mercredi 18 février 2015

Postmodernisme et littérature

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Dans son essai intitulé "La condition postmoderne", le philosophe Jean-François Lyotard développe ce thème sous l'angle de la légitimité. L'homme postmoderne ne croit plus guère à tout ce qui constituait le ciment des sociétés occidentales depuis la Révolution française, l'époque moderne des historiens.Comme écrit l'auteur, « La transmission des savoirs n’apparaît plus comme destinée à former une élite capable de guider la nation dans son émancipation, elle fournit au système les joueurs capables d’assurer convenablement leur rôle aux postes pragmatiques dont les institutions ont besoin. »



 On peut alors se demander si les sociétés démocratiques ont atteint leur point ultime ou si elle ne sont plus en phase avec les évolutions historiques, n'ouvrant plus guère de perspectives alléchantes pour les jeunes générations, qu'une société marchande et formatée, aux horizons sans grand intérêt. On peut aussi se demander comme Shmuel Trigano « le contenu même du savoir, la finalité du droit, si tout cela ne relevait pas en réalité d’un savoir objectif mais d’une "idéologie". » [1]

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      Le philosophe Jean-François Lyotard               Symbole du mouvement OULIPO


D'où la question clé de la légitimité. Comme le remarque Jean-François Lyotard, le savoir postmoderne « ne trouve pas sa raison dans l'homologie des experts, mais dans la paralogie des inventeurs. » [2] Autrement dit, pour ce qui nous intéresse ici, dans la façon dont les écrivains, ces "inventeurs du langage" vont intégrer cette nouvelle donne dans la littérature. De cette évolution, nous n'avons guère vu que les quelques soubresauts qui l'ont secouée, du Futurisme au Nouveau roman en passant par le surréalisme et le mouvement Oulipo[3]

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Figures marquantes du postmodernisme

La littérature est comme toutes les autres disciplines artistiques, soumises aux rapides évolutions du monde et obligées de se remettre en cause, y compris dans ses fondements. Ce n'est pas un hasard si l'architecture est la discipline qui a été touchée la première par le mouvement postmoderniste. Dans le domaine littéraire, l'œuvre la plus représentative est sans doute le livre de l'écrivain italien Italo Calvino [4] intitulé Si par une nuit d'hiver un voyageur où, à travers un style narratif, il raconte sa propre aventure, sous couvert de "débuts de romans" toujours laissés en suspens... Pour cela, il utilise toutes les formes romanesques à sa disposition -dix formes différentes- pour toutes les englober dans un onzième fragment de roman, soulignant les rapports entre le lecteur et l'ouvrage.

Une autre approche est celle de l'écrivain argentin Jorge Luis Borges, en particulier son recueil de poésie Fictions où il détourne souvent le récit fantastique pour renouveler le genre au point qu'on a parlé alors de "philosophie-fiction", surtout dans ses deux nouvelles Tlön, Uqbar, Orbis Tertius et La Bibliothèque de Babel où il utilise également de nombreuses références littéraires, parfois volontairement fantaisistes et où, dans la première nouvelle, le monde réel est peu à peu colonisé par le monde fictionnel de Tlön

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Italo Calvino                  Jorge Luis Borges                 Paul Auster                       

Autre démarche aussi que celle de Paul Auster, l'écrivain américain auteur de La Trilogie new-yorkaise constituée de La cité de verre, Revenants et La chambre dérobée. Derrière ce pastiche du roman policier, on découvre qu'un dénommé Peter Stillman tente d'inventer un nouveau langage pour sauver le monde des problèmes d'incommunicabilité, prétexte pour Auster de traiter les thèmes d'identité et de liberté, thèmes repris dans le deuxième volume Revenants, où les personnages sont anonymes, appelés simplement Bleu, Noir et Blanc. Comme dans le dernier volume La chambre dérobée où  le narrateur va usurper l'identité de Fanshawe, un homme qui a disparu.

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    Vladimir Nabokov                       Jean Echenoz


Dans le même ordre d'idée, la métafiction, forme d'écriture qui présente ses propres mécanismes par des références explicites, est utilisée pour relier les deux concepts de fiction et de réalité comme par exemple Feu pâle de Vladimir Nabokov, bâti sur un un long poème divisé en 4 chants, centré en fait sur la propre expérience du narrateur, et incluant introduction, commentaire et index. L'œuvre peut ainsi se lire soit de façon linéaire, soit en alternance entre le poème et le commentaire. 

Le concept de Métafiction a connu de nombreuses variantes dont les plus intéressantes sont largement utilisées :
- La Mise en abyme ou roman sur un écrivain concevant une histoire, "inventée" par André Gide dans son roman Les faux monnayeurs
- Le roman sur un lecteur lisant un roman (voir ci-dessus l'exemple d'Italo Calvino)
- Une fiction au sein d'un roman comme dans Vente à la criée du lot 49 de Thomas Pynchon
Un roman où le narrateur est l'auteur du récit ainsi qu'un de ses personnages comme dans L'insoutenable légèreté de l'être de Milan Kundera, ou l'auteur est aussi un personnage du roman
- Le roman non-linéaire, non chronologique comme Finnegans wake de James Joyce
- Des notes et commentaires intégrées au récit (voir ci-dessus l'exemple de Nabokov)
- Un roman en parallèle, avec une œuvre précédente, comme Le Quatuor d'Alexandrie de Lawrence Durrell ou Foe de JM Coetzee.

Terminons par l'américain Thomas Pynchon qui passe pour être l'archétype du postmodernisme en particulier avec ses deux romans Vente à la criée du lot 49 et L'arc-en-ciel de la gravité. Homme plus que discret dans un monde médiatique, il a peu publié et on dit qu'il a travaillé plus de dix ans à écrit (et réécrire) L'arc-en-ciel de la gravité, ouvrage qui a suscité de nombreux travaux d'interprétation et d'exégèse ainsi que deux « guides du lecteur », Fowler et Weisenburger.

Pour Pynchon, le fil narratif n'est pas forcément le plus important, ses "histoires" sont souvent "alambiquées", un récit non-linéaire tissé souvent de nombreuses zones d'ombre. Dans L'arc-en-ciel de la gravité, il est question d'un complot dont on sait peu de choses et d'un homme dont les érections sont capables de faire connaître l'endroit où des explosions des V2 allemands vont se produire. 

Le tout sur fond de fin de guerre et de libération, se déroulant surtout à Londres mais aussi à Nice, en Hollande et en Allemagne, avec une vaste galerie de personnages souvent quelque peu bizarres. Cette luxuriance cache l'incertitude et la peur qui minent les protagonistes, éclaire le contraste entre le doute permanent créé par cette incertitude et la place de la réalité dans leur imaginaire.

Pynchon est très représentatif en ce sens qu'il "mélange" les références culturelles, faisant une place aux différentes facettes de la culture populaire, à ses artefacts comme les comics, les dessins animés,les images et la vidéo, les mythes urbains ou l'art naïf, gommant largement la frontière classique entre les différentes formes de culture.

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     Milan Kundera                                       Thomas Pynchon

L'esthétique postmoderniste

L'originalité de ce mouvement réside dans son éclectisme, sa capacité à réutiliser les techniques du passé, à les recycler pour les intégrer à son projet esthétique. Il représente donc une volonté de synthèse utilisant des moyens comme les collages de textes, pour décrire une réalité difficile à appréhender, utilisant les effets contrastés entre tous les matériaux et la distanciation que cela permet.

Les principales techniques que l'on retrouve sont fonction d'un éclectisme revendiqué. Ce qui frappe d'abord, c'est l'immédiateté, le cours au présent, remisant passé et avenir dans les accessoires, dilaté par cet éclectisme qui refuse les tabous en intégrant tous les genres littéraires, y compris ceux considérés comme "inférieurs". 
Ainsi par exemple, le recours au genre polar, policier ou espionnage, qu'on trouve chez l'écrivain Jean Echenoz dans des romans comme Cherokee (prix Médicis 1983), Lac qui retrace les aventures rocambolesques de Franck Chopin, parodie d'agent secret, les détectives lancés aux trousses de Gloire Abgrall dans Les grandes blondes, le trésor de Félix Ferrer qui disparaît mystérieusement dans Je m'en vais (prix Goncourt 1999). [5]

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L'esthétique pictural de Warhol        Yves Arman : l'objet comme consommation

Au centre de son esthétique, le postmodernisme place l'interprétation, la façon dont l'œuvre est perçue par son lectorat, composant un décalage ironique et généralement dérangeant, n'hésitant pas à s'engager dans la dérision, à irriter et même à déplaire. Si cette approche est plus connue en art plastique avec René Magritte et son "surréalisme ironique", Jeff Koons et son lapin en inox, Arman et ses "accumulations d'objets" et le pop art d'Andy Warhol, elle est aussi largement présente en littérature dans l'humour décapant d'Éric Chevillard comme L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster, l'auto-commentaire de Vladimir Nabokov dans Feu pâle (voir ce-dessus) ou le recours à l'ironie.

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Ce dernier thème, tentative pour réinterpréter les codes classiques avec toutefois assez d'ironie décalée dans les situations ou dans les dialogues . Le cas de Milan Kundera est à cet égard exemplaire, qu'on perçoit dans les titres de ses œuvres, que ce soit  La Plaisanterie, Le livre du rire et de l'oubli, qui illustre son constat qu'il est impossible de comprendre et de contrôler la réalité, et plus récemment La fête de l'insignifiance inspirée par notre époque qui est d'autant « plus drôle qu'elle a perdu le sens de l'humour. » [6]

Plutôt que de vouloir donner une image fidèle du monde réel, le postmodernisme se donne pour objectif de définir le statut du monde fictionnel que crée l'œuvre d'art et son lien avec la réalité comme on peut l'apprécier chez Jorge Luis Borges dans la nouvelle Tlön, Uqbar, Orbis Tertius du recueil Fictions. (voir ci-dessus)

 Notes et références
[1] Shmuel Trigano,"La nouvelle idéologie dominante : le postmodernisme", éditions Hermann, 2012
[2] L'homologie implique des affinités, des convergences dans les prérequis tandis que la paralogie implique un raisonnement logique reposant sur des prémisses contestables.
[3] Perry Anderson, "Les origines de la postmodernité", traduction Natacha Filippi & Nicolas Vieillescazes, éditions Les prairies ordinaires, 185 pages, 2010 

[4] Voir aussi ma fiche La spéculation immobilière
[5] Dans ce domaine de l'esthétique postmoderniste, on aurait pu également prendre d'autres exemples comme Pascal Quignard et son ouvrage prix Goncourt intitulé "Les ombres errantes" - Voir aussi mes fiches Quignard Une jeunesse et Quignard à Sens
[6] Présentation de son roman "La fête de l'insignifiance" sur le site des éditions Adelphi.


Sources et bibiographie
* Jean-François Lyotard, "La condition postmoderne", édition de Minuit, 1979
* Italo Calvino, "Si par une nuit d'hiver un voyageur" (Se una notte d'inverno un viaggiatore), traduction de Danièle Sallenave et François Wahl, Paris, Éditions du Seuil, 1981 
* Jorge Luis Borges, "Fictions", traduction française P. Verdevoye et N. Ibarra, éditions Gallimard,, 1951
* Paul Auster, "La Trilogie new-yorkaise : La cité de verre, Revenants et La chambre dérobée", éditions Actes sud, 2002
* Vladimir Nabokov, "Feu pâle", éditions Gallimard/Folio, 1991
* Thomas Pynchon, "Vente à la criée du loy 49", traduction Michel Doury, coll. « Fiction et Cie », éditions du Seuil, 1987
* Thomas Pynchon, " L'arc-en-ciel de la gravité", coll. « Fiction et Cie », éditions du Seuil, 1987

Mes autres articles sur Milan Kundera
* La fête de l'insignifiance -- La valse aux adieux -- De l'amour  -- Kundera & Philip Roth --

* L'art du roman -- Les testaments trahis  -- Une rencontre --

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