Une satire des vanités : mai 68, scènes désopilantes dans un palace en plein délire
Référence : Pauline Dreyfus, "Le déjeuner des barricades", éditions Grasset, 234 pages, août 2017
« La France est paralysée, Paris en insurrection, mais la vie littéraire continue comme si de rien n'était. » Bernard Pivot
Pauline Dreyfus revient en pleine forme avec cette satire cruelle d'un déjeuner organisé par la milliardaire Florence Gould, trois rangs de perles et percluse d'embonpoint, à l'hôtel Meurice en mai 68. [1] Du beau linge réuni dans cet hôtel pour décerner le prix Roger Nimier [2] à un jeune écrivain qui paraît-il possède beaucoup de talent mais est encore peu connu, un nommé Patrick Modiano, pour son roman "La place de l'étoile".
Son roman est de la même veine que le précédent, avec son style mordant, ses descriptions acerbes d'un petit monde hypocrite et infatué. Un miroir de cet aréopage d’intellos formant le jury, qui apparemment ne se sont pas reconnus dans les personnages de Modiano.
À moins que l’un d’eux ait le sens de l’auto dérision…
Son roman Ce sont des choses qui arrivent Dali au balcon du Meurice
Faites vos jeux, rien ne va plus
À l’hôtel Meurice, on est dans l’entre-soi, pour gueuletonner et décerner un de ces nombreux prix littéraires dont seul le cénacle de la littérature a le secret. Seulement voilà, l’époque a d’autres choses en tête. Quelle idée aussi d’être à ce point là à contre temps dans ce joli mois de mai où dans la rue, on fait ce qu’il nous plaît.
Nous voilà ainsi plongés dans le cadre d’un hôtel chic de la rue de Rivoli où rien ne se passe comme prévu : le personnel du palace parisien s'est en effet converti à l'autogestion, virant pour l’instant son directeur et se demandant s’il est bien raisonnable de laisser comme d’habitude la milliardaire Florence Gould organiser son dîner avec quelques sommités littéraires médiatiques pour remettre son prix comme si de rien n’était. Mais Florence Gould a plus d’un tour dans son sac et beaucoup d’argent pour acheter les consciences.
Eh oui, la chienlit de mai 68 va aussi s’immiscer dans l’univers douillet de ces critiques et littérateurs pour perturber ce charmant déjeuner "au bon temps des barricades". Mon dieu, que de tracas, comment par exemple se procurer des belons en ce mois de mai ; que de soucis… et tous ces gens qui se décommandent au dernier moment, les traîtres, les pleutres, pour se barricader tranquillement chez eux ! [3]
Peu importe, Madame peut quand même être servie et le déjeuner peut commencer. En ce 22 mai 1968, c'est un petit miracle.
Mais la normalité n’est pas de mise alors et il en faut peu pour qu’une scène bascule dans le burlesque ou l’absurde. Dans ce palace dont l'emblème est un lévrier couronné, l'ocelot de Dalí va dévorer tout cru le pékinois de madame Gould et le directeur révoqué va se transformer en dame-vestiaire !
Remise du prix à Patrick Modiano Une vue de l’hôtel Meurisse
Un roman pris au premier degré par d'anciens collabos
On bouche les trous comme on peut, réquisitionnant un Dali, le milliardaire américain Paul Getty de passage dans l'hôtel ou un client anonyme qui se révélera être maître Aristide Aubuisson, notaire honoraire à Montargis, monté "faire la bringue" à Paris, un homme gravement malade s’offrant ce dernier luxe. Enfin, on parvient péniblement à réunir une vingtaine de convives pour récompenser dignement le dénommé Modiano… et fêter comme il se doit l’événement.
Le lauréat arrive enfin. Il est très jeune (22 ans), très grand et très beau garçon, à l'allure de «gazelle égarée» paraît-il. La Place de l'étoile, son premier roman, a beaucoup plu au jury avec son style si particulier, mêlé d’insolences et de réminiscences, sa connaissance de l'Occupation.
Tout ceci n’est pas sans ambiguïté, par exemple de la part d’un Paul Morand, l'ancien ambassadeur de Vichy, qui a aimé ce roman vite lu et sans doute mal compris, et félicite l’auteur pour ses « passages très culottés… sur le malheur juif. » Comme si certaines tirades antisémites de certains personnages reflétaient la pensée de l’auteur ! Il semble que seul le notaire ait saisi toute la dénonciation du roman qui se dégage de la peinture de l’Occupation.
Pauline Dreyfus raconte avec une verve ironique, de l'aube à la nuit tombée, cette journée très particulière où l'hôtel Meurice est le théâtre d’une confrontation entre l'Occupation et la Révolution, avec un personnel tiré à quatre épingles qui prend le pouvoir, met le directeur aux arrêts, mais continue de servir les quelques clients excentriques et richissimes, douillettement installés dans leurs suites avec leurs animaux préférés.
Le style nerveux et caustique de "Le Déjeuner des barricades" sert bien la critique de toute cette clique en quête d’honneurs et de bons gueuletons, vieilles badernes littéraires et jeunes ministres, militaires vautrés dans la défaite et mécènes incultes, profiteurs et faux évolutionnaires. Sur le fond, il brosse, derrière la petite musique des mots de Modiano, un portait au vitriol des élites qui, comme le soulignait Churchill, auront par leur impéritie, « la guerre et le déshonneur. »
Notes et références
[1] Le Meurisse fut le siège de la Kommandantur et le logement de fonction du général von Choltitz.
[2] Le prix Roger-Nimier a été fondé en souvenir de l'écrivain par ses amis, pour la plupart de droite comme Paul Morand, Jacques Chardonne, Marcel Jouhandeau, Antoine Blondin.
[3] Comme dans cet extrait : « Les désistements se sont accumulés (...). Bernard Frank a fait savoir qu'il est à Saint-Tropez où il achève un manuscrit et que de toute façon, il en a assez d'entendre parler de cet étudiant au nom de machine à laver. Paul Morand n'est pas sûr d'arriver à temps de Vevey, où l'air est plus pur et les étudiants moins bruyants qu'à Paris. »
Voir aussi
* Céline, Morand, Drieu, Rebatet... le retour des écrivains collabos ?
<< Christian Broussas – P. Dreyfus - 25/07/2018 © • cjb • © >
Référence : Pauline Dreyfus, "Le déjeuner des barricades", éditions Grasset, 234 pages, août 2017
« La France est paralysée, Paris en insurrection, mais la vie littéraire continue comme si de rien n'était. » Bernard Pivot
Pauline Dreyfus revient en pleine forme avec cette satire cruelle d'un déjeuner organisé par la milliardaire Florence Gould, trois rangs de perles et percluse d'embonpoint, à l'hôtel Meurice en mai 68. [1] Du beau linge réuni dans cet hôtel pour décerner le prix Roger Nimier [2] à un jeune écrivain qui paraît-il possède beaucoup de talent mais est encore peu connu, un nommé Patrick Modiano, pour son roman "La place de l'étoile".
Son roman est de la même veine que le précédent, avec son style mordant, ses descriptions acerbes d'un petit monde hypocrite et infatué. Un miroir de cet aréopage d’intellos formant le jury, qui apparemment ne se sont pas reconnus dans les personnages de Modiano.
À moins que l’un d’eux ait le sens de l’auto dérision…
Son roman Ce sont des choses qui arrivent Dali au balcon du Meurice
Faites vos jeux, rien ne va plus
À l’hôtel Meurice, on est dans l’entre-soi, pour gueuletonner et décerner un de ces nombreux prix littéraires dont seul le cénacle de la littérature a le secret. Seulement voilà, l’époque a d’autres choses en tête. Quelle idée aussi d’être à ce point là à contre temps dans ce joli mois de mai où dans la rue, on fait ce qu’il nous plaît.
Nous voilà ainsi plongés dans le cadre d’un hôtel chic de la rue de Rivoli où rien ne se passe comme prévu : le personnel du palace parisien s'est en effet converti à l'autogestion, virant pour l’instant son directeur et se demandant s’il est bien raisonnable de laisser comme d’habitude la milliardaire Florence Gould organiser son dîner avec quelques sommités littéraires médiatiques pour remettre son prix comme si de rien n’était. Mais Florence Gould a plus d’un tour dans son sac et beaucoup d’argent pour acheter les consciences.
Eh oui, la chienlit de mai 68 va aussi s’immiscer dans l’univers douillet de ces critiques et littérateurs pour perturber ce charmant déjeuner "au bon temps des barricades". Mon dieu, que de tracas, comment par exemple se procurer des belons en ce mois de mai ; que de soucis… et tous ces gens qui se décommandent au dernier moment, les traîtres, les pleutres, pour se barricader tranquillement chez eux ! [3]
Peu importe, Madame peut quand même être servie et le déjeuner peut commencer. En ce 22 mai 1968, c'est un petit miracle.
Mais la normalité n’est pas de mise alors et il en faut peu pour qu’une scène bascule dans le burlesque ou l’absurde. Dans ce palace dont l'emblème est un lévrier couronné, l'ocelot de Dalí va dévorer tout cru le pékinois de madame Gould et le directeur révoqué va se transformer en dame-vestiaire !
Remise du prix à Patrick Modiano Une vue de l’hôtel Meurisse
Un roman pris au premier degré par d'anciens collabos
On bouche les trous comme on peut, réquisitionnant un Dali, le milliardaire américain Paul Getty de passage dans l'hôtel ou un client anonyme qui se révélera être maître Aristide Aubuisson, notaire honoraire à Montargis, monté "faire la bringue" à Paris, un homme gravement malade s’offrant ce dernier luxe. Enfin, on parvient péniblement à réunir une vingtaine de convives pour récompenser dignement le dénommé Modiano… et fêter comme il se doit l’événement.
Le lauréat arrive enfin. Il est très jeune (22 ans), très grand et très beau garçon, à l'allure de «gazelle égarée» paraît-il. La Place de l'étoile, son premier roman, a beaucoup plu au jury avec son style si particulier, mêlé d’insolences et de réminiscences, sa connaissance de l'Occupation.
Tout ceci n’est pas sans ambiguïté, par exemple de la part d’un Paul Morand, l'ancien ambassadeur de Vichy, qui a aimé ce roman vite lu et sans doute mal compris, et félicite l’auteur pour ses « passages très culottés… sur le malheur juif. » Comme si certaines tirades antisémites de certains personnages reflétaient la pensée de l’auteur ! Il semble que seul le notaire ait saisi toute la dénonciation du roman qui se dégage de la peinture de l’Occupation.
Pauline Dreyfus raconte avec une verve ironique, de l'aube à la nuit tombée, cette journée très particulière où l'hôtel Meurice est le théâtre d’une confrontation entre l'Occupation et la Révolution, avec un personnel tiré à quatre épingles qui prend le pouvoir, met le directeur aux arrêts, mais continue de servir les quelques clients excentriques et richissimes, douillettement installés dans leurs suites avec leurs animaux préférés.
Le style nerveux et caustique de "Le Déjeuner des barricades" sert bien la critique de toute cette clique en quête d’honneurs et de bons gueuletons, vieilles badernes littéraires et jeunes ministres, militaires vautrés dans la défaite et mécènes incultes, profiteurs et faux évolutionnaires. Sur le fond, il brosse, derrière la petite musique des mots de Modiano, un portait au vitriol des élites qui, comme le soulignait Churchill, auront par leur impéritie, « la guerre et le déshonneur. »
Notes et références
[1] Le Meurisse fut le siège de la Kommandantur et le logement de fonction du général von Choltitz.
[2] Le prix Roger-Nimier a été fondé en souvenir de l'écrivain par ses amis, pour la plupart de droite comme Paul Morand, Jacques Chardonne, Marcel Jouhandeau, Antoine Blondin.
[3] Comme dans cet extrait : « Les désistements se sont accumulés (...). Bernard Frank a fait savoir qu'il est à Saint-Tropez où il achève un manuscrit et que de toute façon, il en a assez d'entendre parler de cet étudiant au nom de machine à laver. Paul Morand n'est pas sûr d'arriver à temps de Vevey, où l'air est plus pur et les étudiants moins bruyants qu'à Paris. »
Voir aussi
* Céline, Morand, Drieu, Rebatet... le retour des écrivains collabos ?
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