jeudi 3 juin 2021

Vailland entre lutte et libertinage

 « La recherche du bonheur est le moteur des révolutions »
Roger Vailland-Claude Roy

Le temps du "regard froid"

En 1959-60, pour Vailland l’aventure communiste est terminée, « je me suis tourné vers d'autres activités » dit-il évasif dans une interview au journal Le Monde. Il se donne du temps, se tourne vers le cinéma et reprend son œuvre d'essayiste. Il relit, annote, compile ses essais pour en tirer un recueil Le regard froid publié en 1963, ensemble de ses réflexions sur les questions du libertinage et de la souveraineté. La politique est en points de suspension mais toujours présente dans son esprit : « Un bon politique fait ce que fait un bon artiste : il donne forme, son matériau, ce sont les hommes, la société. » [1] Mais il reste sceptique sur son époque, affirmant dans une interview que « dans une société où il n'y a plus de mœurs, il n'y a pas d'intérêt à se revendiquer libertin. »

Libertinage et lutte collective

On retrouve dans deux essais importants sur Roger Vailland et son œuvre, "Libertinage et tragique dans l'œuvre de Vailland" de Michel Picard [2] et "Libertinage et lutte des classes chez Vailland" de Franck Delorieux [3], une analyse convergente sur la dualité du personnage qui émerge de son œuvre, écartelé entre l’engagement, la lutte collective d’un côté et de l’autre la liberté, l’indépendance du libertin. Ces deux faces de Janus sont indissociables du concept de souveraineté, centre de gravité de son œuvre.

«
Il n'est plus qu'un scandale possible, même en matière littéraire, c'est d'être communiste.» Roger Vailland

Ainsi naît peu à peu après 1956 une nouvelle unité dialectique qui apparaît dans les personnages de Don Cesare dans La Loi et Duc dans La Fête. L’homme souverain tente de s’assumer, est en passe de parvenir à résoudre ses contradictions, entre libertinage et altérité. Il conçoit le libertinage comme un instrument de la lutte des classes et l'expression de la souveraineté, pensant pouvoir conjuguer ainsi les termes de cette équation.

Reste à y intégrer la dimension collective comme il le disait lors de son installation aux Allymes en 1951, et comme il s’efforcera de le faire à la fin de sa vie, à partir de 1964.
Michel Picard pense que sous les aspects d’une œuvre multiple, romans, essais et textes plus personnels font écho les uns les autres pour renvoyer une vision globale de ses écrits.
 

Pour Vailland, le libertinage n'est pas seulement liberté de mœurs mais aussi révolte contre les institutions et le pouvoir. Le libertin est athée et matérialiste au XVIIème siècle, il pourfend l’hypocrisie morale au siècle suivant et ainsi, conclut Franck Delorieux, « Roger Vailland actualise le libertinage en l'inscrivant dans le processus historique. » Il le définira lui-même comme un état où « la vertu se confond avec la souveraineté, le vice avec la passion, » [4] reprenant dans Les Mauvais coups cette notation des Écrits intimes : « Les héros de Stendhal ne subissent pas, ils font leur destin. »

Pour Vailland, la vertu est maîtrise de soi, sens de son bien-être et de celui de l'autre : c'est Le regard froid du vrai libertin, expression empruntée à Sade qu'il fait sienne. Dans ses romans, très peu de scènes érotiques ; Il note lui-même : « Le grand Laclos nous parle peu de la virilité de Valmont. »

« Élisabeth est souveraine » écrit Franck Delorieux. Pour preuve, son témoignage dans son autobiographie Drôle de vie [5] « J'étais sa compagne, son amie, sa confidente, celle à qui on dit tout…  » Et Franck Delorieux de citer une autre biographe Marie-Noël Rio qui écrit : « Dans libertin, il y a libre : Élisabeth l'était. »

        

 Libertinage et tragique

Le titre est lui-même révélateur du travail de recherche de Michel Picard.  Les deux notions se mêlent dans la vie et dans l'œuvre de Vailland, au point qu'il est parfois difficile de les séparer, avec selon les périodes, la "saison" qu'il vit, la prééminence de l'une ou de l'autre.  

Son personnage de Drôle de Jeu, Marat-Lamballe représente le symbole de la contradiction qu’il incarnait, Jean-Paul Marat le révolutionnaire pur et dur et le Prince de Lamballe son contemporain, type du grand libertin, mêmes faces du passé et de l'avenir.

Ainsi à travers ce personnage double se crée pour Vailland cette double réalité d'un homme ambivalent, accompli comme lui par sa participation aux combats, dans la Résistance puis comme communiste mais qui tardera à trouver sa place dans la société de la paix revenue comme il le traduit dans son roman Bon pied bon œil où le personnage de Marat-Lamballe ne peut rien contre la farouche volonté du jeune communiste Rodrigue qui représente l'avenir.

Notes et références
[1]
Entretien avec Madeleine Chapsal, L'Express du 29 avril 1964
[2] Michel Picard, "
Libertinage et tragique dans l'œuvre de Vailland", éditions Hachette, 1972, 653 pages
[3] Franck Delorieux, "
Libertinage et lutte des classes chez Vailland", janvier 2008
[4] Écrits intimes page 135.
[5] Élisabeth Vailland, Drôle de vie, Éditions Jean-Claude Lattès, 1984

Voir aussi
*
Itinéraire de la souveraineté -- Vailland, Itinéraire --
*
Jeu et souveraineté chez Vailland -- Bott, Les saisons --
*
Sa biographie chez Seghers -- Facettes de Vailland, Petr & Sénégas --

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