RAPPEL : Né en 1948 à Verneuil-sur-Avre dans l'Eure, Pascal Quignard est l'auteur de « Tous les matins du monde» en 1991, qu'Alain Corneau a porté à l'écran, « Terrasse à Rome » qui a obtenu le grand prix de l'Académie française en 2000, « les Ombres errantes » prix Goncourt 2002 et « Villa Amalia » en 2006, que Benoît Jacquot a adapté au cinéma. Il se partage entre les Buttes-Chaumont parisiennes et son domaine de Sens.
Depuis « Tous les matins du monde », Pascal Quignard pense avec nostalgie la patine du bois verni de ses précieux instruments, mais une page est tournée, il faut se délester des objets et du poids du passé. Avec les rhumatismes, les joies du violoncelle, le plaisir de jouer des petits bijoux de Bach ou de Haydn sont bien loin désormais, ainsi lui reste-t-il quand même deux pianos droits quand « je m'offre, à moi seul, des concerts fabuleux. Dommage que mes chats, comme Flaubert et Freud, détestent la musique et en particulier le piano... »
Sens : l'hôtel de ville et le maison d'Abraham
Œuvre de longue haleine, le « Dernier Royaume » s'enrichit d'un septième et nouveau tome « les Désarçonnés », dans lequel Pascal Quignard dresse le portrait d'hommes qui reviennent de loin , entre problème de santé et dépression nerveuse. C'est chez lui à Sens qu'il fait le point, évoquant son dernier roman.
Chez lui à Sens, c'est l'été, l'éclat de l'air et ses odeurs emmêlées. On peut le rencontrer dans son jardinet où s'étalent rosiers et hortensias dans des camaïeux de roses et de blancs, où l'on entend l'eau d'une rivière qui bruit doucement. Pascal Quignard,vêtu de noir, qualifie son domaine de « petit Port-Royal-des-Granges ». C'est ici qu'il vit depuis qu'en 1994 il a quitté ses autres activités pour se donner à l'étude et à la littérature car dit-il « ici, je me suis senti protégé. J'étais à la fois au cœur d'une ville de province et hors d'atteinte. J'aime habiter sous un pont, qui s'appelle le pont du Diable, et dans la seule compagnie des chauves-souris. » Il faut dire aussi qu'il a frôlé la mort en 1996, victime d'une terrible hémorragie pulmonaire, emmené en urgence à l'hôpital Saint-Antoine, vomissant son sang. Parcours initiatique exemplaire pour un écrivain.
Il en parle maintenant avec le recul convenant au créateur, une expérience qu'il qualifie d'agréable, « pas du tout douloureuse. » Après cette curieuse expérience, dans cet état particulier où il se sentait partir en douceur, « dans un épuisement... consenti », qu'il commence à rédiger sur son lit d'hôpital son " Vita Nova " dont le personnage central n'est autre que Martine Saada, la femme qu'il aime et à laquelle il dédie ce vécu très particulier. Il met dans ce livre tout son savoir-faire, exploitant toutes les formes littéraires, contes, traités, portraits, lectures, souvenirs, mélangeant les genres avec quelques pointes d'histoire et bien sûr la musique. Ce fut le début de sa grande "saga" Dernier Royaume.
Le miraculé part à Sens, recherchant une certaine disparition, s'enfouissant dans les arcanes de ce Dernier Royaume dont ajoute-t-, « l'enchevêtrement des chapitres m'évoque d'ailleurs celui des maisonnettes que Martine et moi avons réunies ici, avec, au bout du jardin, le rivage de la mort.»
Depuis son œuvre a grandi et grossi également puisque le « Dernier Royaume» compte maintenant plus de 2400 pages, et qu'en cette fin 2012 le tome 7 vient de paraître, beau, intime mais aussi sauvage et violent. [1] On y côtoie toujours et encore les guerres, les tueries, les déportations. La métaphore équestre reprend son expérience existentielle de la mort, des hommes « qui tombent au galop de leur vie, » symbole d'autant plus fort pour lui qu'il rappelle que la chute signifie aussi renaissance possible et que Saint Paul, Abélard, Montaigne ou Agrippa d'Aubigné se sont mis à écrire après avoir eux aussi été désarçonnés.
Pont sur l'Yonne près de Sens
Une jeunesse difficile
Il a été "un enfant difficile" comme on dit, très difficile même puisqu'il a longtemps refusé de parler, d'obéir et de manger, limite mutique et anorexique. Ce fut comme une volonté de se détruire car « quand on ne vous aime pas, avoue-t-il la voix sourde, on disparaît. Lorsqu'on vient au monde avec le sentiment qu'on n'est rien et que le contenant ne veut pas du contenu, on s'efface. » [2] Tout petit déjà, il sentit qu'il n'était pas désiré et à l'âge de deux ans précise-t-il, fit sa première dépression nerveuseDepuis, d'autres se sont produites, un domaine où il est devenu expert, définissant la dépression à travers deux critères : ne plus pouvoir lire et durant au moins 6 mois. Alors, son dilemme est simple : selon le cas, l'affronter ou la fuir. Mais il est parvenu à vire avec, à la domestiquer et ne le paralyse plus. De s'être établi à Sens l'a beaucoup aidé, « d'avoir quitté, il y a vingt-cinq ans, le circuit social où tant de mes amis continuent d'accepter d'être domestiqués, de subir ce que La Boétie appelle la "servitude volontaire", me rend beaucoup plus apte à l'affronter. Car rien d'extérieur ne pèse sur mes épaules.»
Avec le temps, il a retrouvé une certaine sérénité, disant « je ne suis jamais plus heureux qu'en étant absorbé par un paysage, bouleversé par une tête de cheval ou de chat, qu'en cessant d'être moi.» Deux nostalgies ombrent encore son existence, de n'avoir pas prolongé la longue lignée des Quignard organistes, vieille de quelque deux siècles et d'avoir délaissé la philosophie comme le lui conseillait son maître Emmanuel Lévinas.
Le tango des centaures, opéra baroque de Quignard [3]
Sens, sa thébaïde
Il concède n'avoir aucun atome crochu avec son époque. Renoncement et rejet d'internet, il s'est fait chat. De chez lui, on entend les cloches de la cathédrale, l'heure se fait lointaine et il peut s'adonner à sa devise otium et libertas. (Loisir et liberté) Autre nostalgie quand il évoque son oncle Jean Bruneau, grammairien, amateur de Flaubert et rescapé de Dachau, qui lui fit don de tout son amour quand il souffrit des affres de l'enfance. Ces souvenirs le ramènent encore à sa jeunesse, les études dans des baraquements de fortune au Havre, ville rasée et reconstruite, renaissant de ses cendres -c'est vraiment le thème central des "Désarçonnés"- « Le Havre où j'ai été élevé par une jeune Allemande qui venait d'une autre ville éradiquée, Cologne. Il sera temps pour moi de boucler alors la boucle de mes ruines.»
A Sens, il se balade le long d'un chemin de halage en pensant à ces chevaux attelés de cordes qui tiraient d'énormes bateaux, ces chevaux qu'il ne monte pas mais qui le fascinent, « le seul animal, écrit-il, que l'homme ait toujours estimé plus beau que soi.» Il se sent comme George Sand qui avait baptise sa jument du nom de Colette et avait appelé l'absence son coin secret à Nohant.
Photo de "Tous les matins du monde"
Notes et références
1- ↑ "Les Désarçonnés" de Pascal Quignard,
éditions Grasset, 342 pages, septembre 2012
2- ↑ Interview parue dans le Nouvel
Observateur le 6 septembre 2012
3- Le tango des Centaures : inspiré des Métamorphoses d'Ovide, Théâtre musical avec 8 acteurs.Collaboration avec Pascal Quignard & Kris Defoort. Sorte d’opéra baroque contemporain où les métamorphoses se racontent à travers la parole, le chant, la musique, le geste. "Tragiques, cruelles, étonnantes, monstrueuses ou merveilleuses, ces histoires chantées et incarnées deviennent un recueil d’images, d’incantations et de plaintes, dans un va et vient entre passé et présent, et sondent le mystère du monde, des passions humaines et de leur monstruosité".
3- Le tango des Centaures : inspiré des Métamorphoses d'Ovide, Théâtre musical avec 8 acteurs.Collaboration avec Pascal Quignard & Kris Defoort. Sorte d’opéra baroque contemporain où les métamorphoses se racontent à travers la parole, le chant, la musique, le geste. "Tragiques, cruelles, étonnantes, monstrueuses ou merveilleuses, ces histoires chantées et incarnées deviennent un recueil d’images, d’incantations et de plaintes, dans un va et vient entre passé et présent, et sondent le mystère du monde, des passions humaines et de leur monstruosité".
<<<< Christian Broussas - Feyzin - 23 décembre 2012 - <<< © • cjb • © >>>>
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