Référence : Gautier Battistella, Chef, éditions Bernard Grasset, 328 pages, mars 2022

« Si l’on mesure la grandeur d’une civilisation à sa capacité de produire et de chérir les choses à priori inutiles, la France aura été sans nul doute l’une des plus triomphantes et des plus raffinées. »



Que cache donc le suicide de Paul Renoir, trois étoiles au Guide, gloire de la gastronomie française ? Un homme atypique s'il en est, s'attelant à étonner le monde et même à s'étonner lui-même.
Tout le monde connaissait cet homme singulier et surtout son extraordinaire restaurant Les promesses situé sur les hauteurs d'Annecy « où les tables lévitent au-dessus des rives argentées. » Tant d'ostentation tenait sans doute aussi du délire. Rien n'était trop beau pour lui et là se trouve une des raisons majeures de son suicide : les dettes qui s'accumulaient et finissaient par fatiguer son banquier... « la femme qui ne vous voit pas assez, le banquier qui vous voit trop...» p 191

Côté famille, on compte son père et sa mère Josette dont il dit que « le temps s'est courtoisement détourné de sa silhouette », une ex femme Betty et leur fils Mathias avec qui il ne s'entend pas du tout et un remariage avec Natalia, dont il dit que
« la futilité chez elle est affaire sérieuse » [1], et leur fille Clémence. Mais sa vie, c'est d'abord et avant tout son métier.

           

                            Paul Bocuse dans son restaurant de Collonges

L'auteur nous entraîne dans ce milieu fermé avec ses figures tutélaires genre Paul Bocuse ou la mère Brazier, avec ses grenouillages et ses conflits continuels, comme il l'écrit, « les intrigues, les dagues effilées. » Le côté pile, c'est l'égo des chefs, la course aux étoiles, le fun, les médias. Le côté face, c'est les relations assez incroyables qui règne dans les équipes, l'écart entre l'image médiatique et la réalité des cuisines. Il rêve d'une dynamique, « une égrégore du cuisinier. » p 201
Renoir en paiera d'ailleurs le prix après la bagarre entre Firmin et Rodolphe. Mais de toute façon, « sa cuisine n'était pas faite pour des palais frigides. » p 114

          
Dans l'intimité des chefs

Le sens de la formule
Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'auteur a le sens de la formule. Elles pullulent dans son récit, tour à tour drôles, sensibles, ironiques... 
- « Llora, triste à pleurer, laid comme un rond-point. » p 22
- Le moulin est « la dernière agora paysanne. » p 42
- « L'information (sur ma mort) se propageait comme une nuée de criquets. »
p 56
- « Un jour, un crustacé plus revanchard que les autres, a transformé les sièges en lambeaux. »
p 65
- « Son portefeuille se recroqueville d'inquiétude. »
p 82
- « Les piscines fleurissent, les municipalités passent à droite, les parisiens "s'encampagnent". » p 135
- « L
es russes s'envoient des bouteilles de Haut-Brion comme du sirop de grenadine, De Gaulle est
« l'oracle au képi » et un jour, « le général 2 étoiles dîne avec le chef 3 étoiles Bocuse. »

             
Cuisine américaine avec Eddy Mitchell   Les saveurs du palais avec Catherine Frot

Côté sociologique, l'auteur pointe le machisme de la profession, l'embauche de la cheffe Éva, son viol par Rodolphe et l'omerta qui suivit.
Il sublime la gastronomie, recourt au lyrisme, écrivant (p 198) : « Un menu, c'est un cheminement, un langage, un poème.  »
Selon lui, le chef est en passe de devenir un notable, « un jour [2] nous deviendrons maire et pourquoi pas ministre de la santé. » (p 138) Les relations dans cette profession ne sont qu'une manifestation du "darwinisme social" ambiant [3], une question de survie. « L'heure n'est plus à l'orgueil ni même à la dignité mais à la survie. Et la survie suppose des sacrifices. » (p 88 t 131)
Vision du fils Mathias Renoir (p 97) : « Le boulot, c'est de faire gagner du temps à la société... anticiper son évolution. »

      
Bernard Loiseau                                             La cuisine au beurre

Côté artistique, il compare la gastronomie à Picasso (p 230), savoir « déstructurer pour restructurer. » [Évolution vers l'art éphémère ? Street art, shows Decouflé, Christo...]
Il nous présente aussi un Bocuse philosophe disant : «Travailler comme si on allait mourir à cent ans et vivre comme si on allait mourir demain. » p 119

Notes et références
[1] Il dit aussi de Natalia : « Elle possède l’arrogante assurance des femmes fatales qui promènent leur beauté sans y prêter attention. » p 124
[2] Voir l'épigraphe
[3] Il ajoute : « Ceux qui réussissent ne sont pas les plus bosseurs ni les plus talentueux mais ceux qui sont parvenus à survivre. »

Voir aussi
* Lettres capitales, Interview --

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<< Christian Broussas
Battistella Chef    © CJB  °°° 06/08/2023  >>
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