Brassens libertaire : témoignage d’Henri Bouyé (extraits)
J’étais alors secrétaire général de la Fédération anarchiste et co-responsable à la rédaction du journal Le Libertaire. Au début de l’été 1946, je vis arriver un grand gaillard moustachu, un tantinet débraillé, chevelure abondante et négligée, qui me gratifia d’un grand sourire en me disant : « C’est toi Bouyé ? Je viens du siège du Libertaire (145, Quai de Valmy) pour un entretien au sujet d’un article, et tes copains, après m’avoir donné ton adresse, m’ont dit : « pour ça va voir Bouyé ».
Il poursuivit ainsi : « Dis donc, c’est formidable que vous ayez eu le culot de publier mon article. Je vous l’ai envoyé, mais sans grand espoir qu’il soit imprimé, vu son contenu vachement anti-flic. Vous, au moins les anarchistes, vous ne vous dégonflez pas ! »
Son engagement militant
Entre nous, le courant était bien passé et il accepta l’idée d’une collaboration à la rédaction du journal. C’est ainsi que nous en vînmes à nous voir presque quotidiennement. Il devint d’ailleurs membre, puis secrétaire du groupe anarchiste de Paris XVe, où il rencontra notre ami Armand Robin, forte personnalité qu’il amena chez moi.
Brassens vivait alors une « période de flânerie ». Faute de pouvoir se payer un billet de métro, il faisait souvent à pied le chemin pour venir me voir avenue de la République, lui venant de l’impasse Florimont (Paris XVe) où il habitait avec Jeanne et son mari. S’il venait dans la matinée, il déjeunait avec nous, sa conversation et son sens de l’humour y étant fort appréciés. Il me fit aimer le cinéma et lui m’accompagnait fréquemment aux concerts (Pasdeloup, Champs Elysées, Châtelet, etc.) du samedi soir ou du dimanche après-midi.
Lecteur infatigable et exigeant, amoureux des textes bien écrits, il se destinait à la littérature – ce dont il m’entretînt souvent. Georges appréciait peu le travail manuel ou simplement contraignant. Quand il put entrer comme employé dans un bureau de perception, vite rebuté par un travail qu’il trouvait stupide, au bout de trois jours il renonça. Et la brave Jeanne de lui dire : « Ça fait rien, t’inquiète pas pour si peu. Moi je savais bien que tu ne tiendrais pas, tu n’es pas fait pour ça. » (Et comme elle avait raison !…) Il avait écrit – et écrivait – des poèmes, complété par des airs qui se mariaient fort bien avec ses textes, bien qu’il ne composât aucune partition ni de musique écrite.
Ses poèmes, il les concevait aussi bien comme une façon d’exprimer sa perception des choses et des êtres que comme une solution pour gagner sa vie –ne fût-ce que modestement– pour lui laisser du temps pour écrire et se consacrer en priorité à la littérature. Pour cela, il s’appliquait à se perfectionner dans le maniement de la langue française, et j’ai encore des livres, annotés par lui, d’auteurs qu’il affectionnait en premier lieu pour la perfection de leur écriture. Ce que ses biographes n’ont guère mentionné.
Brassens et Brel
Un succès mérité
À cette époque, Jacques Grello, vieille connaissance et chansonnier libertaire plein d’esprit, de finesse et de gentillesse, venait souvent me voir (il habitait rue des Bleuets, tout près de mon travail). Je lui parlais de l’ami Brassens, des difficultés que malgré ses mérites et les espoirs basées sur son savoir et ses capacités, il avait du mal à percer, à se faire connaître. Rendez-vous fut pris entre nous trois.
Après lecture et audition de plusieurs de ses poèmes, Grello, enthousiaste, lui prêta sa guitare pour qu’il se perfectionne et s’accompagne en public. Après un temps assez long d’insuccès malgré l’implication de Jacques Grello, un soir à Montmartre, il trouva une « rampe de lancement » au cabaret de Patachou, qui avait su déceler en lui un artiste promis à un grand avenir.
On sait la suite : succès grandissant et rapidement retentissant, répercuté et amplifié par les médias. Le lendemain de son premier passage à l’Olympia, le très sérieux Figaro, journal pourtant peu suspect de sympathie débordante pour les anarchistes, applaudissait à la poésie, au langage, et même au non-conformisme du « Troubadour anarchiste ».
Brassens et l'ami Henri Delpont à Sète
Bien entendu, on se voyait alors beaucoup moins. Mais nous continuâmes quand même à nous fréquemment. Lorsqu’il se produisait chez Patachou ? Il venait me voir sur mon lieu de travail, à l’angle des rues de l’École Polytechnique et Valette, à vélo car il voulait économiser le prix de son trajet quotidien en taxi – au tarif de nuit (car il travaillait de nuit).
Ensuite il venait me voir, quand je travaillais à mon tour la nuit, chez moi rue Hippolyte Maindron dans le XIVe, souvent avec Püppchen, jeune femme que je trouvais fort sympathique, discrète et timide.
Après son passage à l’Olympia, il avait plus d’aisance financière, ce que d’aucun en profitait, comme cette jeune fille qui, disait-elle, se trouvait dans un tel dénuement qu’elle parlait de suicide si elle ne trouvait pas rapidement trois mille francs. Georges, bonne pomme, s’exécuta… sans arrière-pensée libertine, au grand dam de Jeanne qui s’exclama : « À chaque fois, ça marche !… » À un sens profond de l’amitié s’ajoutait chez lui un cœur généreux et une grande sensibilité à la vue d’une détresse qui le rendait mal à l’aise. Il était passé par là et s’en souvenait.
Malgré réussite et succès, il était toujours le même, modeste et sensible. Sa fréquentation du monde de la scène et de l’écran dans le cadre de son activité professionnelle, n’avaient en rien entamé ce qu’il était vraiment.
Dans cet esprit et malgré les tentations inhérentes à ce milieu, il sut demeurer lui-même, sans jamais jouer l’« anar » avec ostentation. Il fit ainsi au milieu des anarchistes des débuts de carrière qui furent comme un prélude à une réussite bien méritée.
Voir aussi
* L'article original du Monde libertaire --
* Mes articles sur le Brassens libertaire :
- Brassens, le libertaire de la chanson -- Bouyé, Un Brassens méconnu --
- Marc Wilmet, Brassens libertaire --
<<< Christian Broussas - Bouyé, 10 février 2018 - <<© • cjb • © >>>
J’étais alors secrétaire général de la Fédération anarchiste et co-responsable à la rédaction du journal Le Libertaire. Au début de l’été 1946, je vis arriver un grand gaillard moustachu, un tantinet débraillé, chevelure abondante et négligée, qui me gratifia d’un grand sourire en me disant : « C’est toi Bouyé ? Je viens du siège du Libertaire (145, Quai de Valmy) pour un entretien au sujet d’un article, et tes copains, après m’avoir donné ton adresse, m’ont dit : « pour ça va voir Bouyé ».
Il poursuivit ainsi : « Dis donc, c’est formidable que vous ayez eu le culot de publier mon article. Je vous l’ai envoyé, mais sans grand espoir qu’il soit imprimé, vu son contenu vachement anti-flic. Vous, au moins les anarchistes, vous ne vous dégonflez pas ! »
Son engagement militant
Entre nous, le courant était bien passé et il accepta l’idée d’une collaboration à la rédaction du journal. C’est ainsi que nous en vînmes à nous voir presque quotidiennement. Il devint d’ailleurs membre, puis secrétaire du groupe anarchiste de Paris XVe, où il rencontra notre ami Armand Robin, forte personnalité qu’il amena chez moi.
Brassens vivait alors une « période de flânerie ». Faute de pouvoir se payer un billet de métro, il faisait souvent à pied le chemin pour venir me voir avenue de la République, lui venant de l’impasse Florimont (Paris XVe) où il habitait avec Jeanne et son mari. S’il venait dans la matinée, il déjeunait avec nous, sa conversation et son sens de l’humour y étant fort appréciés. Il me fit aimer le cinéma et lui m’accompagnait fréquemment aux concerts (Pasdeloup, Champs Elysées, Châtelet, etc.) du samedi soir ou du dimanche après-midi.
Lecteur infatigable et exigeant, amoureux des textes bien écrits, il se destinait à la littérature – ce dont il m’entretînt souvent. Georges appréciait peu le travail manuel ou simplement contraignant. Quand il put entrer comme employé dans un bureau de perception, vite rebuté par un travail qu’il trouvait stupide, au bout de trois jours il renonça. Et la brave Jeanne de lui dire : « Ça fait rien, t’inquiète pas pour si peu. Moi je savais bien que tu ne tiendrais pas, tu n’es pas fait pour ça. » (Et comme elle avait raison !…) Il avait écrit – et écrivait – des poèmes, complété par des airs qui se mariaient fort bien avec ses textes, bien qu’il ne composât aucune partition ni de musique écrite.
Ses poèmes, il les concevait aussi bien comme une façon d’exprimer sa perception des choses et des êtres que comme une solution pour gagner sa vie –ne fût-ce que modestement– pour lui laisser du temps pour écrire et se consacrer en priorité à la littérature. Pour cela, il s’appliquait à se perfectionner dans le maniement de la langue française, et j’ai encore des livres, annotés par lui, d’auteurs qu’il affectionnait en premier lieu pour la perfection de leur écriture. Ce que ses biographes n’ont guère mentionné.
Brassens et Brel
Un succès mérité
À cette époque, Jacques Grello, vieille connaissance et chansonnier libertaire plein d’esprit, de finesse et de gentillesse, venait souvent me voir (il habitait rue des Bleuets, tout près de mon travail). Je lui parlais de l’ami Brassens, des difficultés que malgré ses mérites et les espoirs basées sur son savoir et ses capacités, il avait du mal à percer, à se faire connaître. Rendez-vous fut pris entre nous trois.
Après lecture et audition de plusieurs de ses poèmes, Grello, enthousiaste, lui prêta sa guitare pour qu’il se perfectionne et s’accompagne en public. Après un temps assez long d’insuccès malgré l’implication de Jacques Grello, un soir à Montmartre, il trouva une « rampe de lancement » au cabaret de Patachou, qui avait su déceler en lui un artiste promis à un grand avenir.
On sait la suite : succès grandissant et rapidement retentissant, répercuté et amplifié par les médias. Le lendemain de son premier passage à l’Olympia, le très sérieux Figaro, journal pourtant peu suspect de sympathie débordante pour les anarchistes, applaudissait à la poésie, au langage, et même au non-conformisme du « Troubadour anarchiste ».
Brassens et l'ami Henri Delpont à Sète
Bien entendu, on se voyait alors beaucoup moins. Mais nous continuâmes quand même à nous fréquemment. Lorsqu’il se produisait chez Patachou ? Il venait me voir sur mon lieu de travail, à l’angle des rues de l’École Polytechnique et Valette, à vélo car il voulait économiser le prix de son trajet quotidien en taxi – au tarif de nuit (car il travaillait de nuit).
Ensuite il venait me voir, quand je travaillais à mon tour la nuit, chez moi rue Hippolyte Maindron dans le XIVe, souvent avec Püppchen, jeune femme que je trouvais fort sympathique, discrète et timide.
Après son passage à l’Olympia, il avait plus d’aisance financière, ce que d’aucun en profitait, comme cette jeune fille qui, disait-elle, se trouvait dans un tel dénuement qu’elle parlait de suicide si elle ne trouvait pas rapidement trois mille francs. Georges, bonne pomme, s’exécuta… sans arrière-pensée libertine, au grand dam de Jeanne qui s’exclama : « À chaque fois, ça marche !… » À un sens profond de l’amitié s’ajoutait chez lui un cœur généreux et une grande sensibilité à la vue d’une détresse qui le rendait mal à l’aise. Il était passé par là et s’en souvenait.
Malgré réussite et succès, il était toujours le même, modeste et sensible. Sa fréquentation du monde de la scène et de l’écran dans le cadre de son activité professionnelle, n’avaient en rien entamé ce qu’il était vraiment.
Dans cet esprit et malgré les tentations inhérentes à ce milieu, il sut demeurer lui-même, sans jamais jouer l’« anar » avec ostentation. Il fit ainsi au milieu des anarchistes des débuts de carrière qui furent comme un prélude à une réussite bien méritée.
Voir aussi
* L'article original du Monde libertaire --
* Mes articles sur le Brassens libertaire :
- Brassens, le libertaire de la chanson -- Bouyé, Un Brassens méconnu --
- Marc Wilmet, Brassens libertaire --
<<< Christian Broussas - Bouyé, 10 février 2018 - <<© • cjb • © >>>
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