dimanche 19 octobre 2025

Françoise Frenkel, Rien où poser sa tête

 Référence : Françoise Frenkel, Rien où poser sa tête, Editions Gallimard, collection « L’Arbalète », 336 pages, octobre 2025

« Rien où poser sa tête », L'Evangile de Luc 
  

      
                 Patrick Modiano, 
auteur de la préface

Un livre rescapé, comme son héroïne elle-même, et sa fuite éperdue pendant les années de guerre, ressuscité après des années de purgatoire. [1] Et republié soixante-dix ans après sa publication à Genève en 1945. [2]

Cette polonaise naturalisée française, qui a fait ses études à Paris, grande admiratrice de littérature française, ouvre une librairie française à Berlin en 1921 qui devient rapidement un centre littéraire renommé. [3] Mais, l’atmosphère en Allemagne devient vite irrespirable, surtout pour une juive comme elle et elle fuit ce pays en 1939. 

« La France de Pétain est minée par la délation et l'emprisonnement, contrebalancée par des actions pleines d'humanité et de solidarité d'une partie du peuple. »

Dès lors, c’est une fuite aléatoire sans savoir où elle va bien pouvoir, souffler « et poser sa tête. »  Elle réussit toutefois à passer en Suisse. Tantôt dénoncée, tantôt secourue, emprisonnée avant d’être incarcérée. Elle est loin de perdre espoir, écrivant « Ce voyage au tribunal fut pour nous une réelle récréation. Il offrait l'occasion de quitter pour des heures la prison, de contempler le soleil, la forêt, les champs, les Alpes avec leurs cimes neigeuses, l'hiver dans toute sa splendeur. » (p. 212)

Elle sera enfin libérée, rencontre des Français antagonistes, que la guerre divise. C’est ce quotidien qu’elle relate avec autant de sensibilité que d’objectivité. 

        
Françoise Frankel, cette inconnue
Une femme libre à Berlin

Ce témoignage conserve, miraculeusement intacts, la voix, le regard, l’émotion d’une femme qui réussit à échapper à un destin tragique. Elle évoque par exemple la pratique épistolière des Français, « On écrivait partout, tout le monde écrivait. » (p 71) [4] 

En même temps, remarque-t-elle, la France occupée est pillée par les Allemands, son quotidien marqué par le contraste entre troc et marché noir. (p 122-123) Sévissent aussi les lourdeurs administratives, les queues interminables pour obtenir une pièce d'identité, un sauf-conduit, un permis de séjour (p 61), incompatibles avec un gouvernement qui recommande de "partir sans tarder". (p 64-65) [5]

« Un fond de sadisme doit être caché en tout homme pour se dévoiler lorsqu'une occasion se présente. » (p. 129)
 

Elle a rencontré, dit-elle, deux types d'individus, ceux dont il faut se méfier et ceux qui vous redonner foi en l'humanité. Ceux qui exécutaient les ordres sans se poser de questions, sans parler des excès de zèle  et ceux qui par humanisme ou par pitié vous viennent en aide sans arrière-pensées ni calculs. 

Elle rencontrera des trouillards comme la "Châtelaine", des profiteurs comme "les 2 tricoteuses de Cimiez" à Nice (p 190) et même "mademoiselle Marion" qui tente de l'escroquer. 
Mais elle rencontrera aussi des "gens bien" qui l'aideront, surtout monsieur et madame Marius qui la soutiendront  quel que soit le danger, ses amies madame Radendorf (p 172) et madame Lucienne (p 183), la jeune fille qui la serre dans ses bras parce qu’elle a honte de sa mère ou ce soldat italien qui finalement lui rend sa liberté en désobéissant aux ordres.

Arrêtée à la frontière suisse, elle assistera au dialogue surréaliste entre les fugitifs et la police française. (p 219-23)

« L'armée allemande avançait, piétinait la Pologne..., l'horreur s'installa dans la vie quotidienne. [...] L'instinct de conservation m'avait subjuguée. L'amertume de cette vérité me pèse aujourd'hui et me pèsera jusqu'à la fin de mes jours. »

Après guerre, on a du mal à suivre sa trace. Tout ce qu'on sait,  on le doit à Corine Defrance, historienne spécialiste des relations franco-allemandes, auteure de sa biographie intitulée "Françoise Frankel, portrait d'une inconnue", parue en 2022. 
[6] 

          

On y apprendra sa volonté inaboutie d'ouvrir une nouvelle librairie et ses nombreuses démarches pour obtenir réparation de l'Allemagne, qu'elle obtiendra partiellement, son refus d'envisager un quelconque rapprochement avec l'Allemagne.  

Elle meurt à Nice en janvier 1975 où elle s'était retirée à la fin de la guerre. Sans doute que les épreuves traversées l'avaient trop marquée pour qu'elle puisse reprendre une vie normale, comme elle le laisse entendre ainsi : « Je cherche l'apaisement : mes deuils sont nombreux et j'ignore où reposent tous les miens. Ma douleur est grande. »

 

À propos de Modiano
Au-delà de sa préface, Modiano avait déjà remarqué que le récit passait par Annecy, ville qu'il connaît bien. Autre hasard : un de ses romans 
paru en 2010, L'Horizon, s'achève à Berlin, où le narrateur recherche une femme qui tient une librairie étrangère...  
          

Notes et références 
[1] C'est un niçois
 Michel Francesconi, qui dénicha un exemplaire de ce livre dans un vide-greniers et fut la base de sa diffusion.
[2] Voir aussi son recueil intitulé Zone de la douleur (inédits et textes retrouvés) paru chez Gallimard en octobre 2022
[3] Librairie qu'elle tint avec son mari Simon Raichenstein qui sera raflé à Paris en juillet 1942 et mourra en déportation un mois plus tard. 

[4] Dans sa préface, Patrick Modiano écrit :« À notre époque, l'écrivain... s'interpose sans cesse entre ses œuvres et ses lecteurs et devient un voyageur de commerce. On regrette le temps de notre enfance où on lisait Le trésor de la Sierra Madre signé sous un faux nom
"B Traven", par un homme dont ses éditeurs eux-mêmes ignoraient l'identité. » 
[5] "Les appels à la population devenaient pressants mais en même temps les sauf-conduits de plus en plus difficiles à obtenir." (p 65)
[6] Voir l'article "A la recherche de Françoise Frankel 

 À voir également
* Biographie -- Marc Alpozzo -- Une femme à Berlin --
* Les journaux : Etty Hillesum -- Hélène Berr -- 
Victor Klemperer --

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