Thomas Hunkeler et Marc-Henry Soulet, MétisPresses, Collection Voltiges, 2012
* Colloque : « En soi et hors de soi : l'écriture d'Annie Ernaux comme engagement », Université de Cergy-Pontoise, novembre 2014
Voir aussi
* Mon article : Annie Ernaux, Le vrai lieu –
* Sur Blogspot : Écrire la vie --
< • Ch. Broussas, Annie Ernaux 2, Feyzin, 03 juin 2016 - © cjb • © •>
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