Référence : Annie Ernaux, La place, éditions Gallimard, collection Blanche, 114 pages, 1983, prix Renaudot 1984

       
« Désirer savoir est la forme même de la vie et de l'intelligence ». Annie Ernaux
 
L'auteur-narratrice a perdu son père l'année où elle est devenue professeur. Après la rupture -essentielle pour elle- avec son milieu d'origine, d'un milieu d'ouvriers et de petits commerçants au milieu de la bourgeoisie intellectuelle  du professorat, c'est une autre rupture que marque la mort de son père. « Je voulais écrire au sujet  de mon père, de sa vie, et cette distance venue à l'adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n'a pas de nom. Comme de l'amour séparé. »

           
Annie Ernaux dans les années soixante-dix


Elle évoque sa jeunesse dans cette région de la Seine maritime, entre Yvetot et Lillebonne, qu'elle a quittée pour la Haute-Savoie. Elle y revient avec son fils qu'elle nomme "L'enfant", petit anonyme étranger au drame qui se déroule, pour revoir ce père malade qui va bientôt disparaître.

    Vue d'Yvetot
« Peut-être sa plus grande fierté, ou même la justification de son existence : que j'appartienne au monde qui l'avait dédaigné ». page 112

Dans l'incipit, elle a choisi cette citation de Jean Genet : « Je hasarde une explication : écrire c'est le dernier recours quand on a trahi ». Cette trahison sur laquelle elle reviendra dans d'autres livres, renvoie à ce milieu modeste qui n'est plus le sien désormais et à cet autre milieu plus aisé où elle vit maintenant mais dans lequel elle ne se sent pas forcément à l'aise. 

Son père... ils s'aimaient et ne se sont jamais vraiment compris. On sent un fossé qui n'a fait que s'élargir au fil des années quand elle s'éloigne de ses parents, et qu'eux aussi s'éloignent d'elle, s'enfermant dans une vie de plus en plus étriquée.
Pour son père, "travailler", c'était le faire de ses mains, des mains de travailleurs souvent caleuses, « il disait que j'apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c'était seulement travailler de ses mains. » 

Quelques années plus tard, elle entreprend ce récit, évoquant ce père successivement garçon de ferme, ouvrier d'usine et petit commerçant, confessant : « J’écris peut-être parce qu’on n’avait plus rien à se dire. »
     

« Un jour, avec un regard fier : Je ne t'ai jamais fait honte ». 

Elle rend compte de sa condition et de sa faible marge de liberté pour évoluer dans sa vie.   Tout y passe dans le prisme de son analyse, surtout l'héritage culturel des dominés qu'elle a dû évacuer, ses usages et ses valeurs, les humiliations, l'éclatement de la famille...
A ce propos, elle disait : « Le seul moyen d'évoquer une vie, en apparence insignifiante, celle de mon père, de ne pas trahir (lui, et le monde dont je suis issue, qui continue d'exister, celui des dominés), était de reconstituer la réalité de cette vie, à travers des faits précis, à travers les paroles entendues. »

Elle évoque tout ce passé fait de joies et de déchirures dans un style précis, sans fioritures, sans digressions, qu'on peut parfois trouvé un peu sec, évacuant les descriptions et le recours aux développements psychologiques, ce qu'elle appelle « l'écriture plate, sans affects exprimées, sans aucune complicité avec le lecteur », ce qui lui permet avec cette technique de « rendre compte d'une vie soumise à la nécessité. » 

              

Voir aussi
* Mes articles : Annie Ernaux, Le vrai lieu --Mémoire de filleLa place --
* Sur Blogspot : Écrire la vie --

* Voir également mon site "Portraits de femmes"

<< Ch. Broussas, Annie Ernaux 3, Feyzin, 11/11/2017 - © cjb • © >>