mardi 12 novembre 2019

Paul Valéry le visionnaire

         

« Un homme qui renonce au monde se met dans la condition de le comprendre. »

On connaît bien et on célèbre l’auteur de récits comme Monsieur teste et surtout le poète auteur de La Jeune parque ou du Cimetière marin, adepte comme son maître Stéphane Mallarmé du vers ciselé, poli par une longue maturation, qui pensait comme son ami André Gide que « l’art vit de contraintes et meurt de liberté. »

Le penseur et essayiste, s’il a rayonné à son époque, est beaucoup moins connu aujourd’hui. Il a pourtant excellé dans plusieurs domaines, s’adonnant à la prospective ou réfléchissant aux évolutions sociétales, affûtant son regard visionnaire aux réalités de son temps.

En matière de prospective, il disait que « les hommes entrent dans l’avenir à reculons. » [1]  Il possédait une rare faculté d’analyse et de prévision qui l’a beaucoup servi et venait sans doute d’une approche aussi bien littéraire que scientifique. Il annonce à ses contemporains, sans jouer les augures, ce qu’il va se produire des années plus tard.

 

En voici quelques exemples pris au hasard de ses écrits, essais, articles de journaux ou réflexions tirées de notes ou de son Journal.

1895, Le Yalou
Dans cet essai, il fait dire à un asiatique : « Tels, nous semblons dormir et nous sommes méprisés…  mais nous possédons une durée plus forte que la force de l’Occident » et annonce ainsi le réveil de l’Asie.
1897 La conquête allemande
Dans cet essai, il met en lumière l’énorme essor industriel de l’Allemagne qui, prévoit-il, débouchera inéluctablement sur un conflit avec l’empire britannique. Trois pays vont émerger et devenir puissants : L’Italie, l’Allemagne et le Japon.
1927 Notes sur l’Europe
Il voit à brève échéance une décadence européenne et son assujettissement aux États-Unis.
1928 De l’histoire
Plus le temps passe et plus les sociétés se complexifient, ce qui rend l’action des politiques plus aléatoires.

1929 Des paris
Notre époque associe autocratie et technocratie, la politique ayant été d’abord « l’art d’empêcher les gens de s’occuper de ce qui les regarde. »
1934 De la dictature
« L’État dictatorial se résume en une division simple de l’organisation d’un peuple : un homme assume toutes les fonctions supérieures de l’esprit… et le reste des individus réduits à la condition d’instruments… quelles que soient leur valeur et leur compétence personnelle. » 

« Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre ! » (Le cimetière marin)

Dans d’autres ouvrages comme La Conquête de l’ubiquité ou Regard sur le monde actuel (1931), il dénonce l’instabilité mondiale à la veille de la Seconde guerre mondiale, pressent les effets pervers de la mondialisation, la fulgurante montée des moyens de communication, et même « une invention inconnue qui (change la donne) économique et militaire »[2]

Paul Valéry a bien vu le fossé entre littéraires et scientifiques, « le premier mouvement des uns est de consulter les livres, le premier mouvement des autres est de regarder les choses. » Il  avait le chic pour reconnaître dans une évolution technique son impact sur l’évolution des idées et des mœurs, un esprit introspectif qui a le pouvoir de mettre les choses en perspective pour mieux les synthétiser.

Déjà en 1894, il écrit à son maître Stéphane Mallarmé : « J’ai songé, cher maître, à comprendre dans une même figure ce qui représente le MOYEN » et à travers les outils réels ou conceptuels, élaborer « une théorie de L’INSTRUMENT. »

« Courons à l’onde en rejaillir vivant ! » (Le cimetière marin)

Dès 1928, il annonce ce qu’il appelle une "société  pour la distribution de réalité sensible à domicile"… autrement dit la radio télé diffusion.

Il imagine déjà « de faire entendre partout  et dans l’instant une œuvre musicale exécutée n’importe où… et la restituer à volonté. » Il en mesure aussi les limites, la mauvaise utilisation et redoute le remplacement du livre papier par « une littérature purement auditive et orale » autrement dit le livre audio un demi-siècle plus tard.

Ce fut aussi un européen convaincu, nationaliste voulant intégrer son pays dans un système ouvert, concevant sa patrie « que relative au système des autres, s’informant d’elles et s’organisant sans cesse… »
 
Dans cette optique, il défend la création d’une Fédération européenne, parcourant les grandes cités européennes au nom de cette idée, correspondant avec Thomas Mann, Stefan Zweig, Rilke ou Einstein. Il voit bien le challenge à relever et prône ce qu’il appelé une « Europe possible », revenant à son idée de réunir « ceux qui pensent et ceux qui gouvernent. »    

Notes et références
[1] « Rien n’a été plus ruiné par la Grande guerre que la prétention de prévoir, déclare-t-il dans une conférence… C’est pourquoi je me garderai de prophétiser. Je sens trop, et je l’ai dit ailleurs,  que nous entrons dans l’avenir à reculons… »
[2] Régis Debray dans son livre Un été avec Paul Valéry, écrit qu’il est aussi « "un lanceur d’alerte" sur la fragilité de notre civilisation et de notre société mondialisée. »


Voir aussi
* Régis Debray, Un été avec Paul Valéry
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* Paul Valéry, le visionnaire --


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