Une nouvelle, une fable plutôt, que ce texte d’Hermann Melville qui a connu une postérité inattendue, comme si de ce personnage falot nommé Bartleby émanait un parfum particulier, un mystère qui permettait l’éclosion de toutes les hypothèses, de tous les fantasmes.
Beaucoup de commentateurs, de philosophes se sont
inspirés de Bartleby, the scrivener et
de son curieux leitmotiv « I would prefer not to ». En particulier, des philosophes de la « French Theory » comme Blanchot, Deleuze, ou Derrida qui
ont remise en cause la pensée dialectique qui dominait la philosophie occidentale
depuis Hegel. Ils voulaient se
libérer de cette oppressante tutelle, rejoindre comme le disait leur ami Michel Foucault « la pensée du dehors ».
[1] Ils ne pouvaient qu’être intéressés par la
posture de Bartleby et sa formule sibylline
« I would prefer not to », c’est-à-dire littéralement, « je préférerais ne pas (le
faire) » qui ont beaucoup alimenté
leur propre réflexion.
Au
départ, il s’agit de l’histoire d’un avoué de Wall Street et de ses
deux collaborateurs, histoire assez banale avant que n’apparaisse le personnage
de Bartleby, copiste consciencieux
et sans ambition qui un jour pourtant dira simplement, à la surprise
générale : « I would prefer
not to », c’est-à-dire littéralement, « je préférerais ne pas
(le faire) », qui préserve la forme tout en faisant entendre qu’il répond
par la négative. C’est cette ambiguïté même qui va être l’objet d’interrogations
multiples et alimenter la réflexion autour du personnage.
Cette
formule va dès lors constituer le centre de sa vie, sa réponse instinctive, sa
formulation habituelle. Il devient oisif, ne travaille plus, ne mange presque plus, ne grignotant plus que des biscuits au gingembre et couche même à l’étude, au grand désespoir de son patron qui finira par quitter son étude. Mais, pris
de pitié, il ira le voir, même quand Bartleby sera emprisonné. On le retrouvera mort, allongé au pied du mur
de la cour de la prison. Melville termine alors son récit par ces mots : « Ah Bartleby ! Ah
humanité ! ».
Daniel Pennac sur scène lisant "Bartleby"
Daniel Pennac sur scène lisant "Bartleby"
Pour Philippe Jaworski, [2] « Bartleby, c’est le merveilleux mystère d’une parole qui dit en même temps presque oui et presque non », symbole d’un non être qui s’épaissit jusque dans la mort, symbole de l’incompréhensible.
Maurice Blanchot [3] voit dans la célèbre formule : « je préférerais ne pas » comme le symbole de l’ambiguïté située entre le oui et le non, situation confortable a priori, évitant de choisir, mais redoutable finalement de celui qui est assis entre deux chaises. Il voit dans le scribe le besogneux qui ne fait que réécrire, copier, la figure du neutre et le refus du "logos".
Gilles Deleuze a une toute autre approche [4], approche qui lui fait voir Bartleby comme un
original, figure du rebelle optant pour une résistance passive, rejetant la
société antérieure considérée comme obsolète. Plus de copie par le scribe, la
société ne reproduit plus ses modèles, tout évolue y compris les structures qui
se sont perpétuées au fil de l’histoire. En refusant « de jouer le jeu »,
Bartleby rompt la chaîne sociétale avec
ce système séculaire de la relation au pouvoir. La puissance de son patron s’étiole
et il finit par abdiquer, un peu comme Louis
XVI face à la révolte du peuple. Pour Deleuze,
le fameux mur de pierre auquel le copiste fait tout le temps face, représente la
métaphore d’une structure sociale où chacun est une pierre à la fois liées aux
autres mais évoluant sur un même plan.
Gilles Deleuze Maurice Blanchot
Gilles Deleuze Maurice Blanchot
Certains
vont même plus loin pour faire de Bartleby
un symbole du refus de l’autorité et de la servitude qui ne débouche
malheureusement sur aucune praxis, reposant uniquement sur un refus solitaire
total sans projet, sans propositions alternatives.
D’autres
restent dans la logique psychologique décrite par Melville, une résignation tranquille d’acceptation de son sort. Bartleby
ne prône aucune révolte, ne manifeste aucune volonté de contestation. Au
contraire, il avance un non têtu, sans projet, une volonté négative, une espèce
de non-être assumée qui le mènera à la mort. [5] À une
époque désormais révolue, philosophie et littérature pouvaient se féconder.
L'écrivain Daniel Pennac, qui lut en 2009 le texte de Melville au théâtre, dira dans une interview au Figaro : « Bartleby l'homme qui ne veut plus jouer à l'homme, et le narrateur, l'homme qui ne peut vivre sans comprendre les hommes. Le duel de nos deux tentations favorites, en somme. Bartleby est le cousin radicalisé de Meursault (L'Étranger de Camus). » [6]
Dans le même ordre d'idée, on peut aussi faire un parallèle avec les destins de personnages comme L'homme sans qualités, l'Ulysse moderne de Joyce qui subissent eux-aussi une forme de dépersonnalisation, ou comme l'écrit Gisèle Berkman dans son essai "L'effet Bartleby", « d'effacement actif, de neutralisation des figures obligées du sujet ».
Bartleby version anglaise Bartleby théâtre des marionnettes, Genève
Dans son essai "Ce qui reste d'Auschwitz", Agemben aborde un autre aspect de l'interprétation du destin de Bartleby : celui du rapport particulier de l'individu soumis aux pulsions ultimes, de celles qui dans les camps d'extermination, concernaient des gens tellement affaiblis qu'ils perdaient tout, jusqu'au désir de survivre.
Auschwitz par exemple représente l'impossible investissant le réel et le déporté « une ombre errante dépossédée de toute puissance qui ne peut plus rien, ne peut plus rien dire » et qui rejoint Bartleby dans son rapport à la mort.
L'écrivain Daniel Pennac, qui lut en 2009 le texte de Melville au théâtre, dira dans une interview au Figaro : « Bartleby l'homme qui ne veut plus jouer à l'homme, et le narrateur, l'homme qui ne peut vivre sans comprendre les hommes. Le duel de nos deux tentations favorites, en somme. Bartleby est le cousin radicalisé de Meursault (L'Étranger de Camus). » [6]
Dans le même ordre d'idée, on peut aussi faire un parallèle avec les destins de personnages comme L'homme sans qualités, l'Ulysse moderne de Joyce qui subissent eux-aussi une forme de dépersonnalisation, ou comme l'écrit Gisèle Berkman dans son essai "L'effet Bartleby", « d'effacement actif, de neutralisation des figures obligées du sujet ».
Bartleby version anglaise Bartleby théâtre des marionnettes, Genève
Dans son essai "Ce qui reste d'Auschwitz", Agemben aborde un autre aspect de l'interprétation du destin de Bartleby : celui du rapport particulier de l'individu soumis aux pulsions ultimes, de celles qui dans les camps d'extermination, concernaient des gens tellement affaiblis qu'ils perdaient tout, jusqu'au désir de survivre.
Auschwitz par exemple représente l'impossible investissant le réel et le déporté « une ombre errante dépossédée de toute puissance qui ne peut plus rien, ne peut plus rien dire » et qui rejoint Bartleby dans son rapport à la mort.
Notes et références
[1] M. Foucault, « La pensée du dehors », in Critique, 1966, p. 525
[2] Philippe Jaworsky est professeur de littérature américaine à l’université Paris-Diderot. Il est l’auteur d’un ouvrage consacré à la fiction de Melville, Le Désert et l’empire, paru en 1986 aux Presses de l’ENS. Il est l’éditeur des œuvres d’Herman Melville et de F. Scott Fitzgerald dans la « Bibliothèque de la Pléiade ».
[3] Maurice Blanchot (1907-2003) romancier, critique littéraire et philosophe
[4] G. Deleuze, « Bartleby ou la formule » in Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 89-114.
[5] M. Imbert, « Loi, foi, folie, Bartleby et Billy Budd d’Herman Melville », entretien avec JB. Para in Europe, avril 2002, p. 105-106.
[1] M. Foucault, « La pensée du dehors », in Critique, 1966, p. 525
[2] Philippe Jaworsky est professeur de littérature américaine à l’université Paris-Diderot. Il est l’auteur d’un ouvrage consacré à la fiction de Melville, Le Désert et l’empire, paru en 1986 aux Presses de l’ENS. Il est l’éditeur des œuvres d’Herman Melville et de F. Scott Fitzgerald dans la « Bibliothèque de la Pléiade ».
[3] Maurice Blanchot (1907-2003) romancier, critique littéraire et philosophe
[4] G. Deleuze, « Bartleby ou la formule » in Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 89-114.
[5] M. Imbert, « Loi, foi, folie, Bartleby et Billy Budd d’Herman Melville », entretien avec JB. Para in Europe, avril 2002, p. 105-106.
[6] Texte Herman Melville, traduction
Pierre Leyris (éditions Gallimard). Adaptation : Daniel Pennac. Metteur
en scène, François Duval. Scénographie, Charlotte Maurel. Lumières,
Emmanuelle Phélippeau-Viallard.
[7] Giorgio Agemben, Homo Sacer III, "Ce qui reste d'Auschwitz : l'archive et le témoin", éditions Payot & Rivages, 1999 ainsi que son ouvrage "Bartleby ou la création", Circé, 1995
Bibliographie
[7] Giorgio Agemben, Homo Sacer III, "Ce qui reste d'Auschwitz : l'archive et le témoin", éditions Payot & Rivages, 1999 ainsi que son ouvrage "Bartleby ou la création", Circé, 1995
Bibliographie
* Gilles Deleuze et Michel-Foucault --
* Gisèle Berkman, L’effet Bartleby. Philosophes lecteurs, éditions Hermann, 160 pages, 2011
* Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.
< • Ch. Broussas • Bartleby • Feyzin ° © CJB ° • 6 décembre 2015 • >
* Gisèle Berkman, L’effet Bartleby. Philosophes lecteurs, éditions Hermann, 160 pages, 2011
* Ph. Jaworski, Melville, Le désert et l’empire, Paris, Presses de l’E.N.S., 1986.
* E. Vila-Matas, Bartleby et compagnie, Paris, Christian Bourgeois, 2002.
* Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980.
< • Ch. Broussas • Bartleby • Feyzin ° © CJB ° • 6 décembre 2015 • >
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