Belle prestation de Lydie Salvayre venue à Divonne présenter son dernier roman Marcher jusqu’au soir, à la recherche de Giacometti... et d'elle-même. Elle avoue être à la fois calme et pondérée dans la vie quotidienne et avoir de vraies colères quand elle écrit. En fait, elle a peu écrit depuis son prix Coucourt... et le cancer qui a suivi, dont elle dit : « Ma maladie a mis le Goncourt à sa juste place. »

Elle a juste publié Tout homme est une nuit, un livre de réaction contre le climat nationaliste et sectaire qui a accompagné la campagne présidentielle et qu'elle a tendance maintenant à désavouer puis le roman dont elle vient parler et qui fut à l'origine une commande.

    
Après le Goncourt                                  Chez elle au Pin dans la Gard


Lydie Salvayre reste très attachée à ses racines espagnoles. Ses souvenirs d’enfance, c’est d’abord l’importance de la communauté dans laquelle elle a grandi : « J’ai souvent coutume de dire que les Espagnols qui sont arrivés en France en tant que réfugiés politiques en 39, dans le village d’Auterive (près de Toulouse), constituaient une île espagnole à l’intérieur de la France.
Ils étaient tous persuadés qu’ils partiraient bientôt, quand Franco serait chassé, et qu’ils rentreraient chez eux. [...] Nous étions en Espagne ! Ils étaient en Espagne. Donc j’ai grandi dans une Espagne en France. »



Après avoir publié quelques romans couronnés par plusieurs prix [1], elle atteint la consécration avec le prix Goncourt en 2014 pour son roman Pas pleurer

Ce roman est né de la lecture des Grands cimetières sous la lune, de Georges Bernanos : « Quand j’ai lu Les Grands cimetières sous la lune, j’ai eu un choc immense, parce que j’y découvrais une Espagne dont j’ignorais à ce point la violence. [...] J’ai écrit la première page de Pas pleurer juste après avoir terminé la lecture des Grands cimetières sous la lune. Je ne suis pas sûre que j’aurais écrit ce livre sans cette lecture. »



On trouve ainsi dans ce roman la voix de Bernanos et celle de Montse, la mère de Lydie. « Je ne voulais aucune hiérarchie possible entre la voix de cet écrivain, impeccable, française, épurée, parfaitement grammaticale, et ce que j’appelle le « fragnol » de ma mère, mélange parfois improbable de catalan et de français. »

Ce que dit Georges Bernanos de l’extrême violence commise par les franquistes à Palma de Majorque fait écho au drame familial de Montse et son frère Josep, en cette année maudite de 1936 qui verra le début de la guerre civile. [2]



Tout homme est une nuit : "Le miel et le fiel"
Depuis son prix Nobel, Lydie Salvayre a écrit deux romans. En 2017 paraissait Tout homme est une nuit, l'histoire d’Anas un jeune homme d’origine espagnole qui, atteint d’un cancer, décide de tout abandonner et de s’installer dans un village du Midi. Mais il est confronté à des "piliers de bar" qui, pendant la campagne présidentielle, ne jurent que par le Front National et Donald Trump.

    

Livre circonstanciel d’émotion, Lydie Salvayre a expliqué qu'elle ne pouvait plus supporter les insultes et la xénophobie de ces gens,  « Je me suis dit que je ne pouvais pas continuer à faire mes petits romans… et me dérober, même si je tiens en suspicion la littérature qui surfe sur les événements présents pour aller à l’émotion et faire du réalisme à bon compte. Je suis souvent dans le désir du monde et dans le désir de retrait. Cette fois je me suis dit qu’il fallait y aller. »

Le journaliste Jérôme Garcin y voir la preuve « du talent féroce de cette femme indignée, qui ne s'accommode pas de la hideur du monde. Pas pleurer, mais toujours "vigiler". »


Giacometti, L'homme qui marche


Marcher jusqu’au soir… avec Giacometti
À l’origine, une proposition des éditions Stock de passer une nuit au musée Picasso de Paris à l’occasion de l’exposition "Picasso-Giacometti", et de tirer un récit de cette expérience. Pas très convaincue Lydie Salvayre, refusant d’abord, « trop de beautés concentrées au même endroit, trop de génie, trop de grâce, trop d’esprit, trop de splendeur… »

Mais la présence alléchante de Giacometti l’a finalement convaincue d’accepter, « Je suis totalement fascinée par L'homme qui marche, dit-elle,  sa beauté brute, décharnée, éprouvée par la vie. Il va de l'avant, il continue envers et contre tout, malgré la fin de l'espoir. S'il fallait la résumer, ce serait peut-être la fonction de l'art. » 
Mais la confrontation avec les œuvres du musée ne provoque en elle aucune vraie émotion. Elle s’interroge : « Étais-je une handicapée de l’art? Une infirme du sens esthétique? Une analphabète du beau? Sans aucune assise intérieure pour y asseoir la beauté ? »

         

Elle est très critique vis-à-vis des prescripteurs du bon goût homologué et des spéculateurs du marché de l’art… Elle oppose ce marché de la culture à la modestie de sa chère mère dont elle a relaté la jeunesse dans son roman Pas pleurer.

« Ma mère, qui n’avait jamais mis les pieds dans un musée, ni dans une librairie, ni dans une galerie d’art parce qu’elle avait le sentiment que cette culture-là ne la concernait pas et qu’elle y aurait été regardée comme un élément étranger, (…) ma mère avait le cœur et la raison bien plus dignes et généreux que la plupart de ceux que Baudelaire non sans raison appelait la canaille artistique. »

     
« À l'impossible, je suis tenue. »                      Pas pleurer version théâtre

Le déclic, c’est ce télescopage entre sa rencontre nocturne avec "L’Homme qui marche" de Giacometti et le rapport à la mort à laquelle elle a été confrontée pendant sa lutte contre son cancer. « J’ai découvert, dit-elle,  que j’étais mortelle au moment où s’est déclarée la maladie. Avant, je ne le savais pas. C’est pas mal de se dire que jusqu’au soir, jusqu’au dernier souffle, je pourrai marcher. C’est-à-dire vivre. Et que c’est une merveille. »

      

Lucide et sincère, elle ne craint plus de parler d’elle sans forcément passer par la fiction, avouant dans une interview: « Je ne peux pas faire autrement que de me livrer intimement, les choses sont venues comme ça. Au point où j’en suis, je n’en ai plus rien à fiche qu’on pense que je me trompe dans ce que j’écris, alors que j’y ai été très sensible et en ai souffert au-delà du possible. »

        

Notes et références
[1]
En particulier La Compagnie des spectres en 1997, qui reçoit le Prix Novembre, est élu « meilleur livre de l’année » par la revue Lire et le prix François Billetdoux pour son roman B.W.

[2] Son roman fit l’objet d’une adaptation théâtrale en 2019 à l’Institut français de Barcelone dans une mise en scène de Anne Monfort. 

Voir aussi
* Textes par Lydie Salvayre : Une haine sauvage et Confusion --
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<< Christian Broussas – Lydie Salvayre - 19/11/2019 © • cjb • © >>
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