« La propagande économique nous a formés au chacun-pour-soi, voire au chacun-contre-tous, et, après avoir changé notre responsabilité en pouvoir d'achat, elle nous presse de renier pour quelques sous ce à quoi nous croyons. » Anti manuel d'économie, tome 1
Il était un "vrai" Charlie, ou plutôt "l’oncle Bernard",
surnom qu’il avait pris pour signer ses chroniques économiques dans Charlie-Hebdo.
Sous son humour décapant, il défend ses convictions d’une économie sociale, ses
conceptions écologiques du développement (il sera candidat vert aux
législatives de 2002), faisant preuve d’un esprit de dérision qui ne le cédait pas
cependant à la rigueur de sa pensée. [1]
Pour lui, « la question est de savoir si on peut dépasser un système fondé sur l’accumulation
indéfinie et la destruction sans limite de la nature ». [2] Pour Joël Carreiras ingénieur d'études et
secrétaire général du LEREP, [3] Bernard
Maris était « l'anti mandarin », un économiste conscient des limites de sa
discipline et qui ne se prenait pas au sérieux.
L’hommage s’est poursuivi avec le responsable économique d’Axa, Éric Chaney, qui a diffusé le texte suivant : « Bernard Maris était un économiste chevronné avec de fortes convictions comme l’échec de l’euro et de ce qu’il appelait le 'néo-libéralisme'. Il était aussi un esprit très cultivé, connaisseur de Platon et d’Aristote et un débatteur pugnace comme je peux en témoigner. C’est un jour très triste. »
Maris vu par Charb |
Ce docteur en sciences économiques, auteur d'une thèse intitulée « La distribution personnelle des revenus : une approche théorique dans le cadre de la croissance équilibrée », qui a enseigné à Paris-VIII, la micro économie à l’université de l’Iowa aux États-Unis et même à la banque centrale du Pérou, n’avait pourtant rien d'un économiste orthodoxe, fustigeant les dérives d’un néo-libéralisme omnipotent et arrogant qui n’hésitait pas à le combattre et à le marginaliser à l’occasion. Il se gausse de leurs prédictions [4] bien souvent déjouées et guère plus fiables que la météo, dénonçant les « gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles » [5] et les prétendues « lois économiques » tables de la loi étudiées avec dévotion. Sa critique l’avait amené à considérer l’économie comme une « pseudo science » où les théoriciens de l’économétrie, les thuriféraires des modèles mathématiques, faisaient de plus en plus la loi.
Anti manuel d'économie tomes 1 et 2
Dans son anti-manuel d’économie en deux volumes, [6] il considère l’économie du point de vue du partage de la richesse et de la domination, s’opposant aux économistes qui « ont "naturalisé" l’économie, l’ont soumise à de pseudo-lois naturelles ou immanentes, pour éviter les sujets clés », les mécanismes de la production, l’opacité et l’inefficacité des marchés. Il analyse le problème de la rareté et ceux qui ont intérêt à faire perdurer cette situation. [7]
Si son attirance pour Michel Houellebecq a pu surprendre, Bernard Maris le voyait, depuis sa lecture de son roman La Carte et le Territoire, comme l'analyste particulièrement pertinent d'une modernité à la dérive, brutale et décadente. Pour lui, « aucun écrivain n'est arrivé à saisir comme Houellebecq le malaise économique qui gangrène notre époque. » Il venait de publier un ouvrage assez iconoclaste intitulé "Michel Houellebecq économiste" où il rejoint son univers décalé de héros paumés où "l'extension du domaine de la lutte" peut très bien conduire à la disparition de l'espèce, où il écrit : « la consommation perpétuelle n'est-elle pas la forme suprême du divertissement pascalien ? Oublier que le temps passe et que la mort approche, en mangeant, en changeant d'objet ? » Il revisite son univers littéraire à la lumière de grands auteurs comme Malthus, Schumpeter, Keynes ou Marx, constatant que « Houellebecq parle de compétition, de travail parasitaire et utile, d'argent, et il en parle mieux que les économistes, car il est écrivain ».
L’un de ses derniers combats a été de vouloir intégrer à l’AFEP (l’Association française d’économie politique) une section « Économie et société » aux côtés de l’actuelle section « Sciences économiques » représentée au Conseil national des universités, afin d’éviter que s’instaure "la pensée unique" en matière d’économie. Il s’agissait de défendre contre l’omnipotence actuelle de la pensée économie néo-libérale, une discipline plus ouverte, une véritable économie politique. Et cette bataille est loin d’être gagnée puisque le conseil de la Ve section des sciences économiques a menacé la ministre actuelle de faire grève et de grands pontes comme Philippe Aghion ou Jean Tirole dont Bernard Maris a fort critiqué l’économie industrielle, son domaine de compétence, semblent bien être intervenus auprès d’un ministère qui louvoie, peu pressé de prendre une décision.
Tout le monde ne peut pas afficher « Je suis oncle Bernard ».
Ce toulousain qui aimait beaucoup sa région, vivait avec Sylvie Genevoix, éditrice et fille de l'écrivain Maurice Genevoix. Le couple avait décidé de participer à la commémoration du centenaire de la première guerre mondiale, en particulier pour la diffusion du téléfilm Ceux de 14 tiré de l'œuvre de son beau-père, ce qu'il réalisa après la disparition de Sylvie en 2012.
Lors de ses obsèques, son ami l'écrivain Emmanuel Carrère l'a évoqué ainsi en quelques mots : « Je me souviens de sa grande gueule d'acteur américain, son sourire plein de dents et son léger accent toulousain. Avec lui, on était tout de suite bien ».
« C'est l'encre qui doit couler, pas le sang. »
2011, lors de l'incendie des locaux de Charlie-Hebdo |
François Mitterrand demandait : "Mais pourquoi tous les hommes n'auraient pas le droit à la beauté ?" La beauté est un bien public, alors pourquoi construire des zones misérables et y parquer des citoyens déclassés pour ensuite s'étonner qu'ils votent Front national ? L'économiste britannique John Maynard Keynes disait, dans un entretien à la BBC, quelque chose comme : "Construisez des immeubles magnifiques aux ouvriers et vous verrez qu'ils deviendront plus intelligents et épanouis". »
Notes et références
[1] Un exemple parmi d'autres, tiré de la "Lettre ouverte aux gourous de l'économie" : « Milton Friedman (prix Nobel 1976) est du genre Stigler [8] mais en plus rigolo. Dans un article qui a fait un tabac dans la profession, il a avancé la thèse qu'une théorie ne devait pas être testée par le réalisme de ses hypothèses mais par celui de ses conséquences. Autrement dit, peu importe de faire l'hypothèse que la terre est plate tant que ça vous permet d'aller où vous voulez à vélo... Vous pouvez même supposer que la terre et creuse comme un bol, si vous sentez que votre vélo descend... »
[2] "Capitalisme et pulsion de mort" page 140
[3] LEREP : laboratoire d'études et de recherche sur l'économie et la production
[4] Voir son livre intitulé "Des économistes au-dessus de tout soupçon ou la grande mascarade des prédictions," paru en 1990 chez Albin Michel
[5] Voir " Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles ", éditions du Seuil, Points économie, 2003
[6] Antimanuel d’économie , éditions Bréal, 2003, tome 1 : « Les Fourmis » 2006, tome 2 : « Les Cigales »
[7] « Disons que tout naît de la rareté. Il n'y a de problème économique que parce qu'il y a de la rareté... qui implique le calcul, l'organisation, le partage, bref, l'économie. » Anti manuel d'économie, tome 2
[8] George Joseph Stigler (1911-1991) est un économiste américain, prix Nobel d'économie en 1982, auteur d'une théorie de la redistribution des prélèvements par la puissance publique et de ses conséquences.
Références bibliographiques
* Bernard Maris, "Lettre ouverte aux gourous de l'économie qui nous prennent pour des imbéciles", Le Seuil, 1999 : « Les théoriciens de l'économie industrielle sont une secte. » Article du Huffington Post
* Bernard Maris, Keynes ou l'économiste citoyen, 1999, ISBN 978-2724610376
* Bernard Maris et philippe Labarde, La Bourse ou la vie - La grande manipulation des petits actionnaires, 2000, ISBN 978-2253150930
* Bernard Maris, L’Homme dans la guerre. Maurice Genevoix face à Ernst Jünger, Grasset, 2013, ISBN 978-2-246-80338-6 : hommage à son beau-père, l'écrivain Maurice Genevoix
* Bernard Maris, Houellebecq économiste, Flammarion, 2014, ISBN 9782081296077
Voir aussi :
* Mon article Bernard Maris, "Et si on aimait la France" --
* mon Site Essais/Études
« < Christian Broussas, Feyzin - B. Maris - 13 janvier 2015 •°° © CJB © °°• >»
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