mardi 18 mai 2021

Roger Vailland, De La Fête à La Truite

Dans les années 60, l’activité de Roger Vailland est assez disparate, entre des articles, le cinéma, sa réflexion sur le libertinage et la souveraineté qui aboutira à la parution de son recueil Le regard froid en 1963, son intérêt pour les arts et aussi quelques voyages en Italie ou en Grèce. Ainsi il ne publiera dans cette période que deux romans, La Fête en 1960 et La Truite en 1964.

I- La Fête et Duc comme masque

Avant-dernier roman de Vailland qui écrit La Fête chez lui à Meillonnas  dans l'Ain.
Le libertin n'a pas toujours « le regard froid » et rêve aussi d'un avenir radieux parsemé de fêtes : « J'imagine de grandes fêtes, frivoles et délicates, des bergeries où les vraies bergères seraient toutes des reines. »

Dans ses Écrits intimes, Vailland écrit : « Duc (est) à la fois moi-même et un autre mais j'aurais dû en parler comme d'un "confrère". » Et effectivement, Duc son personnage lui ressemble : « Le torse large, les membres courts, le visage comme un bec, les doigts crochus, ses mains : des serres. C'est un rapace. » 1

Le contexte et le couple Duc-Léone

Roger Vailland dans ses derniers romans analyse les rapports sociaux et s'intéresse au libertinage bien sûr mais aussi au pouvoir de l’argent. « Je me suis tout entier intégré à moi-même, chaque geste de l’amour, dans l’instant où il est accompli et s’il est exécuté avec bonheur, met en cause l’homme tout entier. » Communiste, écrivain, libertin, au fil de ses "saisons", l'homme ne se divise pas. Il est l'acteur principal de La Fête sous le nom de Duc, y met en scène sa femme Élisabeth sous le nom de Léone. Le sujet de ce roman est la recherche de sa souveraineté dans le domaine privé puisque le collectif décidément se dérobe.

Roger Vailland idéalise le couple Duc-Léone, décrit une relation équilibrée, symbole de ce qu'il nomme « L'art de vivre. » Il refuse alors d'écrire l'histoire d'un révolutionnaire professionnel, comme il en avait eu l'intention, sans doute sur le modèle de son ami Henri Bourbon, résistant et député communiste de l'Ain 2 ou un roman sur le bonheur impossible partagé entre passion et devoir 3. Il remue son passé depuis plusieurs mois, travaille sur l'Égypte où jadis il est allé en reportage, son voyage à l'île de la Réunion en 1958, mais sans succès. Son projet s'enlise, comme il le raconte dans La Fête, il ne sent pas vraiment ses personnages et tente de donner un sens à son travail dans le « non-sens universel, » 4 de transposer sa vie dans son roman pour retrouver cet équilibre, cette unité qu'il a toujours recherchés.

Duc, écrivain comme Vailland, veut faire de sa vie des dix derniers jours le sujet de son prochain roman : « Ce ne sera pas un roman, il s’en tiendra à la réalité, il ne dira que la vérité. Mais comme il ne saura pas dire toute la vérité, ce serait le livre des livres quel qu’en soit le prétexte, ce sera tout de même un roman. Soit, dit Léone. Nous allons commencer la saison du roman qui n’en est pas un. » Mais un écrivain peut-il vraiment parvenir à dire toute la vérité ? »

L'approche de Vailland

Plaisir et souveraineté

« Dans La Fête, Vailland affine sa conception de la souveraineté et du libertinage, en mettant en scène l’extraordinaire liberté du couple qu’il forme avec Élisabeth» 5 Il retrouve là les thèmes fondamentaux de son œuvre, ceux qui l'ont poursuivi toute sa vie, quelle que soit la forme qu'ils aient pris.

« Ce que cherche Vailland, c’est l’amour-plaisir entre partenaires égaux, respectueux l’un de l’autre. Souverains ». Cette citation de Marie-Noëlle Rio à propos de la femme selon Vailland aurait pu servir d’épigraphe à La Fête 6. Roger Vailland pose sur les femmes l’œil du passionné de botanique qu’il était, décrivant ici l’orchis bifolia comme il peint ensuite le visage de Lucie, la jeune femme qu’il convoite. Il pose aussi, comme il aimait à le dire en citant Sade 7 « le regard froid du vrai libertin », ce regard d’oiseau de proie d’un 'grand duc' par exemple, nom qu’il a choisi pour son héros. Avec sa femme Léone, Duc ne se dispute jamais. Il vaque à ses plaisirs, c’est son jardin secret et elle le respecte, respect autant que tabou mais respect dans l’égalité.

À travers les arcanes du libertinage, Duc retrouve sa souveraineté avec Lucie. Une fois la partie jouée, ils se séparent comme Valmont avec ses conquêtes éphémères dans Les liaisons dangereuses ou Casanova dans ses périples dans l’Europe du XVIIIe siècle cher à Vailland, conformément aux règles du libertinage.

Et maintenant ?

  La DS de La Fête

En mai 1958, Roger Vailland part avec sa femme Élisabeth en voyage à l’île de La Réunion 8. Ce voyage, c’est elle qui l’a voulu pour le sortir de son mal de vivre et de ses abus. Date fatidique pour un homme comme lui, passionné de politique, qui part et laisse son pays en pleine effervescence, qui joue les indifférents, qui semble 'désintéressé' comme il l’a fait dire à don Cesare dans son roman La Loi. Nouveau voyage donc après le voyage l’année précédente en Italie du sud, dans les Pouilles, pour laisser derrière lui les problèmes français et faire le point si possible.

Mais malgré le succès considérable de La Loi, fruit justement du voyage dans Les Pouilles, qui consacre Roger Vailland comme grand écrivain, rien n’y fait ; il est toujours dépressif et espère que ce nouveau voyage saura le libérer de ses obsessions, aura l’effet cathartique tant attendu. À Meillonnas, la vie a repris et il est toujours insatisfait, se tournant vers le cinéma, travaille avec Roger Vadim au scénario des Liaisons dangereuses. Avec cette adaptation contemporaine de Choderlos de Laclos puis la création d’une pièce de théâtre Monsieur Jean sur le thème de don Juan, c’est l’image du libertin qui se profile de nouveau et fait suite à la publication de son Éloge du Cardinal de Bernis qui donne corps à cette Esquisse pour un portrait du vrai libertin qu’il avait ébauché dès 1946. Après la saison du militant politique et ses romans engagés s’ouvre une nouvelle saison pour renouer avec son passé, retrouver l’ambiguïté de Marat-Lamballe et le retrait de don Cesare.

La dualité Duc-Vailland

Duc, le héros de son roman, porte un nom ambigu à double acception : l’animal, oiseau rapace nocturne qui rappelle le noctambule qu’il a été, un nom qu’on retrouve chez Bernard Busard héros de 325.000 francs ou Milan dans Les mauvais coups.
Le duc, c’est aussi le souverain d’un duché, métaphore de l’homme-souverain cher à Vailland, notion centrale du  roman.

Dans son essai L’œuvre de cruauté, Vailland tente de circonscrire le concept de souveraineté qui va le poursuivre toute sa vie : la possession, quand les amants sont égaux en souveraineté, est une cérémonie solennelle comme la messe, la course de taureau et la tragédie. […] Le jeu de cruauté implique des acteurs égaux en souveraineté, respectueux l’un de l’autre. « Je suis un être libre, c’est-à-dire souverain, et je ne reconnais à personne, ni à dieu, ni au roi, le droit de me tyranniser. »

Le profil de Duc, cet oiseau rapace, ressemble étrangement à son géniteur Roger Vailland. Son ami Claude Roy n’a aucun doute sur la dualité Duc-Vailland : « La Fête, écrit-il, est un roman de Roger Vailland, par Roger Vailland, dont le personnage est Roger Vailland. » Toujours la volonté de recourir à son double, lui-même capable de se différencier, de se projeter dans une autre situation qui tranche néanmoins avec la réalité.

Dans Drôle de jeu, son double François Lamballe, libertin qui traîne son spleen dans les années trente, se mue en résistant et en 1942 devient Marat. Vailland-Marat est le même et n’est pas le même comme il l’écrira à propos de l’acteur de théâtre. Il s’est débarrassé de ses inhibitions, s’est jeté dans la bataille comme un Homme nouveau 9 après une nouvelle cure de désintoxication.
Dans les années trente, Vailland se cherche, se dédouble, le Vailland adepte des fêtes nocturnes, le journaliste diurne qui signe souvent ses articles Georges Omer et signera ensuite son essai-reportage Suède40 du nom d’Étienne Merpin.

Duc peut être victime d’une certaine disgrâce : passionné de botanique, il constate qu’il « n’avait pas la main heureuse cette saison-là », le romancier n’a pas non plus « la main heureuse » puisqu’il ne parvient pas à poursuivre le roman commencé qui se muera en La Fête, roman dans le roman 10.

Un roman dans le roman

On peut présenter ce roman par sa trame comme l’a fait Claude Roy : Duc est un homme désabusé, qui ne s’aime plus guère que dans une recherche hédoniste, la chasse au plaisir. Sa fête à lui, cette quête de volupté qui occupe une partie de son temps, qui empiète sur son travail de romancier, va consister cette fois-ci à vivre trois jours de plaisir avec la femme de son ami Jean-Marc et de relater par écrit cette aventure. Résumé linéaire d’une présentation.

Au-delà du quotidien de Duc et de son épouse Léone, Vailland traite de sa situation à travers l’ambivalence du "roman dans le roman", ce moment particulier qui réveille son désir de création, où il sort de sa chrysalide, laisse affluer les images et accroche au mur son diagramme quand l’homme s’efface derrière le romancier. Ainsi dans ce roman, il dit du "second personnage féminin" qu’il ne fait encore « qu’entrevoir la chevelure relevée en chignon et le tailleur Prince de Galles, dont il ne connaissait encore que ces détails vestimentaires et la profession. »

Il espérait que le coup de foudre entre le commandant en second du bateau Philippe Legrand et une passagère Jeanne Treffort, déclenche ce déclic inopiné qu’ils avaient connu, qu’un sublime premier regard libère le processus de création. « Quoi de surprenant, dit le docteur, les désirs les plus vifs surviennent à l’improviste. » Le fameux déclic ne fonctionnera pas plus entre Duc et Lucie qu’entre Philippe et Jeanne Treffort. La Fête est aussi l'histoire de ce roman avorté.

Il faut à Vailland ce déclic, quelque chose qui excite l’acuité de son regard et parle à son imaginaire. Dans le roman en chantier, qui n’avance pas, rien de tel : il ne sent pas son sujet, ses personnages lui échappent, « il avait inventé deux personnages faussement désinvoltes, bienveillants et méprisants », récusant finalement le docteur et sa suffisance comme porte-parole. Mais Lucie, c’est autre chose, elle possède l’allure de ces licornes 11 chères à Vailland : « Elle est Lucie Lemarque » écrit-il.

Comme l'écrit son biographe Alain Georges Leduc, Vailland a réussi ici à dépasser "le nombrilisme du roman français" « en faisant du roman, dans le sillage de Flaubert, à la fois un mode de connaissance du fait social et un objet d'art posant le problème de sa propre esthétique, de sa spécificité 12. »

Zoom sur le personnage de Lucie

Lucie et sa vêture

Lucie, jeune femme libérée, légère et naturelle, s'habille à l'image de son tempérament, avec « une robe d'été, un tissu un peu raide dont les cassures révélaient à chaque pas le mouvement des hanches et des épaules. » Elle peut apparaître « en robe de chambre de soie légère, bleu pâle, ouverte sur une chemise de nuit blanche, fermée aux poignets, fermée au cou par un col rond et tombant jusqu'aux pieds. » Vêtement fermé compensant sa sensualité.

La sage Léone, la femme de Duc, remarque le pull en cashmere que porte la jeune femme : « Lucie, dit Duc, vole les pull-overs de Jean-Marc. - Comment dit vivement Lucie; mais qu'est-ce que tu crois ? J'aime le cashmere. Le mois dernier, j'ai dépensé la moitié de mon salaire à acheter des cashmeres. J'ai acheté un pull en cashmere à Jean-Marc. Il doit l'avoir dans la valise. » Cette réponse laisse Duc rêveur, il a envie d'en savoir plus sur Lucie, « ce qu'elle gagne, comment elle fait pour dépenser la moitié de son salaire d'un mois pour acheter des cashmeres… »

Les choix de Lucie, les sacrifices ou les compromis qu'elle est capable de consentir pour soigner son apparence sont pour Vailland très révélateurs de son caractère.

Lucie et les hommes

Lucie attire plutôt les hommes qui aiment les garçons. Elle n'a connu jusqu'à son aventure avec Duc que trois partenaires : Antoine, plutôt porté vers les hommes, a été une aventure sans lendemain ; avec Fabrice rencontré après son mariage, ce fut une  relation curieuse, de la pitié pour cet homme faible qui se méfie des femmes mais qui a besoin d'elle ; avec son mari Jean-Marc, c’est plutôt l’absence de jalousie, une résignation face au comportement de Duc.

Notes et références

[1]  Cette description, cette notion de rapace rejoint d'autres héros comme Busard dans 325.000 francs, Milan dans Les mauvais coups ou Mathurine Leduc dans sa pièce Monsieur Jean.
[2] Voir Écrits intimes page 475
[3] Voir Écrits intimes page 633 : pourquoi ne pas écrire les nouvelles Affinités électives ?
[4] Voir Écrits intimes page 53
[5] Voir Franck Delorieux, Roger Vailland : libertinage et lutte des classes, Essai, 2008, Éditions Le temps des cerises
[6] Voir Objets bouleversants, licornes et souveraines, Marie-Noëlle Rio, l’Humanité du 24/01/2008
[7] Voir son Esquisse pour la définition du vrai libertin
[8] Voir son récit de voyage La Réunion paru en 1964
[9]Sur ce thème, voir
L'Homme nouveau (cycle de romans)
[10] Picard Michel : On n'est pas sorti de l'auberge. Roman et épreuve de réalité, d'après la Fête de Roger Vailland , Littérature N°6, mai 1972  pp. 20-32
[11] Voir l'article Les licornes de Vailland
[12] Alain Georges Leduc, Roger Vailland, un homme encombrant (page 117)


II- La Truite ou Frédérique la femme libre

La Truite est son dernier roman paru en 1964, un an avant son décès à Meillonnas dans l'Ain. Si l'expérience que vit Lucie dans La Fête se traduit par « un degré de souveraineté franchi » 1, Frédérique est une souveraine dans l'âme, qui se joue des hommes et s'en sert.
Lucie et Frédérique, deux héroïnes, deux femmes souveraines.

Dans ses Écrits intimes du 6 juillet 1964, Vailland écrit : « La truite c'est moi-même m'interrogeant sur les personnages que je sue à mesure que je les sue. On ne peut pas être plus nu (et j'en suis sorti complètement vidé), mais personne ne s'en est aperçu. »

Présentation générale

Ce roman met en scène l'essor du capitalisme, les trusts industriels et financiers, la jeune Frédérique, une Lamiel moderne sur le modèle de son maître Stendhal et Vailland y joue même son propre personnage.

Vailland porte un regard très critique sur le monde qui l’entoure  qu'il raille en inventant des procédés de production et des noms de machines, dont pressent l'évolution vers la mondialisation.
Il est intrigué par Frédérique, la jeune femme rencontrée au bowling. Il voudrait en savoir davantage sur cette fille qui joue les arnaqueuses avec brio. Alors il enquête sur son entourage, Rambert, Saint-Genis et leurs femmes. Mais la vie suit son cours et Frédérique va vivre la sienne ; un
roman-rêve 2 dira Vailland.

Le fil narratif

Frédérique et son mari Galuchat rencontrent un soir au bowling du Point du Jour deux hommes d'affaires - Rambert et sa femme Lou, Saint-Genis et son amie Mariline. Elle se laisse défier par les deux hommes qu’elle attire visiblement. Elle les séduit par ses allures libres et détachées. Saint-Genis lui propose de participer à un voyage d'affaires.

Son surnom viendrait de l’élevage de truites que possède son père ou plus sûrement sur l’image-symbole de ce poisson pour l’auteur. Galuchat et Frédérique forment un couple mal assorti, une femme-truite froide et calculatrice qui le domine. Il ne s’oppose à son départ que pour la forme ; en fait, il laisse faire. Déjà dans sa jeunesse à Lons-le-Saunier, elle avait passé un pacte avec des amies : jouer avec les hommes, les vamps et les allumeuses, oui, mais sans leur céder. 

Rambert et Saint-Genis veulent tous les deux Frédérique mais leur situation financière va brusquement se dégrader. Heurs et malheurs du capitalisme. Frédérique s’en ira, traînant toujours son Galuchat.  

La métaphore du bowling

Le roman commence par la scène du bowling du Point du jourFrédérique joue à l’arnaqueuse. Après une approche très réaliste sur le déroulement du jeu et ses mécanismes, on passe au monde fermé qu’il implique, aliénant : « Nous sommes dedans, écrit-il, nous nous y sentons bien; l'air conditionné y maintient toute l'année une chaleur égale; le gazouillis des intestins, les borborygmes du "magic circle"… nous plongent dans une plaisante torpeur. »

Un monde pas seulement ludique donc et la boule elle-même « est dégorgée à l'entrée su stand comme un goutte de lait, une goutte de sperme. » En fait, Vailland nous décrit, à travers une description réaliste, une métaphore de son roman 3

Le concept de "truite" chez Vailland

Dans l’imaginaire de Vailland, la femme est parfois associée au poisson et l'homme au pêcheur. Dans la dernière scène de Bon pied Bon œil, François Lamballe, alias Marat, retiré dans son domaine lozérien, part à la pêche, la pêche d'une truite fameuse qu'il tente d'attraper depuis plusieurs années. Dans Les Mauvais coups, Roberte nous dit : « Il y avait de la truite et du saumon dans les rivières du voisinage… » Dans Beau Masque, Philippe Letourneur lors d'une partie de pêche, n'attrape que des "truitillons" alors que Beau masque prend tous les poissons qu'il veut. « Avec les truites aussi, il a la manière » commente-t-il. Beau masque lui indiquera un ruisseau contenant « les plus belles truites de la région. » Les femmes de tête sont plutôt  des femmes d’action, « des femmes froides comme des truites », comme Pierrette Amable, Nathalie Empoli la demi-sœur de Philippe pratiquant la pêche sous-marine ou Frédérique la "femme-truite" qui veut dominer les hommes.

Frédérique et Lou

   Isabelle Huppert "La truite"

Frédérique et Lou, très différentes, ne s'habillent pas du tout de la même façon. Frédérique s'habille en décontractée au bowling, elle est « en jupe de toile avec pli creux sur le ventre et pull de teinte unie. » Rien qui détermine son statut social. Mais elle pouvait aussi adapter sa vêture à la situation : « Elle portait de jolis souliers à talons bottiers, cuir souple, coutures visibles, sûrement faits à la main. Au poignet, une montre Cartier. » Mais elle devra rendre le manteau de vison acheté par son mari… pour non paiement.

De son côté, Lou a toujours des tenues sophistiquées. Même au bowling, elle « portait une robe noire décolletée, une étole de vison sur les épaules. » Et même l’insistance de son mari Rambert n'y fait rien, elle n’entend pas adapter sa tenue à telle ou telle situation.

Pour son biographe Alain Georges Leduc, « La Truite fut un livre trop en avance sur son temps. J'ai parfois l'impression qu'il ne nous est pas encore possible, culturellement, de le lire. » 4

Il cite Vailland qui décrit Frédérique : « Elle a tout ce que j'aime chez les femmes, chez les bêtes, les plantes… elle se développe avec indifférence » en référence à un vers de Baudelaire. Au bowling, elle se désintéresse du jeu et de son enjeu malgré sa chance insolente.  « La Truite, allumeuse, détonateur, qui va déstabiliser les hommes et provoquer leur chute, nous éclaire sur sa vision de la femme. Elle est comme une passante baudelairienne, justement... » conclut Alain-Georges Leduc. Ils forment un couple curieux, elle, la truite insaisissable qui file entre les doigts, et lui, Galuchat « comme son nom l'indique, un poisson mort, vidé de sa substance. » (page 130) 5

 

Ce que représente la Truite

Dans ce roman, « Roger Vailland parle en son nom propre et choisit de rester "en marge" » écrit Anne Vandenabelle-Aubry. 6 Selon Vailland, sous des dehors cohérents, la société a tendance à se déliter en privilégiant les rapports de force.
La dialectique de Vailland consiste à concilier instinct et lucidité, à rester souverain en résistant à la drogue, l'amour... Si Frédérique est une truite, la femme en général serait plutôt une
licorne, jument au front cornu, femme mythique en quelque sorte.

Frédérique, la truite, symbolise la liberté d’un être insaisissable, sans attaches. Le tamanoir lui, prédateur qui se nourrit d'insectes, symbolise les trustes internationaux qui exploite les populations. Seuls ceux mus par leur instinct échappent à cette logique.
Vailland analyse le fonctionnement du néocapitalisme et de la solitude de l'homme dans cet univers. Il tend à élargir son horizon et appliquer ce qu’il disait déjà dans 325.000 francs : « L'écrivain arrivé à maturité a résolu et surmonté ses conflits intérieurs, ses problèmes sont ceux de l'humanité de son temps. »

Notes et références
1 Francis Pornon, Un hommes seul p. 98, éditions Paroles d'Aube, 1995
2 Écrits intimes pages 744-45
3 Comme il le fera aussi dans son roman 325.000 francs avec la description technique du fonctionnement de la presse à injecter
4 Voir son essai Roger Vailland, un homme encombrant
5 Galuchat : peau de certains poissons, raie ou squale, utilisée pour couvrir des objets
6 Voir son article Roger Vailland, homme de proie, dans Entretiens, Roger Vailland

Voir également
* Une femme entrevue dans un bowling..., Roger Vailland, revue Art, 26 février 1964
* Entretien sur "La Truite", Roger Vailland, interview
Hubert Juin, Les Lettres françaises 30/04/1964
* Le réalisme comme métaphore dans l’œuvre romanesque de Roger Vailland, André Dedet
* Drôle de jeu, 325.000 francs et La truite, Marie-Thérèse Eychart, Éditions Roman 20-50, parution 2003, 176 pages
* Le vêtement féminin dans les romans de Roger Vailland,
Élizabeth Legros
* Anthony Cheal Pugh, « Drôle de poisson, lecture de La Truite », Revue Europe, 1988
* Le territoire dans le roman (la truite), Joël Pailhé, Les Cahiers Roger Vailland no 4, La Fête en Actes, décembre 1995, p. 19-29
* La truite ou
la symphonie des aveux  -- David Nott, La difficile gestation de la truite


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•  Ch.Broussas La Fête, La Truite 17/10/2024 >>
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