Référence : JMG Le Clézio, Ritournelle de la faim, éditions Gallimard, collection Blanche, 206 pages, 2008
« Au fond, j'écris pour essayer de savoir qui je suis. »
A la fin de son roman, JMG Le Clézio fait cet aveu : « J'ai écrit cette histoire en mémoire d'une jeune fille qui fut malgré elle une héroïne à vingt ans ». Ainsi se fait le pont entre sa jeune héroïne Ethel
et la mère de l'écrivain qui l'a largement inspirée. Nous sommes à
Paris au début des années 1930 et c'est l'exposition coloniale. Ethel
toute jeune alors -elle a dix ans- vit à Montparnasse avec ses parents d'origine mauricienne, elle se promène dans l'exposition avec son grand-oncle, Samuel Soliman, lui aussi mauricien qui porte sur cet événement un regard particulièrement ironique. En visitant le pavillon de l'Inde, il décide de l'acheter et de le faire rebâtir sur un terrain qu'il possède à Paris; il l'appellera la Maison mauve. Curieuse idée en apparence, idée fixe d'un homme vieillissant. Très impressionnée par ce projet, Ethel promet à son grand-oncle de s'en occuper après sa mort, car Samuel Soliman est un homme âgé et riche, qui veut faire de la jeune fille, son héritière.
Bio de Gérard de Cortanze
Le couple de ses parents bat de l'aile, un peu comme ce monde bourgeois
dont il est issu, médiocre et médisant, pestant contre tout ce qui
n'est pas 'lui', les Juifs, les étrangers, les 'métèques'...
Adolescente, Ethel va découvrir qu'elle a été spoliée, ruinée, moralement atteinte, et elle leur en veut à eux « qui avaient gobé tous les mensonges de l'époque. » Heureusement, il y a son amie Xenia,
une jeune Russe blanche ruinée par la Révolution, qui veut absolument
rattraper par un beau mariage ses revers de fortune. Belle et un brin
moqueuse, Xenia devient assez cynique, ce qui va bientôt la séparer d'Ethel. Mais la guerre arrive et, exilée à Nice,
il faut qu'elle s'occupe de ses parents démunis, sa rancœur retombe et
même dans sa situation, elle préfère penser à son avenir.
« Je suis né de la guerre. Je suis vraiment un produit de la Seconde Guerre mondiale. »
Cette ritournelle de la faim, bercée par le "boléro" de Ravel, est autant ressentie physiquement à travers les privations que dans les sentiments, dans la volonté d'Ethel de se surpasser, la faim pour une jeunesse sacrifiée, aux illusions sacrifiées, dont elle doit assumer les conséquences. " Le Boléro,
écrit-il, n'est pas une pièce musicale comme les autres. Il est une
prophétie. Il raconte l'histoire d'une colère, d'une faim. Quand il
s'achève dans la violence, le silence qui s'ensuit est terrible pour les
survivants étourdis. " En épigraphe du livre, Jean-Marie Gustave Le Clézio cite le poème d'Arthur Rimbaud, « Fêtes
de la faim », avec sa terrible ritournelle : « Si j'ai du goût, ce
n'est 'guères' / Que pour la terre et les pierres (...) Mes faims,
tournez. »
au temps de son enfance à Nice, une vieille femme chantait des ritournelles
dans les cours d’immeubles et son père lui faisait l'aumône, disant
qu'elle avait été une cantatrice connue et désormais abandonnée. Pour le
jeune garçon d’alors, l’idée de faim était autant physique qu'une
chanson « qui revenait dans les cours tous les jours, et qui
rappelait qu'on pouvait avoir faim, même dans la ville la plus riche du
monde. »
" Ritournelle de la faim " 2008 Extrait
Je
connais la faim, je l'ai ressentie. Enfant, à la fin de la guerre, je
suis avec ceux qui courent sur la route à côté des camions des
Américains, je tends mes mains pour attraper les barrettes de
chewing-gum, le chocolat, les paquets de pain que les soldats lancent à
la volée. Enfant, j'ai une telle soif de gras que je bois l'huile des
boîtes de sardines, je lèche avec délices la cuiller d'huile de foie de
morue que ma grand-mère me donne pour me fortifier. J'ai un tel besoin
de sel que je mange à pleines mains les cristaux de sel gris dans le
bocal, à la cuisine.
Enfant,
j'ai goûté pour la première fois au pain blanc. Ce n'est pas la miche du
boulanger - ce pain-là, gris plutôt que bis, fait avec de la farine
avariée et de la sciure de bois, a failli me tuer quand j'avais trois
ans. C'est un pain carré, fait au moule avec de la farine de force,
léger, odorant, à la mie aussi blanche que le papier sur lequel j'écris.
Et à l'écrire, je sens l'eau à ma bouche, comme si le temps n'était pas
passé et que j'étais directement relié à ma petite enfance. La tranche
de pain fondant, nuageux, que j'enfonce dans ma bouche et à peine avalée
j'en demande encore, encore, et si ma grand-mère ne le rangeait pas
dans son armoire fermée à clef, je pourrais le finir en un instant,
jusqu'à en être malade. Sans doute rien ne m'a pareillement satisfait, je
n'ai rien goûté depuis qui a comblé à ce point ma faim, qui m'a à ce
point rassasié.
L'extase matérielle Raga
Je mange le Spam
américain. Longtemps après, je garde les boîtes de métal ouvertes à la
clef, pour en faire des navires de guerre que je peins soigneusement en
gris. La pâte rose qu'elles contiennent, frangée de gélatine, au goût
légèrement savonneux, me remplit de bonheur. Son odeur de viande
fraîche, la fine pellicule de graisse que le pâté laisse sur ma langue,
qui tapisse le fond de ma gorge. Plus tard, pour les autres, pour ceux
qui n'ont pas connu la faim, ce pâté doit être synonyme d'horreur, de
nourriture pour les pauvres. je l'ai retrouvé vingt-cinq ans plus tard au
Mexique, au Belize, dans les boutiques de Chetumal, de Felipe Carillo Puerto, d'Orange Walk.
Cela s'appelle là-bas "carne del diablo", viande du diable. Le même Spam
dans sa boîte bleue ornée d'une image qui montre le pâté en tranches sur
une feuille de salade.
Le lait Carnation aussi. Sans doute distribué dans les centres de la Croix-Rouge;
de grandes boîtes cylindriques décorées de l'oeillet carmin. Longtemps,
pour moi, c'est la douceur même, la douceur et la richesse. Je puise la
poudre blanche à pleines cuillerées que je lèche, à m'en étouffer. Là
aussi je puis parler de bonheur. Aucune crème, aucun gâteau, aucun
dessert par la suite ne m'aura rendu plus heureux. C'est chaud, compact,
à peine salé, cela crisse contre mes dents et les gencives, coule en
liquide épais dans ma gorge.
Cette faim est en moi. Je ne peux pas l'oublier. Elle met une lumière
aigüe qui m'empêche d'oublier mon enfance. Sans elle, sans doute
n'aurais-je pas gardé mémoire de ce temps, de ces années si longues, à
manquer de tout. Etre heureux, c'est n'avoir pas à se souvenir. Ai-je
été malheureux ? Je ne sais pas. Simplement, je me souviens un jour de
m'être réveillé, de connaître enfin l'émerveillement des sensations
rassasiées. Ce pain trop blanc, trop doux, qui sent trop bon, cette
huile de poisson qui coule dans ma gorge, ces cristaux de gros sel, ces
cuillerées de lait en poudre qui forment une pâte au fond de ma bouche,
contre ma langue, c'est quand je commence à vivre. je sors des années
grises, j'entre dans la lumière. Je suis libre. J'existe.
Chung Ook Une écriture prophétique
Note complémentaire - Ethel et le Boléro
Ethel, sa mère : « Cette musique avait changé sa vie… il est une prophétie. Il raconte l'histoire d'une colère, d'une faim. » Le Clézio pense que son impact est dû au contraste entre cette musique qui explose, finissant par quatre détonations et « une société extrêmement lourde, figée, vivant sur des critères complètement obsolètes. »
Ces détonations finales lui rappellent les bombes lâchées près de l’appartement de sa grand-mère à Nice, qui lui avaient fait si peur. Bruit suivi d’un silence angoissant comme « un couperet qui tombe. » Chacun porte sa croix ou comme dit la grand-mère Justine « la vie est un sac très lourd. […] L’écriture me permet d’oublier ce sac. »
Voir également
* Itinéraire -- Voyageur & citoyen du monde -- Le nomade immobile --
* Le Clézio Nobel 2008 -- Le Clézio et son œuvre --
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<< Christian Broussas •• Le Clézio Ritournelle •• © CJB °°° 19/04/2018 >>
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