lundi 20 septembre 2021

Albert Camus, Noces

        
« Un grand bonheur se balance dans l'espace... »

"Noces" est composé de 4 nouvelles  qui reflètent bien l'état d'esprit du jeune homme qu'il était alors dans les années qui ont précédé la seconde guerre mondiale :
- Noces à Tipasa, la plus connue, « célèbre les noces de l’homme avec le monde »;
- Le vent à Djemila où dominent le soleil, le silence et la présence obsédante du vent;
- L'été à Alger revient sur sa jeunesse, "pauvre mais heureuse", la vie des algérois l'été, entre mer et soleil;
- Le désert revient sur le voyage qu'il avait effectué en Toscane. 

Les nouvelles de Noces sont bien le symbole de la poétique dans l’œuvre de Camus comme de ces recueils ultérieurs de nouvelles, L'Été et L'Exil et le royaume, ensemble de textes qui exaltent ce qu’il appelle « l'emportement d'aimer. » La poésie de Noces s’exprime particulièrement dans le premier texte Noces à Tipasa, tout en spontanéité, comme une exhortation solennelle à la nature et à la sensualité qu’elle exerça sur lui.

Les exemples sont nombreux, ne serait-ce que cette description d’une grande sensualité qui se dégage du contraste des couleurs, « les bougainvillées rosats, hibiscus rouge pâle, roses thé épaisses comme la crème, longs iris bleus sans compter la laine grise des absinthes... » Il évoque aussi la puissance des éléments qui le subjuguent dans le vent à Djemila, « le son feutré de la flûte à trois trous... des rumeurs venues du ciel... »


« Qu'est-ce que le bonheur, sinon l'accord vrai entre un homme et l'existence qu'il mène. »
 
La personnalisation des éléments, qu’il utilise à de nombreuses reprises, la mer « qui suce les premiers rochers avec un bruit de baiser » mène à une symbolisation, la mer révèle l'infini et la montagne la pureté. À Tipasa, « tout est munificence et profusion charnelle. » Comme Tipasa, l'Italie a aussi une grâce sensuelle et simple, des couleurs qui touchent Camus dans « les lauriers roses et les soirs bleus de la côte ligurienne. »

Djemila aussi possède la beauté brute de son soleil et de ses ruines qui rappellent celles de Tipasa, mais elle ne pourra rien contre le vent omniprésent qui ronge la pierre, « tout à Djemila a le goût des cendres et nous rejette dans la contemplation. » On retrouve le même contraste dans les crépuscules d'Alger, « la leçon de ces vies exaltées brûlées dès vingt ou trente ans, puis silencieusement minées par l'horreur et l'ennui. »

             
Camus à Tipasa

Il se dégage de cette Italie telle qu’elle lui apparaît à travers le pinceau sans concession de ses peintres, « de Cimabué à Francesca, une flamme noire », contraste suprême entre toutes ces beautés magnifiées par la peinture et les limites de la pauvre condition humaine.

« Florence ! » s’exclame-t-il dans Le Désert, « un des seuls lieux d’Europe où j’ai compris qu’au cœur de ma révolte dormait un consentement. » Son voyage en Toscane provoque de vives émotions et lui inspire des réflexions basées sur des paradoxes. Non seulement celui de la révolte et du consentement mais aussi du monde car ajoute-t-il, « le monde est beau et hors de lui, point de salut. »

C’est dans la dualité entre un monde indifférent, « une nature sans homme… qui le nie sans colère » et sa pauvre condition humaine pleine d’émotions qui lui fait dire que « le gros sanglot de poésie qui m’emplissait m’avait fait oublier la vérité du monde. »

Il y descelle d’autres paradoxes comme le « bonheur naît de l’absence d’espoir » et que « toute vérité porte en elle son amertume… et toute négation contient une floraison de "oui" ». Il put ainsi constater que « l’Italie, comme d’autres lieux privilégiés, m’offrait le spectacle d’une beauté où meurent quand même les hommes, »

Généralement, les hommes se gardent bien de se poser les questions essentielles. Ils vivent, simplement. Choisir la difficulté, c’est dit-il, « entreprendre la géographie d’un certain désert. » Voilà en quelque sorte l’explication du titre de cette nouvelle. Et ce désert singulier ne s’ouvre qu’à ceux qui s’efforcent de s’y confronter, sans jamais percer sa vérité profonde. Et le paradoxe, c’est qu’alors il « se peuple des eaux vives du bonheur. »

                   
« Je sais seulement que le ciel durera plus que moi. »
 Noces,
L'été à Alger 1938

C'est bien ce contraste entre la grandeur majestueuse de la nature, indifférente dans sa démesure, et l'humaine nature traversées d'émotions, qui marque le lien profond entre ces quatre nouvelles. Le terrible vent de Djemila a beau éroder lentement la montagne, elle résistera bien plus longtemps que les œuvres mortelles des hommes qui déjà aussi bien à Djemila qu'à Tipasa, sont réduites à l'état de ruines.

Même si Albert Camus exalte ces ruines et qu'elles exercent sur lui un puissant attrait mêlé d'une pointe de la nostalgie de ce qui n'est plus. Cette mesure de l'homme face à la démesure de la nature, il va la transcender pour en faire le thème principal de L'homme révolté.

           
Noces lu par Daniel Mesguish et Raphaël Enthoven

Noces à Tipasa : présentation et extraits

Tipasa est un village littoral situé à soixante-dix kilomètres à l'ouest d'Alger. Camus s'y rendait fréquemment en 1935 et 1936. Il partage pour ce site l'admiration de son ami Jean Grenier qui, dans Sante Cruz, évoque, lui aussi, la mer à Tipasa, le massif de Chenoua, l'odeur des absinthes, les ruines qui émergent des fleurs. Cette nouvelle reflète l'enthousiasme d'une initiation au monde dont Camus pressent qu'elle jouera pour lui un rôle capital.

Voilà quelques extraits de Noces à Tipasa avec ses ruines romaines, le massif du Chenoua et la mer en contrebas qui « célèbre les noces de l'homme avec la mer. »

« Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde.

Mais à regarder l'échine solide du Chenoua, mon cœur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l'un après l'autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d'où l'on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes.

Comme aussi cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon autour d'elle s'alignent des sarcophages exhumés, pour la plupart à peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont contenu des morts ; pour le moment il y pousse des sauges et des ravenelles.

La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais à chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace... »

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<< Christian Broussas, Camus - Noces 23/09/2021 © • cjb • © >>
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