De Désert à La ritournelle de la faim
« J’ai
le sentiment d’être une petite chose sur cette planète et la
littérature me sert à exprimer ça. Si je me hasardais à philosopher, on
dirait que je suis un pauvre rousseauiste qui n’a rien compris. [...] J’écris pour savoir qui je suis. » J.M.G. Le Clézio
À Cannes en 1991
Ce titre, tiré d'un article du journal Libération, [1] traduit bien son désir d'être citoyen du monde, aux attaches multiples qui le mènent de la France à l'île Maurice, jusqu'au Mexique et aux États-Unis. Son œuvre prolifique est souvent perçue comme une critique du matérialisme occidental et de son mode de vie d'un monde urbain et anonyme. [2]
Grand blond filiforme aux yeux bleus qui ressemble à un élégant "cow-boy", il paraît quelque peu sauvage et pudique. « L’écrivain nomade» a aussi un côté "écolo", défenseur de la nature, des Mayas et des Embéras, -indiens du Panama- proche des nomades du sud marocain et des Marrons, esclaves échappés des plantations mauriciennes et réunionnaises qui s'étaient alors réfugiés sur les hauteurs de ces îles.
Jusque
dans les années 80, il passait pour un révolté, puis a développé des
thèmes plutôt centrés sur son passé et celui de sa famille, la défense
des minorité -Mayas, Embéras...- devenant plus accessible à un plus large public. Ses origines expliquent largement son cheminement : il naît à Nice en 1940 mais vient d’une famille bretonne, d'un nom qui signifie "les enclos" en breton, qui émigre à l’Ile Maurice
au cours du 18e siècle. Sa mère française, son père, médecin de brousse
en Afrique, à la fois breton et mauricien mais de culture anglaise,
comme beaucoup de mauriciens coincés entre ces deux colonisateurs de
l'île. [3]
C'est dans les années 70, après un passage en Angleterre, à l’Université de Bristol puis à celle de Londres, qu'il effectue un grand voyage au Mexique et au Panama où pour la première fois, il rencontre des Indiens. [4] Une expérience primordiale dont il dira qu'elle « a
changé toute ma vie, mes idées sur le monde de l’art, ma façon d’être
avec les autres, de marcher, de manger, de dormir, d’aimer et jusqu’à
mes rêves. » On ne saurait être plus enthousiaste.
C'est l'époque où, à propos de ses ouvrages, on parle de « métaphysique-fiction, »
faisant référence à une écriture qui paraît simple et limpide dans une
première lecture mais qui se propose de remettre en cause la façon
classique d'envisager le roman, avec la volonté affirmée, comme il
l'annonce, de « fouiller au plus tragique, au plus vrai,
pour trouver le langage déchirant qui soulève les émotions et transforme
peut-être la nuit en ombre ». Ainsi énonce-t-il sa profession de foi.
En littérature, il débute en fanfare avec un premier roman « Le procès-verbal » qui connaît d’emblée le succès et reçoit le prix Renaudot. Écrivain prolifique, parmi ses œuvres les plus connues, on peut citer « La fièvre », « Le déluge », « Le livre des fuites », « La guerre » parmi ses premiers ouvrages, « Désert » (un de ses meilleurs livres), [5] « Le chercheur d’or », «Voyage à Rodrigues », « Onitsha », « Le poisson d’or », « Révolutions », « Ourania » et en 2008, « Ritournelle de la faim ». [6] Centré sur son œuvre, Il a longtemps vécu avec sa femme Jémia et leurs deux filles, à Albuquerque dans l'état du Nouveau-Mexique aux États-Unis et s'intéresse peu aux médias et à l'actualité. Mais il va souvent retrouver son enfance à Nice ainsi que dans sa maison de la baie de Douarnenez qui lui rappelle ses racines bretonnes, disant que « c’est
avec la langue, avec les livres, qu’on peut encore parler de la France
d’aujourd’hui, la voir exister dans la convergence de courants ».
2- JMG Le Clézio et Ritournelle de la faim
On
le dit secret mais un écrivain est quelqu’un qui écrit, qui ne hante
pas les médias. Il existe un gouffre entre l’envie d’écrire qui taraude
un écrivain et devenir une espèce d’homme public. Le Prix Nobel n’a
rien changé à son œuvre, il lui a donné un peu plus de liberté, c’est
tout. Ça fait du bien au moral aussi, surtout pour un écrivain qui est
par définition un être de doute, un être fragile.
Son évolution se situe dans l’acte d’écrire, quand il déclarait : « Lorsque
j'ai commencé à écrire, j'écrivais pour le seul plaisir de raconter des
histoires. Mais, je m'en suis aperçu en écrivant La quarantaine,
maintenant j'écris pour une autre raison. Au fond, j'écris pour essayer
de savoir qui je suis. » [7] Mais apparemment, il n’a pas encore obtenu de réponse satisfaisante.
« Sans doute, dit-il, je n’y suis pas vraiment arrivé. C'est qu'il y a peut-être un petit secret qui m'a échappé. » Ce quelque chose, ce « petit secret, » est
dans l'histoire des relations avec le monde, sa famille, ses enfants,
ses amours, ou alors le rapport au passé, à la réalité du quotidien.
C’est comme si les romans parvenaient peu à peu à tisser un lien ténu, « qu'ils
sont une sorte de tapisserie qui se fait, se défait constamment et
qu'il faut recommencer. Un peu comme le travail de l'araignée sur sa
toile. »
Comme on l’a écrit souvent, son œuvre représente une œuvre de rupture, thème qu’on retrouve dans son roman Ritournelle de la faim. Pour le comprendre lui et son époque, il faut « essayer
de revenir au point de départ. Et le point de départ, pour moi, c'est
ce qui a conduit à la guerre. Je suis né de la guerre. Je suis vraiment
un produit de la Seconde Guerre mondiale. »
Effectivement, il est né à Nice en 1940, pendant la guerre et l’Occupation. Une ville pourtant préservée qui vit arriver des gens perdus, traumatisés par leur exode, « ville d’opérette »
ajoute-t-il, ville d’exilés où l’on trouve pêle-mêle des russes et des
anglais comme son père, après son périple africain, attiré par le
climat de la Côte d’Azur.
Son passé, sa mémoire, c’est aussi l’île Maurice, un monde bien différent du monde occidental qu’il a connu dans son enfance et qu’il cherche à cerner, à comprendre en explorant « le Nice de la guerre et la plantation de sucre, les îles à sucre sur lesquelles s'est fondée la prospérité de l'Europe. » De la même façon, il a raconté la vie de son père dans son roman L’Africain, fiction qui lui permet d’éviter le « je » et de mettre en scène des personnages qui vont le remplacer. Ce qui ne l’incline pas pour l’instant à envisager d’écrire des Mémoires.
3- Dans Ritournelle de la faim, Ethel le personnage principal est assez proche de sa mère. C’est précise-t-il, « un personnage composite » fait de récits de sa mère, de ses propres souvenirs et de la relation de Nathalie Sarraute dans Enfance, personnage où l’on retrouve un peu de sa mère, et même un peu de Nathalie Sarraute.
D’une façon générale, il veut connaître ce qui fait une époque, ce qui
la caractérise, par exemple pourquoi cette guerre où la France
s’est laissée entraîner, lui revenaient à l'esprit les propos si
violents de son grand-père qui prêchait la force et l’autorité comme
remparts contre l’anarchie et le communisme, ceux de sa mère qui
craignait déjà dans les années vingt, l’arrivée d’une nouvelle guerre.
Dans cette logique, les hommes auraient pu tous devenir des esclaves, ce
qui le ramenait à la traite des noirs et à ses racines mauriciennes.
Il se compare à une araignée qui veut « toucher les fils pour voir d'où viennent les vibrations. »
Ethel, sa mère, avait été fortement marquée par le Boléro de Ravel, « cette musique avait changé sa vie… il est une prophétie. Il raconte l'histoire d'une colère, d'une faim »
écrit-il dans son roman. Musique prodigieuse qu’il évoque avec une
grande émotion, sa mère la jouait alors au piano et l’interprétation d’Ida Rubinstein fut un moment exceptionnel « dû à ce rythme, à ce crescendo. »
Il pense que son impact provient sans doute du contraste entre cette musique qui explose, qui finit par quatre détonations et « une société extrêmement lourde, figée, vivant sur des critères complètement obsolètes. » Remise en cause qu’on voit aussi chez Ravel
introduisant le tam-tam dans sa composition, symbole d’une pensée
nouvelle. Ces détonations finales lui rappellent les bombes des Alliés lâchées près de l’appartement de sa grand-mère, qui lui avaient fait si peur. Bruit final suivi d’un silence angoissant comme « un couperet qui tombe. » Chacun porte sa croix ou comme le dit la grand-mère Justine « la vie est un sac très lourd. […] L’écriture me permet d’oublier ce sac » pour
mieux alimenter son imaginaire mais, remarque-t-il aussi, peut-être
que d’autres espèrent en extraire les pierres pour mieux les examiner.
Si Ethel « a vingt ans et elle se rend compte qu'elle n'a pas eu d'enfance, » c’est qu’il aime bien la « légère amertume »
de ceux à qui il a manqué un petit quelque chose au cours de leur vie,
ce qu’ils ressentent comme un manque et leur donne plus de lucidité . Il
pense à tous les jeunes à qui la guerre a volé leur enfance, qui
avaient raté cette partie de leur vie dissoute dans la guerre, qui leur
avait pris une certaine naïveté, une fraîcheur propre à l’enfance et
qu’ils ne retrouveraient jamais.
Il fait souvent référence à un événement de son enfance, quand en partance pour le Nigéria,
il est resté cloîtré sans activité dans la cabine d'un bateau. C’est
dans ces conditions, il devait avoir sept ou huit ans, qu'il écrivit son
premier roman et il a gardé de cette expérience une certaine nostalgie
de ces situations où on est coupé du monde, hors de la réalité, où le
temps s’étire et où il fait bon écrire. Ceci explique qu’il n’aime pas
s’astreindre à écrire derrière un bureau, le bateau, l’élément mobile
symbolisant pour lui l’endroit idéal pour écrire.
Un souvenir est aussi à l’origine du titre de son roman Ritournelle de la faim. C’était au temps de son enfance à Nice,
une vieille femme chantait des ritournelles dans les cours d’immeubles
et son père lui envoyait souvent une pièce dans une page de journal
froissée, disant qu'elle avait été une cantatrice connue mais qu’elle
était désormais abandonnée, livrée à elle-même, réduite à fredonner Le temps des cerises
ou de petits extraits d'opérettes. Pour le jeune garçon d’alors, l’idée
de faim n’était pas seulement physique mais une espèce de chanson « qui
revenait dans les cours tous les jours, et qui rappelait qu'on pouvait
avoir faim, même dans la ville la plus riche du monde. »
« Il n’y a pas de plus grande émotion que d’entrer dans le désert » p.37 [8]
Le livre comprend en fait deux récits, le premier se déroule dans le désert, narrant la migration des touaregs, ces "hommes bleus" chassés du Rio de Oro, cette partie du Sahara qui donne sur l'atlantique, longtemps colonie espagnole, par les soldats français. Ce désert symbolise « le dernier pays libre peut-être, le pays où les lois des hommes n'avaient plus d'importance. » Les campements, dirigés par le chef religieux au nom étrange "l'Eau des Yeux",
remontent peu à peu vers le nord dans des conditions difficiles, minés
par la misère et les vivres qui s'épuisent, espérant trouver une terre
d'accueil. Mais les villes de boue séchée restent closes, hostiles et Nour, l'adolescent guide sans fin un vieillard aveugle qui s'accroche à lui.
Dans le second récit, dans la même veine que le précédent, Lalla, une orpheline illettrée élevée par sa tante, vit misérablement dans un bidonville d'une ville du Maghreb.
Sa vie s'organise autour de la corvée d'eau. Son seul plaisir quand
elle gravit la dune est de contempler la mer, elle aime aussi grimper
dans les rocailles, rencontrer Hartani le berger et écouter ce qui lui semble être une voix bien mystérieuse. De ce mirage, de ce visage voilé comme celui des "hommes bleus", n'émergent que les yeux.
Pour éviter un mariage forcé, Lalla doit s'enfuir avec le berger. Au cours de son périple, elle gagne Marseille
pour retrouver sa tante. Sa situation est peu enviable, enceinte et
femme de ménage dans un hôtel sordide. Mais sa beauté lui permet de
devenir une cover-girl célèbre, ce qui ne lui monte nullement à la tête,
elle qui a connu la misère et l'errance et n'est pas dupe de tout cet
argent et de tous ces beaux atours dont on la pare.
Les deux récits se rejoignent dans l'évocation des tirailleurs sénégalais du colonel Gouraud qui, vers 1910, massacrent les "hommes bleus" sans défense face à l'armement des Français. Lalla reviendra finalement chez elle sûre que « tout cela l'attendait. » C'est sur la plage qu'elle va accoucher de l'enfant d'Hartani.
Dans l'autre récit, les "hommes bleus"
survivants ensevelissent leurs morts et repartent en nomades sur ces
pistes sans fin qu'eux seuls connaissent vraiment, symbole d'une « liberté sans fin » qui pour Le Clézio était « vaste comme l'étendue de la terre, belle et cruelle comme la lumière... »
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