dimanche 30 novembre 2014

Alberto Moravia et Lélo Fiaux

Référence : Alberto Moravia, lettres d'amour à Lélo Fiaux, éditions Zoé, isbn 978-2-88182929-1, 144 pages, octobre 2014
Préface de René de Ceccatty, collaboration du musée Jenisch de Vevey en Suisse

Encore une idée toute faite qui tombe. On croyait Alberto Moravia badin et détaché, plus porté avec les femmes sur le sensuel que le cérébral  et c’est tout le contraire qu’on découvre à travers ces lettres d’amour envoyées à Lélo Fiaux  sa bien aimée qui l’a quitté, apparemment insensible à ses lettres. Suite à leur rupture, Alberto Moravia (1907-1990) a écrit trente lettres en français à l’artiste suisse Lélo Fiaux [1] (1909-1964). L’amour de l’écrivain pour cette femme profondément libre est inscrit à jamais dans l’univers intérieur du romancier.



Ils se rencontrent en 1933 dans une rue de Rome et leur relation ne durera que quelques mois. Mais malgré tout, pendant les quatre années qui suivent, Moravia ne parviendra pas –ses lettres en attestent- à oublier sa belle artiste peintre. Ainsi en va-t-il comme dans son roman La belle romaine de la marche du destin.

Dans cette correspondance dont on ne connaît que les lettres de Moravia, se détache un homme amoureux, touchant et frustré par un amour sans lendemain qui va se déliter dans la séparation et dans l'absence. Lélo refuse en fait de s'attacher, elle veut rester une femme libre qui se consacre à son art, voyant comme autant d'entraves la famille, l'amour ou la patrie. Moravia apparaît comme plus sentimental, recherchant une véritable relation, quêtant son affection, désireux d'avoir sa visite ou au moins de ses nouvelles. Il souffrira de cette relation inégale qui souligne bien son indifférence à son égard et le fait qu'elle ne veuille lier son sort à celui d'un seul homme. Il se lassera peu à peu de cette situation et il cesse de lui écrire le jour où il rencontre... la romancière Elsa Morante (1912-1985) avec qui il vivra un vingtaine d'années.  

Le ton est donné comme dans cet extrait bien représentatif des sentiments de Moravia :
« Tu parles dans tes lettres de nos amours comme d’une sombre période de ta vie – il se peut qu’elle ait été sombre, je suis assez sombre moi-même, mais je suis sûr qu’elle n’a pas été inutile ni mauvaise – tu t’apercevras plus tard que ton expérience de Rome t’a beaucoup changée – et en mieux – cela n’est pas mon mérite mais le tien: tu as su en effet aimer vraiment et avec tout ton cœur – c’est-à-dire que tu as vécu sérieusement – avant ça n’avait été que frivolité et badinage –» 

  Alberto et Lélo en 1935
Il lui  écrit alors : « Un jour tu me remercieras, elles sont bien rares ces histoires-là dans la vie. »

Alberto Moravia apparaît ainsi sous un jour nouveau, loin de l'image d'Épinal de l'homme à scandales, il se montre sensible, accessible aux sentiments, contrairement à Lélo plus portée sur la relation physique, mettant l'accent sur la nostalgie romantique d'un amour qui s'éteint. Tous deux voyagent beaucoup, [2] séparés plus encore par cette distance qui empêche toute relation suivie.

On peut voir aussi dans ces chemins qui divergent de plus en plus, une différence de nature entre le peintre qui peut n'importe où et le romancier qui a besoin d'un environnement physique affection compatible pour écrire. Pendant cette période d'instabilité politique qui mène à la guerre d'Éthiopie, Alberto Moravia publiera quand même plusieurs ouvrages, [3] certes assez pessimistes dans ce contexte, variant plaisirs faciles des voyages et solitude de l'écriture. 

Lélo Fiaux
 Un exemple : lettre d'Alberto Moravia du 28 août 1934

« Chère Lélo
J'ai attendu jusqu'à maintenant pour t'écrire pour deux raisons - la première c'est qu'à partir du 15 je n'ai plus eu ton adresse - la deuxième c'est que ta lettre de Paris m'avait donné une impression désagréable de froideur et fausseté. Tu me disais que tu ne pouvais pas me recevoir chez toi (à Vevey) et jusqu'ici très bien - mais tu me le disais avec un tas de phrases et de circonlocutions tout à fait inutiles et, sous leur vernis brillant, assez hypocrites - or, j'aurais préféré une manière plus franche et dégagé.
N'en parlons plus - j'aurais bien aimé te revoir mais je sentais moi-même, avant ta lettre, qu'il aurait été impossible de nous revoir chez toi - tu connais mieux que moi les raisons : avec tout ta famille et puis toi et moi - nos rapports ont été jusqu'ici assez difficiles, il aurait été dangereux de les compliquer encore plus avec les ennuis d'une vie de ménage - pour toutes ces raisons en revenant de Hollande je ne suis pas passé par Lausanne mais j'ai traversé la France de Paris à Avignon - tout le temps j'ai pensé à toi en me demandant s'il fallait que je t'écrive pour t'annoncer mon arrivée ou du moins te demander si tu désirais me revoir - mais le souvenir de ta lettre m'a retenu de faire les deux choses - encore à Gênes j'ai eu un moment d'hésitation - puis je me suis dit qu'il valait mieux te revoir à la fin de l'été quelque part ailleurs que chez toi - et je suis reparti pour Rome - mais ne crois pas que tout cela a été calculé d'un point de vue égoïste - seulement il m'a semblé comprendre dans ta lettre que tu te trouvais fort bien seule et que pour le moment tu ne désirais pas me revoir.

Quant au voyage il a été très beau et très fatigant - j'ai beaucoup aimé la Hollande - au point de vue de la peinture c'est un pays unique - à Pontigny il y avait Chiaromonte et un tas de bavards - j'ai parlé moi-même pour la première fois en public
Que deviens-tu maintenant ? Tu vas partir pour l'Espagne ? Et quand ? - je t'imagine quelquefois en train de te reposer des turbulences romaines, j'aimerais bien moi-même être là-haut à la montagne - j'imagine aussi, peut-être bien à tort, que certains souvenirs te hantent, s'il n'en était pas ainsi il faudrait dire que ton amour a été bien faible et bien languissant.
Au revoir - écris-moi à Rome - il se peut que j'aille à Capri pour une quinzaine de jours - pense quelquefois à moi.
AM 
Donne-moi ton adresse » 

Notes et références
[1] De son vrai nom Hélène Fiaux
[2] Dans ces années, on retrouvera Lélo Fiaux successivement à Paris, en Corse,en Espagne, en Grèce puis à Tahiti  
[3] Dont Les ambitions déçues en 1935 (roman censuré par les services de Mussolini)  ainsi que deux nouvelles La bella vita et L'imbroglio entre 1935 et 1937

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Voir aussi
* Présentation du musée Jenisch Vevey
* Le magazine littéraire, Exemples de lettres 
* Ma fiche sur la correspondance entre Kawabata et Mishima 
 
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