« J’ai cru aux autres, et je suis resté seul. »
Décembre 1949. À cette époque, aller aux sports d’hiver représente tout un périple, parfois une véritable expédition. C’est assez le cas de la famille Navarre qui part de la gare de Lyon, direction Montdauphin-Guillestre. On descend du train avec tout le bardas pour monter dans le car, direction la station de Vars.
Le jeune Yves Navarre alors âgé de neuf ans, s’en souvient fort bien : « L’hôtel s’appelle Grand Châlet, large bâtisse en béton qui n’a pas encore été recouverte de bois. C’est la première saison d’ouverture. L’hôtel a l’air perdu en haut du col, près d’un petit refuge à 2000 mètres d’altitude. »
Son père, chef de la tribu, est un personnage, autoritaire mais plein de la gouille de son Gers natal. Le jeune garçon est livré à lui-même et skie tout seul la plupart du temps : « Le ciel se glace vite en début d’après-midi. Yves tue le temps. Le froid lui coupe le souffle. »
Juin 1960. Yves vient de réussir un exploit : être recalé au bac pour la cinquième fois ! Autant dire que papa René se répand en fureur contre ce rejeton dont on ne fera jamais rien de bon. Tout ce qu’il sait faire, c’est gribouiller des tas de feuilles de papier pour écrire des romans dont personne ne veut ! Décision est prise : fini Paris, Yves sera finalement exilé à Briançon –c’est lui qui l’a voulu, il a « besoin des montagnes » soutient-il- et suivra sa scolarité au lycée de la ville.
Il arrive à Briançon le 20 septembre et loge chez les Sentis, La Fresnay Haute, chemin de la Tour et visite immédiatement la vieille ville, ses fortifications, ses ponts-Levis. Le lycée est un peu particulier, un établissement ouvert donnant une grande liberté et une grande autonomie aux élèves. Par exemple, il participe au montage en dix jours d’un spectacle Ionesco basé sur La cantatrice chauve et Le Nouveau locataire. [1]
Un soir, on l’envoie même sur les hauteurs contempler une éclipse totale de soleil. [2] Un spectacle qui va fortement le marquer et le confortera dans cette conviction : « veiller à être constamment ce qu’il est, ne jamais prendre le risque de devenir ce qu’on voudrait qu’il fût. »
Le reste des cours, trop didactiques à son goût, l’ennuie. Il trouve aussi que les professeurs ne sont pas à la hauteur, sauf celle de philo, « un être chaleureux, généreux, passionnée par ses élèves… » Mais elle aime beaucoup Emmanuel Mounier, ce qui ne lui plaît guère, refusant « cette éthique vaguement progressiste ». D’ailleurs, d’une façon générale, il récuse la philosophie, « cette mathématique de l’esprit, cette mise en équation du matériel et du spirituel… »
Yves Navarre n’en continue pas moins à être un "gribouilleur de pages blanches", écrivant à Briançon son sixième roman. [3] Et que ce soit dans l’écriture, au lycée où il n’a pas de vrai camarade, dans les maigres relations avec sa famille, il se sent bien seul à Briançon, même s’il pense que l’important c’est « l’instant à venir, le lendemain, la présence des montagnes, le vent des vallées, la rumeur des torrents et les possibles rencontres. »
Il se promenait, solitaire, dans la ville du bas, « Trottoirs verglacés, lumières électriques, maisons aveugles » ou le cinéma « où il allait au cinéma voir tous les films », dans la ville du haut avec « ses ruelles étroites, ses fontaines chargées de glace. »
En tout cas, le miracle se produit : Yves décroche enfin son bac... de justesse, manquerait plus qu’il ait une mention.
Il quitte Briançon, seul, sans quelqu’un pour l’accompagner jusqu’à la gare mais avec, dans ses bagages, la poésie d’Apollinaire, cadeau de sa prof de philo, avec en dédicace cette pensée d’Emmanuelle Mounier : « Rencontrer des personnes, c’est cela que j’attendais de la vie. Et je sentais bien que cela voulait dire : rencontrer la souffrance. »
Notes et références
[1] Cette expérience a joué un grand rôle dans sa vocation d’auteur dramatique qui se traduira par des pièces comme Histoire d’amour ou dernières clientes.
[2] Voir ses deux ouvrages " Je vis où je m’attache" et "Biographie" (éditions Flammarion)
[3] Il faudra qu’il en écrive 18 pour être enfin publié en 1971 avec Lady Black… et encore 9 ans pour obtenir le prix Goncourt en 1980 avec Le Jardin d’acclimatation
<< Christian Broussas Navarre Alpes - 02/09/2019 • © cjb © • >>
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