Au
fil de l’eau : entre Vernaison et lyon
Bernard Clavel, oh je l’ai bien connu à Vernaison où il est bien resté une dizaine d’années. Oui, on a été quelques-uns, habitant sur les rives du Rhône au sud de Lyon
à fréquenter et à sympathiser avec ce grand gaillard sans façons qui
fut tout de suite adopté. Un drôle de gars toujours là pour donner un
coup de main –en ce temps on traversait le Rhône en barque et par gros temps, c’était une expédition.
À Lyon, confronté à ce fleuve qui lui apparaît alors comme le symbole de la force, de la puissance ainsi qu’il le décrira dans Le Seigneur du fleuve, il dira être « certain que dès ce jour-là, le Rhône est entré en moi. »
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Mais je ne me suis pas présenté : Je m’appelle
Paul Beaupoux
et je ne sais pourquoi –avec les artistes, il ne faut pas trop chercher
à comprendre- il s’est inspiré de ma vie pour écrire son roman
Le Tambour du bief qui, je ne sais pas pourquoi non plus, se déroule à
Dole et ses alentours, alors que l’histoire d’
Antoine, des joutes nautiques, le braconnage avec
le Grand Manu, tout ça vient d’une transposition de la vie d’ici, à
Vernaison au bord du
Rhône.
Remarquez, il s’est bien rattrapé le
Bernard : après
Pirates du Rhône, il a aussi brossé un beau portrait de notre vie dans un autre roman
La Guinguette.
Oh, il ne roulait pas sur l’or le
Bernard, prenant les petits boulots qu’il trouvait avant d’aller ensuite travailler à
Lyon. Gagnant sa vie le jour, écrivant pendant la nuit, se désignant lui-même comme
L’Ouvrier de la nuit.
« J’ai passé l’essentiel de mon temps à poursuivre des chimères. C’est je crois, ce qui a rendu la vie si difficile à mes proches. » L’ouvrier de la nuit
Quand il ne jardinait pas (comme son père à
Lons),
il filait dans son cabanon bricoler un morceau de bois –quel respect il
avait pour le bois, il disait qu’on pouvait le faire chanter-, il allait
aussi à la pêche, pas toujours légale, comme il l’a raconté dans son
roman
Pirates du Rhône, et surtout, surtout, il se plantait au bord du
Rhône
des heures entières avec son attirail et regardait, admirait, fasciné
par les eaux remuantes, coulant en profondeur, s’infiltrant entre les
racines, s’enfonçant dans les talus des berges, et peignait, peignait
inlassablement jusqu’à épuiser ses couleurs.
Il connut aussi un amateur d’art qui habitait le village de
Loire sur Rhône du côté de
Vernaison,
Louis Mouterde qui lui fit découvrir la peinture de l’école lyonnaise et dont l’histoire servit de thème à son roman
Les Roses de Verdun.
Ah, la peinture, première maîtresse exigeante qui le torturait tant
quand il s’acharnait à capter les myriades de reflets que dégageaient
les eaux du
Rhône quand le soleil venait les lécher ou que les nuages jouaient sur la fluidité de l’air et la réfraction de la lumière.
Souvenirs de Maryse Vuillermet
Sur les berges du Rhône, l’un des sentiers passe par la rue du Port Perret où Clavel a habité en 1945, marchant de son grand pas de montagnard. […]
C’est là qu’il s’est installé avec sa jeune femme Andrée,
menant la vie des mariniers, des pêcheurs et des jouteurs, « un univers
d’eau qui l’avait séduit. Il a toujours eu des passions dévorantes,
c’est comme ça qu’il fonctionne, par grandes brasées de passion, par
vagues d’amour. »
Peine perdue, le
Rhône lui échappait, jamais il ne pourrait égaler les patientes recherches d’un
Claude Monnet, jamais approcher le geste ample et sûr du maître. C’est alors qu’il passa du pinceau au stylo. Est-ce cet aveu quand il dit
« enfant, j’ai vécu dans une maison sans livres et sans électricité, » ce manque qui l’a conduit vers l’écriture, combiné à une imagination débordante à déverser sur le papier ?
« L’eau me fascine. Plus l’obscurité s’avance, plus elle
ressemble à un énorme reptile dont les écailles de feu miroitent encore
entre les branches. »
Toujours à bâtir des châteaux en
Espagne, à tirer
des plans sur la comète… et je t’écris, et je t’écris, et je t’en
noircis des pages et des pages, toujours à s’adonner à ses marottes ; et
les marottes, ça nourrit pas sa famille…
Autre passion qu’il traîna derrière lui où qu’il soit : le bois avec
ses nombreuses essences, ça sent bon, ça déploie ses couleurs, ça étale
ses veinures, même le bois mort a son "
charme", tout ce qui lui
rappelait les belles forêts franc-comtoises qui grimpent dans les
reculées ou s’étendent au loin comme la fameuse
forêt de Chaux vers
Dole. Tout avait commencé avec le
Père Vincendon, un ami de son père à qui il a rendu hommage dans une nouvelle, qui habitait dans son quartier à
Lons, un luthier amoureux du bois, celui qui disait en fabriquant ses instruments de musique, qu’il faisait
« chanter le bois ». C’est lui l’auteur de
« l’arbre qui chante », qui lui a refilé le virus. Ah le bois, il peuple son œuvre et il lui a consacré deux albums intitulés
Arbres et
Célébration du bois dédié à son fils
Gérard.
Je revois Vernaison…
Le gaillard s’installe donc à
Vernaison où il est
rapidement chargé de famille, père de trois beaux garçons. Avant que cet
avaleur de forêts n’attrape la marotte de l’écriture, le vertige de la
page blanche, il ne voyait la vie qu’en couleurs. Un beau jour, il fit
donc son (maigre, bien maigre) baluchon pour aller barbouiller ses
toiles en barbotant dans les eaux du
Rhône, dans ces
lônes,
zones faites d’eau et de terre, d’arbrisseaux et d’épineux qui vous
gratouillent les mollets ! Et cette vieille baraque qu’il louait… Au
bord de l’eau, ah ça, pour être au bord de l’eau, on n’pouvait pas faire
plus près… une vraie Marina… Et bien sûr, inondable à souhait la
masure. Chaque hiver ou presque, à l’époque antédiluvienne d’avant les
barrages, il fallait dare-dare déménager tous les meubles à l’étage
quand le
Rhône grondait et montait –à l’époque il montait vite le bougre- on se ravitaillait, on se déplaçait en barque comme dans son roman
Tiennot sur son
île aux Biard.
Drôle d’exemple, n’est-ce pas ! Toujours le pinceau à la main, car il se rêvait déjà grand peintre le
Bernard, le frustré qui avait raté les
Beaux-arts à
Lyon, avec ce
Delbosco
qui lui avait monté le bourrichon. Comme le pinceau était trop lourd,
il l’a troqué contre une plume… voilà comment on devient écrivain. Vous
parlez d’une vocation !
L’ouvrier de la nuit, préface
« Je revois Vernaison, les rives du Rhône encore sauvages, la véranda où j’écrivais dans une cabane que je m’étais construite pour me protéger du froid.[…] Mon ami Vachon
m’avait toujours fourni gratuitement le bois que je sculptait, les
panneaux que je barbouillais, les cadres pour mes toiles. L’amitié a
toujours joué un très grand rôle dans ma vie. »
« J’ai vécu 15 ans sur les rives du Rhône,
partageant l’existence des pirates, des mariniers, des sauveteurs. Avec
eux, j’ai appris à aimer le fleuve et c’est lui qui m’a, le premier,
donner envie de raconter des histoires. »
« À Vernaison se trouvait un atelier où je travaillais le bois. Je rabotais avec un outil qui me vient de mon père, qui le tenait de Vincendon. Dans cet atelier, j'ai été heureux. »
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Georges Renoy qui l’a bien connu et a décrit avec lui ses
Terres de mémoire du
Jura, ne nous dira pas tout. C’est aussi un pudique, c’est un "
modeste" chantait un autre de ses amis, un certain
Georges Brassens. Pour
Renoy, il ressemble à son personnage des
Colonnes du ciel,
Bisontin la vertu.
Oui,
Bisontin la vertu et
Lédonien la Rogne, deux tempéraments au cœur "
gros comme ça", toujours prêts à se dévouer pour quelqu’un, pour une bonne cause (et il n’en manque pas), fonctionnant par coups de cœur.
Il avait trop de cœur cet homme-là.
Voilà ce qu’il a écrit dans la préface qu’il a consacrée au livre de son ami
Jean-Marie Muller, fondateur du
Mouvement pour une Alternative non-violente, intitulé "
Gandhi l'insurgé" :
Chaque fois que je me retrouve devant les images atroces de ces
enfants mutilés, estropiés, aveugles, victimes de ce qu'on appelle des
mines anti personnelles, je me retourne vers Gandhi pour lui demander : « Qu'auriez-vous dit ? Qu'auriez-vous fait ? »
On avait pourtant bien des exemples de l'absurdité et de l'ignominie
des guerres. J'en veux pour seule illustration le procès intenté par Krupp, le célèbre marchand de canons allemand, à la firme anglaise Vickers qui, en pleine boucherie de 14-18, avait copié un modèle de grenade. C'est aussi pourquoi le père Maurice Lelong nous dit dans sa fameuse Célébration de l'art militaire que « l'entre-deux-guerres fut de la chiennerie. »
D'où leur engagement pour dire après Gandhi : « La violence est un suicide. »
Un révolté, Bernard. Révolté par toute forme
d’injustices, sentiment profond lié à son sens de la dignité comme à son
parcours personnel. Il écrira dans Paroles de paix : « Lorsqu’on n’a pas un tempérament de bête soumise, comment ne pas s’engager ? »
Ses romans, mais surtout des écrits plus personnels, essais, préfaces, articles, en ont laissé des traces. À
Courmangoux, c’est gravées dans la pierre qu’on retrouve des citations choisies au long du chemin
Mémoire de pierre, qui marquent sa volonté de dénoncer tout ce qui se rattache à la violence et à la guerre.
Rencontre avec Edmond Kayser & Terre des hommes
Bernard Clavel, Lausanne : « un certain dimanche de janvier a creusé sa place dans ma mémoire »…Il faut sans cesse « lutter contre l’indifférence, contre l’insensibilité car c’est de cela que meurent les enfants. » « Bien avant de te connaître (Edmond Kayser), je savais que notre existence est faite de découvertes, qu’elle est conditionnée par des rencontres. » ... non des maîtres à penser mais des maîtres à vivre… (B. Clavel)
Massongex la maison de l’espoir… Amadou le fils adoptif d’Edmond kaiser, privé de ses mains et qui, plein d’espoir, attend ses prothèses… écrit Le massacre des innocents (il offre ses droits à Terre des hommes)
Et cette révolte, c’est celle du
« va-t-en- paix » Bernard Clavel.
Il a prit des coups de sang pour dénoncer les injustices, s’est engagé
(pas dans l’armée bien sûr, plus dans l’armée du salut), remuant ciel et
terre pour combattre, argumenter, réunir des fonds, monter un
collectif…
Rencontre avec Claude Mossé
Son fils Yves le met au courant de l’appel de Claude Mossé à la radio suisse, ravages de la guerre du Bangladesh et de ses terribles conséquences, en particulier pour les enfants.
Clavel lui téléphone et Mossé lui répond « si vous voulez aider les bengalis, venez tout de suite à Lausanne, nous partons pour Calcutta... » et l’embarque pour un voyage imprévu pour lequel Clavel
n’avait même pas de visa. La visite des camps de réfugiés sera pour lui
un calvaire mais, après son retour, il ne trouvera guère que Cesbron pour l’aider…
==> peu de temps après, il écrit "Le silence des armes (1974) et la préface "Mourir pour Dacca" (cf Michel Ragon, p. 26-27)
Dans
Terres de Mémoire,
Georges Renoy pense qu’il est un
« Homme de transit comme Bisontin qui, la paix retrouvée, part pour le Nouveau Monde », qui
« a
les pieds dans sa terre natale, son cœur parmi les hommes et la tête
partout où les vastes étendues froides dessinent le paysage. »
Bernard, véritable sac de puces qui s’ébroue pour
jeter ses idées sur le papier, qui se jette d’un côté ou d’un autre
souvent sur un coup de tête. Parmi les puces qui lui chatouillent
l’épiderme, le thème de la NATURE lui est aussi très cher.
Il s’élève contre une nature maltraitée et quittera
Château-Chalon en colère contre une tendance à une urbanisation et à une extension du tourisme mal maîtrisée.
Il ne cessera de tempêter contre l’endiguement du
Rhône, la disparition des lônes de
Vernaison, de la roseraie d’
Irigny avec la construction des barrages (celui de
Pierre-Bénite en particulier) et en gardera une nostalgie jalouse.
Ah ce
Rhône
qu’il aimait tant et qu’on lui mutilait… et tous ces énormes barrages
du Nouveau monde, si néfastes, si terribles pour l’homme, une évolution
qu’il dénonce dans des romans comme
Le Carcajou ou
Maudits sauvages, le dernier tome du
Royaume du nord. Des hommes qui font parfois leur propre malheur comme dans
L’or de la terre.
Bernard Clavel possédait aussi un sens profond de
l’ironie aller jusqu’à l’humour noir pour dénoncer la violence et la
guerre, comme dans cette curieuse lettre adressée au maire de
Gambais, où a sévi
Landru, colère rentrée exprimée tout en retenue :
Extrait de La lettre au maire de Gambais :
« ...c'était donc à vous, Monsieur le Maire, que revenait l'honneur d'organiser le centenaire de Landru. [...] Vous refusez de reconnaître les mérites de Landru et, à travers lui, c'est le monde des gagne-petit, toute la famille des humbles artisans que vous semblez mépriser. [...]
Est-ce cette minuscule cuisinière qui vous gêne ? Mais, Monsieur le Maire, pour modeste qu'elle soit, la cuisinière de Monsieur Landru n'en est pas moins l'ancêtre des fours crématoires que devait utiliser plus tard Monsieur Hitler...»
Bernard La bougeotte ou le voyageur sans bagages
« Il a déménagé quelque quarante fois » dit-on complaisamment. Peut-être…
Bernard la Bougeotte en était conscient mais quoi faire ? Stabilité quand même jusqu’en 1975, quand il quitte
Château-Chalon après quelque cinq années passées dans son
Jura… Cinq ans sans déménager !
Après quelques détours par
Villeneuve s/Yonne et
Reverolle dans le Jura, un crochet par l’
URSS, suit un long
« rode movie » (Oh la la, il n’aurait pas aimé, pis qu’un anglicisme !) : début 1978, c’est le
Québec avec
Josette Pratte, l’espèce de tour HLM à
Montréal puis l’immensité glacée de
Saint-Télesphore, un bled paumé dans une région aussi paumée appelée
l’Abitibi (si, si, ça existe !), tout heureux de lui, il dit
« je suis un homme d’hiver, » ce qui est vrai, allant jouer les ours blancs, aspirant à rester peinard dans son igloo… Là-bas au moins il pouvait
« écrire sur la neige. »
Retour à
Paris, pour peu de temps puis chez un pote à
Bruxelles. Pas satisfait, le voilà parti au
Portugal (Praia da Luz, pour deux mois) où il écrit
Marie bon pain. Bon, le
Portugal, pas vraiment une bonne idée, on revient à
Paris squatter chez des potes où il écrit
La bourelle.
Paris, bof… ce n’est plus ce que c’était.
« Allez Josette, refais les valises… » On le retrouve en 1979 dans "
ses" montagnes,
Pontarlier puis une ferme du Doubs au Pissoux, hameau de
Villers-le-lac qu’il quitte en 1981 pour, entre deux séjours au
Québec et jusqu’à la
baie James, s’installer à
Morges en Suisse sur les bords du
lac Léman, admirer "
La lumière du lac", l’éclaircie de sa saga
Les Colonnes du ciel.
Et ben, ça ne lui convient toujours pas.
« Allez Josette, refais les valises… »Il y reviendra quelques années plus tard mais pour l’instant, il repart dare dare… en
Irlande. Et après l’Irlande, me direz-vous ?
Il revient en France… n’y reste pas davantage… mais il y reviendra…
« Allez Josette, refais les valises… » et puis zut, c’est trop compliqué ; même lui ne s’y retrouvait pas… alors moi !
Pour terminer sur
Bernard la Bougeotte, Voilà son propre témoignage de l’
installation à Capian en 1997, présentée dans la préface de son album
Contes & légendes du bordelais :
« Je suis né dans un pays de vignoble. Mon père cultivait un ou
deux journaux de vigne sur les coteaux du Jura. Puis j’ai vécu en Bourgogne, au cœur du vignoble vaudois et dans la vallée du Rhône. Il aura pourtant fallu que je vienne habiter le Bordelais pour découvrir la grandeur et la fabuleuse puissance de la civilisation du vin.
C’est ma femme Josette Pratte, québécoise bon teint, qui a trouvé une maison dans l’Entre-deux-Mers et m’a, en quelque sorte, forcé à m’y installer :
- Je ne suis pas un homme de l’Ouest !
- L’ouest de quoi ? Tu es ici à l’est du Québec. Pas à l’ouest.
Mollement, j’ai ergoté : « Mais un peu trop au sud. »
- Exactement à la même latitude que Montréal où tu as tant rêvé de te fixer.
… Tout le monde le sait : les femmes ont toujours le dernier mot !
Où la réalité rejoint la fiction
Pourquoi disait
Clavel, aller chercher bien loin ce
qui est à portée de main : des histoires du quotidien dont on peut
largement s’inspirer sans forcément puiser dans l’autobiographie parce
que
« Parler de moi m’agace très vite. »
Ce qui n’empêche pas une certaine osmose où
« Ma vie est à l’image de ce que j’ai créé, sans relâche pétrie d’amour et de colère, de fêtes et de tortures. »
« Je ne crois pas avoir jamais créé un personnage de toutes
pièces. Et je me demande pourquoi je me donnerais ce mal, pourquoi je
prendrais ce risque, pourquoi je tenterais de me hisser au niveau des
dieux alors que le monde grouille de sujets, d’êtres qui sont des
personnages. »
Œuvres complètes, tome I
« Vous voyez, une fois de plus, je n’ai rien inventé et j’ai tout inventé. »
(à propos du Royaume du Nord)
N’est-ce pas ainsi que fonctionne la littérature (non, non, ce n’est pas
un gros mot) : dépasser la trame narrative, assimiler, réunir la
matière de l’écrivain, tout ce qu’il glane dans ses souvenirs, dans ses
expériences, dans ses "
emprunts", lors d’une lecture ou à la terrasse
d’un bistrot, autant de recompositions qui aspirent à l’universel.
« Être romancier, dit-il, c’est porter en soi un monde, et c’est vivre en ce monde beaucoup plus qu’en celui qui vous entoure. »
« L’art est fait d’impulsions mises en forme. […] C’est ce que l’individu porte au plus secret de son être. » Écrit sur la neige « J’écris pour communiquer mes émotions à mes semblables. »
C’est ainsi qu’à plusieurs reprises il fut confronté à une réalité
qui rejoignait ses propres fictions. Témoins ces deux rencontres avec
L’Espagnol et un "
Pirate du Rhône".
Mon ami l’Espagnol : article paru dans Les Lettres françaises et dans Les œuvres complètes, tome I, pages 1215-1223, Éditions Omnibus
Dans cet article, fiction et réalité se rejoignent quand
Bernard Clavel est confronté au vrai personnage de
Pablo, le héros de son roman
L’Espagnol. L’homme ressemble à son souvenir mais son destin plus cruel que
Clavel n’aurait pu l’imaginer.
"
L’Espagnol" vient de mourir et
Clavel se souvient. Un jour, l’homme débarque à l’improviste chez lui à Lyon où il habitait alors et lui raconte son histoire.
Une histoire digne d’un mélo : Après une grave maladie et une longue
hospitalisation, il est spolié par des gens qu’il croyait ses amis, en
qui il avait confiance. Il se retrouve démuni, repart en Espagne à 54
ans, où il est honteusement exploité.
Cette terre où il a tant sué lui manque, c’est un peu sa patrie. Á
force de volonté, il réussit à payer son voyage, revoie ses spoliateurs,
apeurés par son retour. Mais son cœur ne connaît pas la vengeance.
Dégoûté par cet accueil, leur sordide avarice, envahi de tristes
souvenirs, de ce qu’on lui a fait subir, il regagne l’
Espagne, miséreux et désespéré.
Pire que le personnage de
Clavel.
La fête à Jérôme : Un pirate du Rhône
Texte paru dans L’Humanité du 17 septembre 1967
Œuvres complètes, tome II, pages 1161-1169, Éditions Omnibus
Bernard Clavel retrouve par hasard son copain
Jérôme, l’un des "
Pirates du Rhône" de
Vernaison, dans la région parisienne pour la fête de
l’Humanité. C’est bien la première fois que
Jérôme s’éloigne de
Vernaison. Ceux qu’il appelle les "
pirates" pêchent la nuit dans le
Rhône
avec un filet, ce qui est doublement interdit. Partir pour cette fête
est pour lui une expédition pleine de découvertes et d’imprévus.
Il veut tout voir pour tout raconter à son ami
Félix, son conscrit qui a perdu ses deux jambes au
Chemin des dames.
Félix qui lui a dit :
« Jérôme, tu vas y aller et tu me raconteras. » Lui aussi a fait cette guerre et depuis, pas question de parler de violence et d’armée.
Il signe la pétition contre le carnage au
Vietnam, s’arrête devant un stand qui expose des dessins aux noms terribles :
Treblinka,
Napalm…
des images terribles et admirables qui le bouleversent. À la fête, il
côtoie aussi une jeunesse pleine d’entrain ; car s’il hait la guerre, il
aime les hommes : aucun désir de vengeance ne l’anime.
Pour le retour, repasser par Paris ne l’intéresse plus. Il veut seulement voir la
gare de l’Est où partaient les bidasses pour le front, où est parti
Félix en 1916. Pour
Jérôme, l’année 1917 ce n’est pas la
Révolution d’octobre, ce sont les mutineries réprimées, provoquées pour éviter toute fraternisation. Oui,
« fraternisation murmure-t-il, ce mot les a effrayés. C’était le socialisme sur toute l’Europe… »
Pour lui, il s’agit d’une occasion manquée, disant avec une émotion contenue :
« Vous, vous avez votre avenir à préparer… Tachez de ne pas rater la paix… »
Les années deux mille
Interview de L’Express – 11/2003 (parution de L’hiver)
À
Courmangoux, il a trouvé
« la solitude, le silence, la nature et un grand parc pour que leurs deux molosses, Antigone et Tolstoï, gambadent à leur aise ». Chaque matin, on pourrait presque dire chaque nuit vers quatre heures, il écrit.
Sa femme, qui a pris en main les travaux de la maison, s'est aménagé un
ravissant bureau-salon dans le grenier où dort tranquillement la chatte
Zelda. C'est là qu'elle écrit ses romans, ou «
qu'elle
trouve tous les prétextes pour ne pas les écrire: refaire la maison,
travailler sur les livres de Bernard, préparer l'édition Omnibus.» Elle s'est passionnée pour cette maison, comme elle se passionne pour tout ce qu'elle fait.
Il y a parfois des discussions houleuses chez les
Clavel surtout lorsqu'il lui montre un manuscrit de huit cents pages
« et qu'elle me dit que c'est de la bouillie pour chats »! Conclusion de
Bernard Clavel :
« Que vouliez-vous que je fasse? J'ai recommencé ! »
Article du Nouvel Observateur
« Depuis six ans, un AVC l’a cloué au lit, mais la passion l’habite toujours… toujours cet œil qu'ont allumé tant de colères flamboyantes… » La main aujourd'hui peine à se mouvoir depuis ce jour fatidique du
27 octobre 2003.
A sa sortie du coma, il eut ces mots :
« J'écris. J'écris dans ma tête. »
Nouveau combat mais
« se battre... Clavel l'a fait toute sa vie. »
«J'ai longtemps vécu sans écrire. Mais quand ça m'a empoigné, ça ne m'a plus lâché. » Une œuvre faite de la matière même qui l'inspire :
« La chair de mes livres est la vie. »
Dans sa chambre, une grande photo de
Josette dans un grand paysage de neige :
« Pour moi, c'est la photo du bonheur.
Dernier tableau
Eh bien, mesdames et messieurs, pour terminer (en guise de conclusion… temporaire) méditons cette belle pensée
d’Albert Camus que
Bernard Clavel aimait à citer et où il devait se reconnaître :
« Les
œuvres d’un homme retracent souvent l’histoire de ses nostalgies ou de
ses tentations, presque jamais sa propre histoire. »
Méditons aussi sa "
position de vie" qu’il présente ainsi :
- Le jour où il démissionne de l’
Académie Goncourt, il skie dans le
Jura avec des amis, «
la vraie vie » selon lui, entre partage et amitié, «
nous écrivons toujours sur la neige, note-t-il, le tout est de savoir à quelle heure se lèvera la tempête. »
C’est
Antoine le héros du
Tambour du bief qui aura le mot de la fin dans cette réplique très "
clavélienne" :
«
Oui, mon père a été tué à la guerre… Non ce n’est pas pour ça que je
suis antimilitariste… c’est parce que je déteste les cons… »
- Un déclic qui se produit un jour à l'occasion d'une discussion, d'une anecdote comme pour le cycle
Les colonnes du ciel,
qui va naître d’infos sur la
Guerre de dix ans qui a sévi en
Franche-Comté, un jour qu'il est à
Salins-les-Bains dans le Jura.
D’autres anecdotes ont aussi servi de point de départ à un scénario. Par
exemple, pour
Malataverne, l'histoire d'un casse d'adolescents qui
tourne mal ou simplement pour Qui m’emporte, ce camion mystérieux qui
passe chaque jour devant chez lui à
Vernaison, sur lequel son
imagination va vagabonder.
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