Et si, derrière la tension qui caractérise l’œuvre d’Albert Camus, il y avait une unité fondamentale qui ne se laisse pas approcher facilement, dominée par un rapport ambivalent au monde ?
« Toute création nie, en elle‑même, le monde du maître et de l’esclave. » Le Mythe de Sisyphe
L’approche classique est de développer sa relation à l’absurde, illustrée par sa trilogie de l'absurde, Le mythe de Sisyphe, essai décliné en roman avec L’étranger et en pièce de théâtre avec Caligula puis de passer au cycle de la révolte, dépassement de l’absurde, selon la même thématique basée sur un essai L’Homme révolté complété par un roman La Peste et une pièce de théâtre L’État de siège.
Dans cette optique, la tension se traduit par un dépassement, l’accord
avec le monde passe par une phase de confrontation où la tension est à
son comble.
L’envers et l’endroit et Noces,
ses deux premiers recueils de nouvelles qui précèdent ses deux cycles,
de part la diversité des textes qu’ils contiennent, traduisent cet
ambivalence entre acquiescement au monde, la tendresse pour son enfance, [1] la beauté solaire de son Algérie natale, du monde méditerranéen comme la célèbre Noces à Tipasa [2] et le côté sombre, le divorce avec un monde incompréhensible comme son voyage à Prague qu'il retrace dans La mort dans l'âme par exemple. [3]
L'ambivalence de ses souvenirs d'enfance est tissée d'instants positifs « les nuits d'été où crépitent des étoiles » et négatifs, le pauvre logement, les cafards... Tout lui rappelle une vie entre "oui et non" [4] où domine le visage grave d'une mère indifférente qui le ramène au « chant secret qui naît de l'indifférence du monde. » Dans Noces, même processus : Si, dans Le vent à Djémila, à côté du soleil, se profilent « le grand silence lourd » et la présence obsédante du vent, L'été à Alger décrit la vie des algérois l'été, la mer et le soleil où l’homme, même dans la pauvreté, se sent comblé.
Son premier recueil L'Envers et l'endroit traduit aussi ce balancement : l'Envers symbolise l'angoisse devant l'étrangeté, le silence du monde, la difficulté d'agir sur lui; l'Endroit
symbolise la beauté d'un monde qu'il accepte, même s'il ne le comprend
pas. Ces deux recueils ne constituent pas non plus un volet
supplémentaire à son œuvre mais permettent au contraire de dégager une
cohérence globale à travers les différentes thématiques qui, des
premiers recueils au Premier homme, traversent son oeuvre. Albert Camus avait aussi précisé dans la préface de la réédition de L'Envers et l'endroit « Pour moi, je sais que ma source est dans L'Envers et l'endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j'ai longtemps vécu... »
Le monde est vécu comme absurde depuis l'effacement de Dieu et de la religion, mais l'espoir n'a pas pour autant disparu. Si les visages de Piero della Francesca révèlent leur indifférence, leur inexpressivité, [4] Camus s'est tourné vers les Annonciations des
peintres de la Renaissance italienne, qui contiennent l'espoir
d'accéder à la lucidité, à la reconnaissance positive de la présence
immanente du monde. Même s'il reste sourd aux appels des hommes.
Dans L’Étranger, [5] Meursault accepte le monde tel qu'il est, tel qu'il le vit, un « oui »
du bout des lèvres basé sur son refus d’espérer et de chercher des
consolations. Il reconnaît par là sa nature humaine, il l'assume dans sa
condition mortelle même qui le conduira à sacrifier son prochain comme
la face sombre de la condition humaine. Ce que Laurent Bove appelle « une assomption du hasard ». [6] Malgré l'amour de Marie, amour désintéressé et désir sans objet, Meursault n'évoluera qu'à travers son expiation.
Dans La chute, Jean-Baptiste Clamence, malgré ses différentes facettes et sa duplicité de "juge-pénitent", peut aussi apparaître comme l’autre versant, la face cachée de Meursault :
un homme de pouvoir, en prise avec son époque, même s’il semble s’en
écarter pour mieux dénoncer ses travers et s’affirmer en légitimant tous
les Meursault qui veulent affirmer leur réalité.
Ce lien profond avec le monde rappelle ce qu'il dit dans Le Mythe de Sisyphe de l'univers de Spinoza,
« univers brûlant et glacé, transparent et limité, où rien n'est
possible mais tout est donné, passé lequel c'est l'effondrement et le
néant. L'homme peut alors décider de vivre dans un tel univers et d'en
tirer ses forces, son refus d'espérer et le témoignage d'une vie sans
consolation. » [7] Tel
est, dans cette perspective, le paradoxe camusien pris entre la
promesse d’une création et l’ivresse d’une domination.
Cette
interrogation est celle d'un homme qui a vécu la guerre, découvert
l'horreur des camps nazis et craint leurs séquelles, qu'il a exprimée
par exemple dans La Crise de l’homme, conférence qu'il donne aux États‑Unis en 1946 ou dans cet article intitulé "Le siècle de la peur" : «
Quelque chose en nous a été détruit par le spectacle des années que
nous venons de passer. Et ce quelque chose est cette éternelle confiance
en l'homme qui lui a toujours fait croire qu'on pouvait tirer d'un
autre homme des réactions humaines en lui parlant le langage de
l'humanité. »
(Combat, "Ni victimes ni bourreaux", 11/1948, repris dans Actuelles, 1944-48, Œuvres complètes tome 2, page 437)
Le poids de l'histoire a créé depuis 1945 une sorte de mutation de l'homme contemporain, ce que Camus nommait lui même "la tranfiguration" [8] qui se sent étranger à ce monde et le pari de Camus est qu'il puisse malgré tout prendre en charge sa destinée, laisser émerger une nouvelle forme de révolte, recouvrer sa souveraineté personnelle et collective à travers « le peuple considéré dans sa volonté générale. » [9]
Contrairement à Sartre
qui ne voyait dans la révolte camusienne que l’affirmation d’une
morale, une réaction contre l’histoire qui ne ferait que renvoyer au
thème de l’absurde,[10] il faut y voir un thème central, le symbole de ce qu’il appelait « l’acquiescement au monde » une affirmation contre le retrait ou le refus, qui se traduit par une farouche volonté de résister, de croire que le combat de Sisyphe, à force de ténacité, contient en lui-même sa propre vérité.
On peut ainsi identifier un fil conducteur à travers sa démarche, ce que son ami le poète René Char appelait un « fil de foudre » [11], reliant L’Étranger à L’Homme révolté et plus généralement, innervant l'ensemble de son œuvre.
Notes et références
[1] N'écrivait-il pas « Pour
moi, je sais que ma source est dans L'Envers et l'endroit, dans ce
monde de pauvreté et de lumière où j'ai longtemps vécu et dont le
souvenir me préserve encore des deux dangers contraires qui menacent
tout artiste, le ressentiment et la satisfaction. »
[2] Où il écrit : « le monde est beau, et hors de lui, point de salut », une beauté qui se traduit par cette définition du bonheur : « Qu’est-ce que le bonheur sinon l’accord vrai entre un homme et l’existence qu’il mène »
[3] La mort dans l'âme : troisième nouvelle de L'Envers et l'endroit
[4] Voici ce que dit Camus du tableau représentant le Christ ressuscitant de Piero della Francesca dans "Le désert", l'une des nouvelles de Noces : « Au sortir du tombeau, le Christ ressuscitant de Piero della Francesca
n'a pas un regard d'homme. Rien d'heureux n'est peint sur son visage
-mais seulement une grandeur farouche et sans âme que je ne puis
m'empêcher de prendre comme une résolution à vivre. Car le sage comme
l'idiot exprime peu. » (Œuvres complètes, tome 1, page 136)
[5] Sur L'Étranger, voir les deux analyses de Jean-Paul Sartre, "Explication de L’ Étranger", Les cahiers du sud, février 1943 et de René Girard "Pour un nouveau procès de L'Étranger", Critique dans un souterrain, Le Livre de poche, 1976
[6] Voir Laurent Bove, Albert Camus. De la transfiguration, p. 11, éditions Presses universitaires de Paris, coll. "philosophie à l’œuvre", 168 pages, 2014
[7] Le Mythe de Sisyphe, Œuvres complètes, tome 1, page 260
[8]« La hideuse société de tyrans et d’esclaves où nous survivons ne trouvera sa mort et sa transfiguration qu’au niveau de la création. » L’Homme révolté, Œuvres complètes, tome 3, page 297
[9] "Le nouvel évangile", L’Homme révolté, Œuvres complètes, tome 3, page 158
[10] Voir Jean-Paul Sartre, "Albert Camus" dans Situations, tome IV, éditions Gallimard, 1964
[11] « Mon
cher Albert, Après avoir lu et relu votre Homme révolté, j'ai cherché
qui et "quelle oeuvre" de cet ordre-le plus essentiel-avait pouvoir
d'approcher de vous et d'elle en ce temps... D'abord j'ai admiré à
quelle hauteur familière... vous vous êtes placé pour dériver votre fil de foudre et de bon sens. » Lettre deRené Char à Albert Camus, Correspondances 1946-1959, Gallimard et Œuvres complètes, tome 3, pages 1225‑1226
Mes fiches Camus sur la même thématique :
* Camus, du refus au consentement -- L'exil absolu --
*Camus, La pensée de midi -- La permanence camusienne --
<< Christian Broussas - Camus Unité - 12/2015 <<< •© cjb © • >>>
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