En hommage à Kenzaburô Ôé homme de paix, écrivain considérable, prix Nobel 1994 et décédé le 3 mars 2023, je vous propose ce texte sur l’un de ses plus grands romans intitulé « Une affaire personnelle. »
À propos de son fils Hikari, handicapé : « J'ai longtemps écrit pour lui donner une parole qu'il n'avait pas. »
Une affaire personnelle est un roman cruel et sans concession : Bird [1],
héros de cette douloureuse histoire, âgé de vingt-sept ans, vient
d'être père d'un enfant handicapé. Il est agité de sentiments
contradictoires, inavouables tels que de supprimer le nouveau-né.
Physiquement, il n'est pas vraiment aidé : petit et maigre, recroquevillé tel un vieillard, le nez en forme de bec, les lèvres minces et serrées, la tête pointue. Alcoolique aussi, ce qui n'arrange rien. Lui qui voulait visiter l'Afrique, cet enfant va l'amarrer à sa vie actuelle et lui voler sa liberté.
Cet
homme qui s'est marié surtout parce que la fmille de s femme lui
offrait un emploi dans l'enseignement, n'a pas vraiment la fibre
paternelle. Il n'avait d'intérêt pour rien et restait cloîtré dans son
appartement à écouter de la musique en buvant du whisky. L'arrivée de
cet enfant est donc pour lui une vraie catastrophe.
Et
l'impensable va survenir : naît un gosse très lourdement handicapé,
difforme avec son énorme tête. Il est comme une image de lui-même que
lui renvoie la réalité de cet enfant qu'il renie d'instinct, au premier
regard, qu'il porte comme une punition. De plus, on le regarde de
travers comme un coupable.
Pendant
trois longs jours, il vivra une fuite en avant, entre l'alcool et la
rencontre d'une femme à la dérive. Puis il tentera vainement de faire
intervenir le corps médical pour se débarrasser de cet intrus. [2]
« La seule, la vraie question posée aujourd’hui comme hier à l’intellectuel est celle de la souffrance humaine. » Interview au journal Le monde
Peine perdue : « Plus
question de se réfugier dans un chagrin facile. L'enfant commençait à
vivre, férocement, en traînant le boulet de sa difformité. Mènerait-il
une existence de végétal ? ». Mais Bird
va nous étonner en choisissant la vie et l'opération qui le sauvera. En
sauvant l'enfant, il se sauve lui-même en devenant meilleur. Cette
terrible épreuve qui aurait pu le condamner sera en fin de compte sa
planche de salut pour retrouver à ses yeux assez d'estime et pour
continuer ainsi sur le chemin de la vie.
Lui-même père d'un enfant handicapé, Kenzaburo Oé
se coule dans son personnage comme s'il y projetait ses pensées
intimes, les moins avouables sur la honte ressentie, l'envie de détaler
loin de ses problèmes ou de supprimer l'objet de son malheur.
Oé avec Hikari son fils handicapé et sa femme Yukari
Cette expérience lui sert aussi d'exutoire, à analyser la face sombre de l'individu, Une affaire personnelle qui lui permet d'aborder l'indicible dans les épreuves que nous envoie la vie, disant : « Ce
qui m'arrive me donne l'impression que je m'enfonce, seul, dans un
tunnel sans fond, en m'éloignant de plus en plus du monde des autres. »
Ce livre renvoie aussi à un autre ouvrage de Kenzaburo Oé, Gibier d'élevage, une nouvelle parue en 2002 où un noir américain prisonnier de guerre au Japon, est considéré comme un animal et traité comme tel par les adultes.
Interview de Oé à propos de ce roman dansTélérama