Éric Vuillard ou le passé au service du présent

Référence : Éric Vuillard, L’Ordre du jour, Éditions Actes Sud, collection "Un endroit où aller", avril 2017, Prix Goncourt

            

Portrait de Gustav Krupp


« L'histoire est toujours une autre manière de regarder le présent. »

   Éric Vuillard


Dans ce roman comme dans les précédents, Éric Vuillard cherche à démystifier certains faits historiques grâce à la forme littéraire. Le romancier explique comment, dans ses livres, il pratique pour atteindre cet objectif. Après la prise de la Bastille dans 14 Juillet, la conquête de l'Ouest dans Tristesse de la terre, la guerre de 14-18 dans La Bataille d'Occident, il s’intéresse à la montée du nazisme dans L'Ordre du jour.

L’idée de ce roman est née de son intérêt pour la Seconde guerre mondiale et le sentiment que la perception du Blitzkrieg et la puissance de l’armée allemande étaient largement surfaites. Comme exemple, il prend l’extraordinaire panne des Panzer lors de l'Anschluss. Dans les films de propagande, on voit des tanks bien cadrés donner une impression de force, alors qu’en réalité, l'armée allemande était alors surtout à pied et à cheval, très peu motorisée. 

Cette propagande, il en reste malgré tout quelque chose dans les esprits et dit-il dans une interview, « en racontant cette panne inouïe, je tente d'écorner l'impression de toute-puissance que ces images nous imposent. » De même pour d’autres épisodes qu’il choisit, comme la réunion secrète des industriels allemands avec Hitler, ou le déjeuner d'adieu de Ribbentrop à Londres.

   

Pour lui, la pensée fonctionne plutôt par flashs, par bribes de références à travers des lectures, des images, éléments épars qui se gravent dans la mémoire. Par exemple ajoute-t-il, «  il y a cette lettre frappante de Walter Benjamin disant que la compagnie autrichienne du gaz refuse tout à coup de servir ses clients juifs parce qu'ils ne payent plus leur facture. Or, si elle refusait de fournir les Juifs, c'est qu'ils se suicidaient de préférence au gaz et laissaient des impayés. Lisant cette lettre, on se demande si l'auteur fait de l'humour noir ou s'il dit la vérité. En réalité, c'est sans doute les deux, l'ironie vertigineuse est ici une modalité de révélation de la vérité. Le grotesque macabre répond mieux qu'une analyse. J'ai essayé de rendre un climat, de suivre les petits sentiers de la compromission. »

Si l’Histoire a son rôle, le récit est irremplaçable pour incarner des personnages, inscrire les événements dans le temps d'une intrigue qui oblige à un parti pris et toucher ainsi à sa manière la réalité. « Grâce aux archives, il est possible de raconter l'intimité des grands personnages, du même coup, cela permet de rincer la grande histoire, de la rendre moins imposante. »
Ce qui pose la question du rapport entre histoire et littérature.



Le triomphe de l'Anschluss

« La littérature et l'histoire,
dit-il encore, ont toujours eu des rapports endogames. L'Iliade est un poème, mais c'est aussi un livre d'histoire. Quand on lit Les Misérables, on rencontre sans cesse des épisodes de la vie collective. Il n'y a pas d'histoire sans composition, pas de science sans récit. Le savoir est agencé comme un roman, il a la structure d’une fiction. » 


  Marche de la victoire en mars 1933

Si cette démarche n’est pas vraiment nouvelle, elle s’intéresse plus aux individus ordinaires et à leur vie quotidienne comme chez Giono « où on est plongé dans le malheur commun des tranchées… On ignore ce qui se passe… dans le quartier général ou les ministères. » C’est bien le pari d’Éric Vuillard que de s’immiscer à l’intérieur d’un lieu de pouvoir et d’en décrire les mécanismes de fonctionnement.

Dans L'Ordre du jour, il a pu ainsi  décrire la montée du nazisme depuis les lieux fermés de pouvoir européens, à partir de témoignages et d’archives. Même si les conditions actuelles ne sont plus celles des années trente, on y trouve de fortes correlations comme une montée de l'autorité, du racisme, la puissance de la finance et l’aggravation des inégalités. « Avec ce livre, commente-t-il, j'ai voulu suivre le développement des compromis, les paroles raisonnables, les négociations entre personnes responsables qui ont permis l'installation du fascisme. »

    
Sur la Première guerre mondiale

Dans ces conditions, la part de fiction reste minime. Quand il raconte l'entrevue du chancelier d'Autriche Schuschnigg, avec Hitler, explique-t-il, « je n'invente pas le dialogue que Schuschnigg rapporte dans ses Mémoires, mais je le réinterprète. Je n'ai pas la mê hme idée que lui de son rôle. »

La façon dont il vit cette scène n’est pas forcément la façon dont le ressent l’écrivain et sa façon de la retranscrire. Et cela tient peu à l’imagination.
Le rôle de l’écrivain, dans une époque de troubles et de doutes, est d’apporter une plus grande clarté, « d'y voir un peu plus clair et cela n'est possible qu'en s'exposant. »
* Accès à la catégorie Prix Goncourt --

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